Du territoire au réseau

Chaque individu a une aire de familiarité dont la taille dépend de ses activités quotidiennes. Dans cette zone, il peut satisfaire ses besoins relationnels et “ fonctionnels ”. Pour les individus qui ont les moyens de se déplacer en mode mécanisé, cette aire est vaste et peut comprendre une grande partie de l’agglomération, mais certainement pas toute car certains quartiers n’ont aucun attrait que ce soit parce qu’ils n’ont aucun intérêt réel pour l’individu ou parce qu’il les rejette pour des raisons sociales (quartiers trop pauvres, trop mal famés). Pour les citadins les plus pauvres, les frontières du quartier qui déterminent à peu près celles des zones accessibles à pied deviennent vite celle de cette aire de familiarité (Frémont, 1982). De plus, la définition de cet espace est liée à celle de l’identité de l’individu qui, en ‘“ marquant son territoire ”’, concrétise ses rapports avec autrui et alimente ses propres représentations. La notion de territoire est donc directement liée à celles de relations “ existentielles ”. Or, la ‘“ déterritorialisation’ ” est l’éclatement même de l’unité sociale basée sur la proximité spatiale et la dispersion vers d’autres appartenances aux contours plus flous. L’individu se déplace alors sur un ensemble d’espaces (économiques, culturels ou sociaux par exemple) qui ne concordent plus (Sénécal, 1992). Même éclaté, le territoire reste de toutes les façons porteur d’identité : en dehors de cet espace, l’individu la perd, d’où les changements observés chez les migrants qui se retrouvent dans un espace où ils ne sont plus reliés aux autres et donc à eux-mêmes (Frémont, 1982). D’un côté nous avons donc le territoire construit à l’échelle du quartier, de l’autre le réseau ‘“ déterritorialisé’ ” à une échelle plus large.

Le premier - le territoire ou ‘“ l’espace territoire ”’ (Piolle, 1990) - se base sur un noyau fondamental d’ordre subjectif (affection ou habitude...) ou objectif (intérêts communs...). Peuvent s’y greffer d’autres liens, par exemple idéologiques ou historiques. Le territoire correspond, par les réseaux qui s’y superposent, à un mode de vie, à la création et à l’entretien d’un capital social (Fall, 1991). Dans son étude sur Dakar, Fall (Fall, 1991) indique que c’est la cohabitation, à savoir donc la durée de séjour, qui favorise la mise en place des “ réseaux de voisinage ”. Le territoire peut alors se rapprocher de ce que nous avons dit précédemment du “ quartier - village ”. Il peut être largement subi, du fait de contraintes économiques par exemple, ce qui fait de lui un lieu plus rêvé que réel. Mais il reste un espace physique et délimité autant qu’un espace imaginaire puisque qu’il sert de lien matériel identitaire traduisant des rapports culturels et de pouvoir (Tizon, 1996).

Le deuxième - le réseau ou ‘“ le territoire délocalisé ”’ (Piolle, 1990) - est le résultat de l’éclatement de lieux d’activités et d’une gestion différente du temps. “ Continuité et distance sont remises en cause par des usages créant des îlots reliés entre eux par des voies d’accès traversant, selon le “ modèle autoroutier ”, des secteurs vécus comme inaccessibles et dont on ignore presque tout ” (Piolle, 1990, p. 354). Dans ce cas, le lieu ne remet pas en cause l’activité qui est la motivation effective des déplacements. Au contraire du précédent, ce réseau est généralement caractéristique d’individus pouvant se libérer de contraintes sociales et techniques (Piolle, 1990), ceux qui, par exemple, ont accès aux modes motorisés. L’espace va être “ éclaté ” et les géographies individuelles vont se complexifier (Di Meo, 1987). C’est ce qu’observe Orfeuil (1994) en tant que résultat du développement de l’automobile en France. Sa vision en est très négative puisqu’il déplore la perte des territoires identitaires basés sur la proximité. La déterritorialisation aboutirait alors à une ségrégation plus forte des populations défavorisées et à un abandon d’espaces porteurs de sociabilité.

Evidemment, entre ces deux extrêmes, se décline un ensemble de comportements et de représentations qui sont le fait d’adaptations à des situations multiples (culturelles, sociales, familiales, économiques par exemple). Les stratégies (et/ou les tactiques) développées par les citadins combinent généralement l’accessibilité à certaines activités et à des groupes sociaux et permettent de superposer territoire et réseaux (Piolle, 1990). Ces exemples traduisent ainsi la complexité des relations hommes - espace tout en mettant en évidence le rôle prépondérant des contraintes individuelles et sociales. L’étude de ces relations peut alors se faire sous ces deux angles sachant que chacun ne représente qu’une vision partielle de la nature de ces relations.