I - 2 : Caractéristiques individuelles ou sociales ?

L’influence du “ social ” sur l’individu a donc des répercussions à la fois sur ses représentations et ses pratiques. Ainsi, l’approche phénoménologique des représentations et de la mobilité met en valeur les caractères intrinsèquement individuels de ces derniers : l’âge, le genre par exemple. Cependant ces caractéristiques ne sont pas indifférentes dans l’espace social des individus. Au contraire, elles déterminent des rôles qui conditionnent en partie les comportements et les représentations. Par exemple, si la mobilité quotidienne est avant tout un acte individuel, elle dépend des contraintes sociales et des rôles qui sont attribués à chaque citadin. ‘“ Les besoins sociaux se superposent aux besoins physiologiques élémentaires des individus ”’ (Hägerstrand, 1978). En fait, l’individu intègre un certain nombre de normes qui déterminent ses activités et leur localisation (et par incidence sa mobilité quotidienne). Ces normes peuvent être imposées par la position sociale des ménages et par les contraintes de l’environnement socio-économique. Elles peuvent être aussi intériorisées, reflétant ainsi l’existence de modèles de référence relatifs, par exemple, à la famille, au couple, au genre... (Andan et alii, 1988). Ainsi, chaque groupe social marque, par sa mobilité, ses territoires et ses réseaux (Dekkers, Tarrius, 1988) et les individus ‘“ se reconnaissent à eux-mêmes et aux autres ” ’(Coutras, 1993, p. 163). En outre, la mobilité est d’autant plus liée à des aspects sociaux qu’à tout lieu connu, sont associées des valeurs (comme l’avait remarqué Ledrut) qui vont influencer sa fréquentation. Ainsi, parmi les trois critères identifiés par Frémont (1982), dont dépendent les destinations des déplacements des citadins, se trouve ‘“ la correspondance de chaque site avec une image sociale ”. ’

Les représentations spatiales sont également en partie des représentations sociales puisqu’elles sont communicables. Le processus strictement individuel intervient lors de l’acquisition et du stockage en mémoire des informations. Après, parce qu’elles prennent ‘“ une forme symbolique et une signification pour un autre que soi ”’ (Bachimon, 1997, p. 22), elles quittent la sphère personnelle. Bien sûr il ne faut pas nier pour autant la part de la personnalité et de l’originalité de l’individu, qui rend d’ailleurs parfois cette communication des représentations difficile (Bachimon, 1997). Lynch (1976) avait déjà évoqué l’existence d’une image collective enveloppant des images individuelles. Frémont (1982), en s’inspirant de Capel, justifie quant à lui l’existence des représentations sociales (ou collectives) par celle de distorsions entre monde réel et images de l’espace. Ces dernières seraient dues notamment à ‘“ l’insuffisance des instruments de connaissance’ ” ou ‘“ à une manipulation consciente par les groupes sociaux qui contrôlent et exercent la diffusion des images ”’ (Frémont, 1982, p. 21).

La théorie émergente actuellement et la plus largement utilisée 4 est celle d’Abric ([1], 1994). Ce dernier pense que les représentations collectives forment des cadres de pensée et que les réactions des individus, par exemple, à un plan de circulation constituent ‘“ des réajustements collectifs de connaissance et de jugement ” ’(Abric, Morin, 1990). Elle repose sur le fait que les représentations sont structurées à partir d’un noyau central qui organise, stabilise et unifie la représentation. Il est constitué de trois types de déterminants dépendant de la nature de l’objet représenté, de la relation sujet-objet et des valeurs et normes sociales de l’environnement. C’est la base commune de tout groupe puisqu’elle intègre tout un ensemble de normes et de valeurs sociales permettant la cohésion d’une société ou d’une de ses parties. Ce noyau central est relativement stable dans le temps, c’est-à-dire qu’il évolue de façon lente. Enfin, il est indépendant du contexte dans lequel évolue l’individu.

Au contraire, les représentations périphériques situées autour de ce noyau sont moins stables et plus malléables. Elles ont trois fonctions : concrétisation, régulation et défense par des filtres et des traitements de l’information. Elles permettent en fait à des individus partageant le même noyau central de représentations d’avoir des attitudes et des représentations différenciées en fonction des circonstances : elles seraient donc plus individualistes et contextualisées (Abric, [1], 1994). Ce sont elles qui permettent à l’individu de s’adapter à son environnement et de confronter ses points de vue (Bachimon, 1997). L’intérêt d’une telle théorie est de différencier deux types de représentations, les unes stables et sociales, les autres flottantes et individuelles. Cette approche sociale des représentations et pratiques spatiales est aussi illustrée par les positions de Di Méo qui suggère que ‘“ la capacité logique de connaissance et d’action des agents sociaux se construit en étroite liaison avec leur appartenance de classe et leur rattachement territorial. Double ancrage dont la combinaison définit, pour chacun, le lien socio-spatial ”’ (Di Méo, 1987, p. 572). Elle est aussi soutenue par Golledge (Golledge, Stimson, 1997) qui affirme que soumis au même stimulus, un large groupe d’individus en aura une représentation similaire du fait même des contraintes sociales.

Les représentations spatiales sont donc, entre autres, le reflet des relations du citadin avec la société de référence. Car ‘“ l’espace est une métaphore du système social’ ” 5 . Nous pourrons alors, en les étudiant, découvrir à la fois ces normes sociales de référence et les stratégies de l’individu par rapport à elles. Cette théorie a également pour conséquence qu’il existe, au sein de groupes d’individus, une homogénéité dans les représentations et dans les comportements.

En conclusion, au niveau de l’individu, les rapports hommes - espace tels qu’ils sont abordés dépendent de trois types de facteurs explicatifs. Le premier est relatif à l’environnement urbain : la forme des voies, des bâtiments et leur agencement conditionnent en partie les représentations et les usages de la ville. Nous retrouvons ici les théories de Lynch (1976) exposées ci-dessus. Le deuxième se rapporte à l’action de l’individu dans cet environnement, aux motivations implicites des citadins. Enfin, le troisième relève des caractéristiques individuelles qui déterminent des rôles sociaux. Il s’agit généralement de celles liées au cycle de vie, aux effets de génération, au genre et aux catégories socioprofessionnelles. C’est ce dernier type de déterminants que nous avons choisi ici d’étudier plus précisément. Car ‘“ reconnaître l’emprise de représentations sociales dans le champ des pratiques quotidiennes, c’est s’interroger en même temps sur ce que sont des groupes sociaux, comment on peut les caractériser et les différencier les uns des autres ”’ (Abric, Morin, 1990, p. 15).

Notes
4.

Voir par exemple les études sociologiques des représentations dans le colloque “ Représentation[s] ” organisée par la Maison des Sciences de l’Homme à Poitiers en mai 1999 (Actes à Paraître).

5.

Théorie de Moles reprise par Schwab (1998).