IV - Des pauvres captifs de leur quartier

La mobilité est influencée par les revenus individuels principalement du fait que l’accès aux modes motorisés est accru si les individus ne sont pas pauvres. De plus, notamment dans le cas des hommes, plus les revenus s’élèvent, plus le taux d’actifs est fort et donc plus la mobilité quotidienne est grande. Ainsi, par exemple, les hommes aisés réalisent 1,5 déplacement de plus par jour que les plus pauvres et ils sont pratiquement tous motorisés (tableau 4-9). Pour les femmes, ces résultats peuvent aussi s’illustrer par le fait que si 22 % des femmes pauvres ne se sont pas déplacées la veille, ce n’est le cas que de 4 % des femmes modestes.

  Mobilité urbaine quotidienne (depl/jour/ind.) Mobilité motorisée (depl/jour/ind.) Part de la mobilité motorisée sur mob. totale (en %)
Revenus bas 4,9 1,0 20
Revenus modestes 6,7 4,3 64
Revenus élevés 6,6 5,0 76

Du fait de l’importance de la mobilité pour motif travail - représentant plus de 50 % des déplacements chez les femmes à revenus modestes et 40 % chez les hommes à revenus modestes ou élevés, alors que ce taux ne dépasse pas 27 % pour les pauvres -, les horaires de déplacements eux-mêmes différent. Les individus modestes ou aisés se déplacent préférentiellement en heures de pointe (plus de 50 % des déplacements se situent dans ces tranches horaires) tandis que 70 % des déplacements des pauvres se font en heures creuses. Il faut ici remarquer qu’en moyenne, la sociabilité, qui concerne environ 1 déplacement par jour et par personne, ne motive pas plus de déplacements quotidiens chez les individus pauvres que chez les modestes ou les aisés. Sidikou (1980) donne une explication sociale à ce comportement : les plus pauvres dévaloriseraient le fait de rendre visite car ils ne veulent pas donner une image de parasites ou de mendiants. De fait, ils renonceraient à des relations inter-classes sociales. En fait, les individus aisés, s’ils ont une autre conception des relations sociales, ne leur donnent sans doute pas moins d’importance que les pauvres.

Si le travail reste un important motif de déplacement pour les individus non pauvres, c’est au détriment de la vie quotidienne et de la sociabilité. D’ailleurs, alors que nous avons observé que la religion était, pour les hommes, le principal composant des déplacements pour motif de vie quotidienne, cela est moins vrai lorsque les individus sont plus riches. Plus détachés, ils accordent plus de place à l’accompagnement (par exemple des enfants à l’école).

Ces différences dans la répartition par motifs de la mobilité ne s’expliquent pas complètement par un rejet de la religion de la part des aisés qui suscite encore 1 déplacement chez les revenus modestes ou aisés et 1,7 chez les pauvres. Il est plutôt le résultat de l’accès à la voiture qui permet d’autres activités. Car plus les individus sont aisés, plus l’usage de la voiture est généralisé (graphe 4-21), que ce soit pour les hommes comme pour les femmes. Chez les hommes modestes, l’usage de la moto peut remplacer à moindre coût celui du véhicule particulier. Il faut ici remarquer que l’usage de la voiture est différent chez les aisés, les modestes et les pauvres. En effet, plus les individus sont riches, plus leurs déplacements en voiture s’effectuent non accompagné, ce qui signifie que les pauvres “ partagent ” la voiture plus que les aisés qui en ont un usage plus exclusif. C’est ce qu’ont d’ailleurs déjà observé Diaz Olvera et alii ([2], 1998) sur Bamako et sur Ouagadougou où ils différenciaient, entre autres, la “ voiture banalisée ”, utilisée régulièrement par ceux qui ont les moyens d’en couvrir les dépenses inhérentes et la “ voiture - transport collectif ” qui sert plus rarement mais reste un outil de valorisation sociale pour son possesseur qui la montre, l’utilise, la partage.

La localisation des déplacements est elle-même fortement modifiée selon le niveau de revenu individuel. Les aisés, hommes comme femmes, se déplacent peu dans leur quartier d’habitation, ils se dirigent plus vers le centre et vers d’autres quartiers où ils travaillent par exemple. Ce sont aussi eux qui font le plus de déplacements secondaires. Plus de la moitié des déplacements des pauvres au contraire est interne au quartier : pour eux “ rallier son “ chez ” est un exercice long et pénible ou fort coûteux et aléatoire ” (Le Bris, 1987, p. 45). Mais ceci ne signifie pas que les plus aisés, s’ils habitent des quartiers dits “ de riches ”, ne fréquentent pas des personnes appartenant à la même classe sociale, les lieux de rencontre pouvant être les lieux de travail ou des bars par exemple. On peut rapprocher ce résultat des observations faites par Grafmeyer (1994) sur les “ beaux quartiers ”, même si le contexte socio-culturel est différent : “ Des milieux qui comptent parmi les mieux intégrés au monde urbain peuvent aussi fort bien jouer de leurs nombreux atouts pour se retrouver entre soi, tout en vivant loin de leur domicile une bonne partie de leur vie sociale, et tout en maîtrisant avec aisance les ressources et les compétences qui leur permettent par ailleurs un usage diversifié de la ville ” (Grafmeyer, 1994, p. 81).

Note : Il s’agit des modes de transport utilisés pour les déplacements de la veille, en semaine.

Par ailleurs, les déplacements internes au quartier d’habitation ne sont pas dans tous les cas motivés par les mêmes raisons : les femmes à revenus modestes s’y déplacent moins pour la vie quotidienne (sans doute envoient-elles leur personnel faire des achats), et beaucoup plus pour le travail. En effet, plus les individus sont riches, plus ils ont du personnel de maison. C’est le cas ainsi de 85 % des femmes aisées, de 63 % des femmes modestes et de moins d’un quart des femmes pauvres.

En ce qui concerne la fréquentation du centre-ville, c’est plutôt le type de fréquentation qui varie, et non les fréquences. Dans tous les cas plus des trois quarts des individus déclarent aller dans le centre. Mais le motif commercial ou relationnel est moins évoqué par les individus non pauvres qui indiquent, dans plus d’un tiers des cas, y adjoindre une raison professionnelle. Comme nous l’avons indiqué précédemment, c’est surtout vrai pour les femmes pour qui la richesse individuelle est directement liée à l’activité. Ces attitudes modifient aussi les horaires des déplacements radiaux (heures de pointe pour les revenus modestes ou élevés, heures creuses pour les pauvres). De plus, du fait des différences d’équipement des ménages, les pauvres y vont plus à pied ou en transport en commun, tandis que les autres utilisent la voiture ou la moto selon leur aisance.

Ce bilan montre que l’espace de pratique et de représentations des plus pauvres est le quartier d’habitation, et ce notamment pour les femmes largement inactives. Néanmoins quelques nuances restent à apporter à leur sujet. En effet, d’une part, le revenu du ménage est une donnée essentielle de la situation socio-économique des femmes, leur propre revenu ne révélant en fait que peu leurs conditions de vie : il est donc nécessaire de le prendre en compte dans cette étude. D’autre part, la différenciation entre emploi précarisé et non précarisé pour les hommes pauvres a son importance dans les stratégies que les individus s’autorisent à mettre en place, puisqu’un salaire régulier permet des économies et surtout des projets.