Les différences notées précédemment entre villageois et Niaméens sont encore plus marquées entre les hommes aisés, selon qu'ils ont ou non migré en Occident. A revenu égal, les stratégies d’insertion sont globalement très différentes, les migrants en Occident cherchant à couper concrètement les ponts avec des valeurs traditionnelles puisque ce n’est plus réellement grâce à elles qu’ils ont acquis leur statut social. En effet, le départ pour des pays occidentaux a été souvent possible à l’aide de bourses gouvernementales puisqu’à leur retour ces migrants sont généralement fonctionnaires. Leur position sociale est donc bâtie sur une reconnaissance étatique et officielle des études effectuées à l’étranger. Elle n’est donc pas reconnue “ traditionnellement ” ; le système ancien de clientélisme n’est pas reproduit. Or, tout individu a besoin, d’une manière ou d’une autre de reconnaissance sociale au sein de son groupe d’appartenance. Les stratégies des migrants en Occident vont donc passer par les schémas de référence qu’ils ont pu observer dans des sociétés modernes occidentales : le réseau de relations, comme les activités et l’habitat, devient sélectif et reflète en lui-même l’appartenance à la classe sociale. Car ‘“ [...] les acteurs sociaux appartenant à une couche privilégiée peuvent avoir tendance au cloisonnement et choisir dans leur propre milieu leurs époux, leurs voisins et leurs compagnons de loisirs ”’ (Hannerz, 1996, p. 317). En fait, tout passe par une distinction entre classes qui coupe les liens entre individus de niveaux sociaux différents et pose les bases de la ségrégation urbaine (Hannerz, 1996). En termes de représentations, cela fait référence à l’évaluation plutôt positive de leur quartier d’habitation et à une sensibilité accrue à la qualité de vie notamment matérielle. Leur mobilité permet d’identifier aussi un changement dans les modes de vie : l’accompagnement par les hommes est nettement plus important que pour les non migrants par exemple. De même, ils se déplacent plus en voiture, même dans leur quartier.
Il faut souligner que cette “ individualisation ” des migrants en Occident n’est pas comparable à l’autonomie individuelle occidentale. Par exemple, nous ne pouvons pas affirmer ici que les relations parentales et amicales de proximité ne sont plus du tout importantes pour ces individus puisqu’encore un tiers d’entre eux cite cette qualité comme faisant partie des trois caractéristiques les plus importantes pour un quartier. De même, les déplacements dans le quartier d’habitation constituent encore 22 % du total des déplacements soit 1,8 déplacements/jour/personne en moyenne, comme pour les non migrants car ‘“ l’individualisation est [...] généralement partielle, composite, ambiguë, souvent ambivalente, en un mot relative ”’ (Marie [2], 1997, p.106).
Au contraire, les non migrants s’appuient sur des réseaux traditionnels qui font qu’au milieu d’une population socialement disparate leur reconnaissance passe par des liens sociaux forts. La mixité des individus est à la base même de la structure de la société. D’ailleurs, 30 % de ceux n’habitant pas la zone riche disent que leur quartier est pauvre ou de type villageois contre 6 % des migrants en Occident de ces mêmes quartiers. Ils habitent de fait des quartiers moins riches, ils fréquentent plus leur quartier d’habitation, notamment pour des motifs liés à la sociabilité, et la religion prend une part plus importante dans leur mobilité. Néanmoins, ils n’habitent pas pour autant des quartiers - villages. Leur mobilité reste forte et peu centrée sur le quartier d’habitation. Si les hommes riches, non migrants, ne participent pas au développement de ce nouveau système de référence, c’est parce que, pour eux, il n’est pas encore pertinent et fonctionnel de façon optimale et qu’ils doivent alors composer entre l’individualisme et le holisme, entre autarcie et solidarité plus encore que les migrants en Occident, puisqu’ils sont liés non seulement culturellement mais aussi monétairement au système traditionnel.
Cette présentation “ sociale ” des rapports hommes - espace par les représentations et la mobilité quotidienne en fonction des parcours migratoires montre que l’espace “ physique ” est réellement le vecteur de positions sociales présumées : à une ‘“ diversité des modèles socioculturels se trouve associée, dans une assez large mesure, une disparité des modes de localisation qui contribue en retour à la conforter ”’ (Grafmeyer, 1994, p. 43). L’individu y projette ainsi son identité qu’il construit par rapport à sa société d’appartenance.
Cette traduction physique des différenciations sociales peut s’illustrer ici par le recours à des concepts occidentaux liés à l’observation de la “ déterritorialisation ” des territoires. Nous ne pouvons pas strictement parler de territoire pour les non migrants en Occident car ils centrent à peine plus leurs déplacements que les migrants sur leur quartier d’habitation (28 % de déplacements internes pour les premiers contre 22 % pour les derniers). Cependant, les migrants en Occident paraissent représenter parfaitement les usagers du “ réseau ” urbain. En effet, la différenciation spatiale qu’ils opèrent, basée, comme nous l’avons dit, sur une hiérarchisation socio-économique de leur société, les amène à effectuer un tri dans les lieux fréquentés et ainsi à dissocier leur “ espace ” en “ espaces ”. Si nous prenons pour exemple leur mobilité, cette dissociation est frappante. Aucune de leurs activités (nécessitant des déplacements) ne se déroule en priorité dans leur quartier d’habitation (tableau 5-8).
Motifs | Non migrants | Migrants |
Travail | 11 | 11 |
Sociabilité | 31 | 0 |
Vie quotidienne | 56 | 39 |
Travail - vie quotidienne | 5 | 29 |
Note : % donnés par rapport à la mobilité urbaine par motif |
En outre, la localisation de leurs activités n’est pas centrée sur un seul lieu (tableau 5-9), sans pour autant se disperser sur l’ensemble de la ville. Au contraire, les quartiers riches sont plutôt privilégiés ainsi que le centre (tableau 5-10) pour la sociabilité par exemple (sorties au cinéma ou dans des bars et des discothèques). Ni les périphéries loties et lointaines, ni le péricentre ne possèdent des pôles attracteurs qui justifieraient un de leurs déplacement.
Localisation Motifs | Internes | Habitat - quartier limitrophe | Habitat - centre | Habitat - autre quartier | Autre quartier - autre quartier | Total |
Travail | 11 | 17 | 23 | 38 | 11 | 100 |
Sociabilité | 17 | 0 | 33 | 33 | 17 | 100 |
Vie quotidienne | 39 | 13 | 6 | 19 | 23 | 100 |
Travail - vie quotidienne | 28 | 3 | 0 | 0 | 69 | 100 |
Note : % par motif des lieux de destinations des déplacements de la veille par rapport à la mobilité urbaine quotidienne totale. |
Destination Motifs | Centre | Péricentre | Périphérie lotie | Périphérie lointaine | Quartiers riches |
Travail | 16 | 0 | 12 | 3 | 24 |
Sociabilité | 28 | 0 | 0 | 8 | 12 |
Vie quotidienne | 7 | 0 | 4 | 9 | 46 |
Travail - vie quotidienne | 37 | 9 | 0 | 0 | 54 |
Note : % par motif des lieux de destinations des déplacements de la veille par rapport à la mobilité urbaine quotidienne totale (élimination des trajets retour au domicile). |
Dans le même temps, les activités des migrants en Occident et leurs localisations font ainsi l’objet d’un tri rendu possible par le statut économique : le réseau ainsi construit est de fait le reflet des représentations de leur position sociale via les modes de vie qui lui sont associés. En conséquence, si l’on compare les quartiers réputés riches et la localisation des déplacements de la veille (graphe 5-6), on peut observer que les quartiers riches, hors déplacements retour au domicile, concentrent à eux seuls plus d’un quart de la mobilité totale. Si l’on prend en compte le fait que près de 45 % des migrants en Occident habitent des quartiers réputés riches, on s’aperçoit de la sélection faite dans le choix de la localisation des activités.
Note : Les déplacements retour au domicile ne sont pas pris en compte.
Ce que montrent les migrants en Occident, c’est l’existence aussi du décalage qui existe entre les représentations individualistes et un contexte africain encore traditionnel. Revendiquant une position nouvelle, ils utilisent l’espace à leur disposition pour innover à la fois en ce qui concerne leurs modes de vie et les lieux fréquentés. Ainsi, les quartiers dits riches sont des zones où les relations de voisinage traditionnelles ne sont plus développées, où les rues et les cours perdent leur caractère privé et ne sont plus des lieux de rencontre. Ces deux groupes, chacun à leur échelle, préfigurent peut-être ce que Marie ([1], 1997) appelle la “ crise de l’ordre communautaire ” issue d’une monétarisation accrue des relations sociales.
Que ce soit en termes de localisations de leur habitat, de représentations spatiales ou de mobilité quotidienne, ce travail a montré l’importance des parcours migratoires dans la structure des rapports hommes - espace. Les villageois et les Niaméens, les arrivants, les installés et les ancrés, les migrants en Occident et les non migrants, tous forment une population composite. C’est l’association de ces caractéristiques qui permet de mieux identifier la réelle complexité de ces relations, les parcours migratoires résultant des combinaisons entre les vécus temporels et spatiaux. Mais l’enquête-ménages ne nous permet pas de hiérarchiser leurs effets : diviser les groupes en fonction de plusieurs critères du parcours migratoire s’avère impossible vu leur taille et nous ne pouvons aller plus loin dans cette partie de l’analyse.
En revanche, la population ciblée des entretiens nous a permis de tenter une identification des importances relatives du lieu de naissance, de la durée de séjour et de la migration en Occident dans les rapports hommes - espace. Nous avons ainsi abouti à une typologie des enquêtés en fonction des trois critères, illustrant ainsi comment, pour des individus aux caractéristiques socio-économiques a priori équivalentes, ils peuvent influencer ces relations.