X - Parcours migratoires, connaissance spatiale et reconnaissance sociale

Au terme de ce chapitre, l’influence effective des parcours migratoires apparaît clairement. En effet, indépendamment des caractéristiques socio-économiques des individus, ils constituent un facteur discriminant des rapports hommes - espace urbain, en premier lieu parce qu’ils conditionnent d’autres caractéristiques socio-économiques et, en second lieu, parce que c’est en partie à partir de son vécu spatial que l’individu élabore et renouvelle ses référents. Car la multiplication des échanges entre le village, la capitale et l’Occident dynamise les transformations de la ville et dans la ville.

Malgré l’aspect réducteur des trois indicateurs des parcours migratoires choisis, le lieu de naissance, la durée de séjour et la migration en Occident, leurs liens avec les rapports hommes - espace urbain démontrent l’importance même des vécus individuels sur la connaissance spatiale et la reconnaissance sociale, et donc sur les modes de vie. Sur ce point, après neutralisation des effets des déterminants socio-économiques, le premier niveau de différenciation est la migration en Occident. En effet, les migrants en Occident sont en partie les porteurs d’une transformation des relations entre citadins. Schématiquement, ces évolutions se traduisent tout d’abord par l’introduction de normes sociales innovantes et donc de nouvelles données spatiales. Les migrants en Occident ayant réussi en sont les premiers vecteurs parce qu’ils ont effectué des études supérieures, parce qu’ils ont besoin de reconnaissance sociale autre que financière, et parce qu’ils prônent des classes sociales distinctes n’ayant plus de relations entre elles. Globalement, ils “ imaginent ” donc une autre ville où la séparation des classes sociales est concrétisée spatialement : les caractéristiques physiques du quartier d’habitation sont celles de son groupe d’appartenance, les lieux fréquentés sont eux-mêmes valorisés dans ce système de référence. Pour l’instant, il ne s’agit pas d’une transformation radicale de l’ensemble de la société niaméenne, mais plutôt d’un changement d’état d’esprit des classes dominantes qui rompent les systèmes traditionnels de relations sociales et qui refusent en partie les transferts économiques entre les pauvres et les plus riches. La crise économique favorise également ces nouvelles tendances puisque, dans le même temps, la monétarisation des échanges se généralise, l’argent se fait rare et il devient un bien enviable en lui-même (Marie [1], 1997). Cette rupture est bien sûr amoindrie par les concessions multiples que ces individus doivent faire avec la tradition.

Car être un “ migrant en Occident ” n’est pas une condition suffisante pour vouloir ces changements. Ainsi, des différences à l’intérieur de ce groupe sont observables, parce qu’ils n’ont pas tous réussi, parce qu’ils ne connaissent pas tous la ville de la même façon. Une distinction des migrants cadres supérieurs en fonction de leur durée de séjour le montre en partie. Mais le problème des faibles effectifs ne permet pas d’effectuer une séparation en fonction du lieu de naissance et de la durée de séjour pour les non cadres supérieurs, que ce soit dans les entretiens ou dans l’enquête-ménages. En revanche les cartes mentales réalisées par une partie de cette population permettent d’observer quelques tendances à ce propos 29 . Ainsi, l’analyse distingue deux types de cartes mentales de la ville :

De même, l’étude des cartes mentales des quartiers d’habitation montre deux types de dessins :

Au sein des non migrants, une distinction a pu être faite en fonction du lieu de naissance puis de la durée de séjour. Tout d’abord, les jeunes Niaméens favorisés se rapprochent des migrants en Occident puisque, eux aussi, ont été plus loin dans leur scolarité. De plus, ils représentent peut-être la première génération de véritables citadins, ils n’ont pas connu le village de Niamey et sont nés pendant l’extension de la ville. Enfin, ils ont été sans doute plus sensibles aux images de la ville occidentale colportées par la télévision ou d’autres médias. En revanche, les villageois, les nouveaux arrivants, qui ont plus de difficultés financières ou qui sont plus isolés socialement en ville, expriment un malaise qui ne peut s’atténuer qu’avec le développement des réseaux de connaissance. Mais s’y ajoutent également les déceptions par rapport à un manque de reconnaissance sociale, obligeant les individus à des concessions par rapport aux processus d’intégration traditionnels. Par ailleurs, nous avons constaté certains immobilismes ou d’autres formes de repli de la part de ceux qui viennent notamment du milieu rural et qui ont du mal à s’adapter à la ville (financièrement et socialement), ainsi que de la part des Niaméens qui habitent depuis longtemps Niamey. Leurs représentations sont cristallisées sur leur passé, qu’il se situe en ville ou au village. Ils idéalisent ainsi des valeurs et des espaces anciens, par le pli de l’habitude mais aussi parce que tout leur processus d’intégration sociale est basé sur eux. Leur intérêt est de le reproduire puisqu’ils ont défini ainsi leur propre identité. L’espace de proximité est privilégié dans ce cadre, la ville est plutôt composée de lieux fonctionnels et ne constitue pas une réalité tangible dans sa globalité. Les vieux Niaméens la tronquent de ses nouveaux quartiers, les ruraux y voient plutôt un lieu de transition, espace temporaire qui “ ne compte pas ”.

Mais ces types de représentations et de pratiques urbaines caricaturent à l’extrême les multiples compositions quotidiennes que doit effectuer chaque individu, entre “ modernisme ” et “ traditionnalisme ”, les vécus étant souvent complexes et parfois paradoxaux. Les modes de vie reflètent ces combinaisons quotidiennes, par les activités pratiquées, les lieux fréquentés et les déplacements effectués par exemple. Néanmoins ils montrent la nécessité d’appréhender une ville en transition sociale sous formes de systèmes complexes. Des espaces physiques et sociaux s’y superposent et peuvent alors rentrer en conflit, chaque citadin étant à la recherche des meilleures façons d’y être connu et reconnu.

Notes
29.

Il a été recueilli en effet 10 cartes de la ville et 10 cartes du quartier d’habitation auprès des migrants en Occident lors de la seconde phase des entretiens. Leur faible nombre ne permet pas une analyse approfondie en fonction du parcours migratoire. Néanmoins, une identification des différents types de cartes a été possible et est présentée en annexe 9.