CONCLUSION

Au terme de cette recherche sur les liens entre parcours migratoires, représentations spatiales et espaces fréquentés, nous souhaitons revenir sur les problèmes rencontrés, les principaux résultats obtenus ainsi que sur leur éventuelle utilité en termes de politique urbaine ou de politique de transports.

Les limites ont trait à la complexité même de l’objet d’étude et aux méthodes d’analyse. En effet, le parti pris dès le départ d’une étude combinant plusieurs approches et un double recueil de données, à la fois quantitatif et qualitatif, a impliqué des limites en termes d’échantillons d’individus et d’évaluation des espaces fréquentés et représentés.

Les déterminants socio-économiques généraux (le genre, l’âge et les niveaux de revenus) ont une importance primordiale sur les rapports hommes - espace urbain. Il était donc indispensable d’analyser leurs effets avant d’étudier l’influence des parcours migratoires, ce qui a entraîné la diminution de la taille des groupes d’individus. Nous n’avons ainsi pas pu prendre en compte d’autres indicateurs du parcours comme les séjours en Afrique, dans d’autres villes nigériennes ou dans un village. Lors des premières analyses, ces déterminants du parcours se sont montrés moins importants que ceux choisis pour illustrer notre propos mais ils ont sans aucun doute un rôle à jouer. De plus, il n’a également pas été possible d’en réaliser une typologie spécifique sur les groupes de chefs de ménage et d’épouses alors que la chronologie des lieux habités était disponible, au moins après que les individus ont quitté leurs parents. Le faire aurait nécessité d’interroger un plus grand nombre d’individus, ce qui s’avérait difficile vu les contraintes liées aux moyens humains et financiers. Cependant, les multiples analyses statistiques effectuées, associées à des observations comparables à celles obtenues par différents chercheurs comme A. Marie ou P. Gervais-Lambony, montrent la solidité des résultats avancés.

De plus, l’enquête-ménages a été réalisée dans le cadre d’une recherche plus large sur les habitudes et les modes de vie des Niaméens. Nous avons donc été limités quant aux recueils de données sur les parcours migratoires, que ce soit en termes d’exhaustivité (ils ont été tronqués puisqu’ils ne sont recueillis qu’après le départ de chez les parents) ou en termes de fiabilité. Ce dernier point aurait pu être amélioré en ajoutant l’indication de quelques éléments caractéristiques d’étapes de vie, comme les dates des mariages ou de la naissance du premier enfant par exemple. La comparaison des parcours migratoires des hommes et de leurs épouses éventuelles a en effet dévoilé des problèmes de compatibilité entre les deux informations et de tels compléments auraient sans doute permis de vérifier l’exactitude des parcours décrits.

En termes de méthodes, le recueil quantitatif implique également certaines limites. Les méthodes classiques par notation ou classement de critères ne sont pas applicables sur les populations majoritairement analphabètes. Il n’a ainsi pas été possible de demander aux Niaméens d’ordonner les qualités importantes d’un quartier d’habitation. En outre, concernant la représentation socio-économique des différents quartiers, le questionnaire de l’enquête a permis d’obtenir une image moyenne de la ville en fonction des critères décrits et il a été possible d’étudier les variations des représentations des différents groupes autour de cette moyenne. Cependant, les données ne permettent pas vraiment d’obtenir des représentations de la ville pour chacun d’entre eux. Enfin, le recueil de la mobilité de la veille ne permet de relever que les lieux fréquentés un jour, sans savoir s’il s’agit de lieux habituels ou ponctuellement pratiqués. Une hypothèse initiale à ce sujet supposait que la population interrogée était suffisamment importante pour diminuer ce biais et pour postuler la mise en évidence de lieux habituellement fréquentés. En complément, on aurait pu demander, lors de l’enquête-ménages, quels sont les quartiers (ou les lieux) où les citadins pratiquent leurs loisirs, vont aux marchés, voient leurs amis...

Dernier choix méthodologique imposant des limites, l’essai de révélation de représentations spatiales par un double recueil quantitatif (par l’enquête-ménages) et qualitatif (par les entretiens), bien qu’il permette d’obtenir des résultats intéressants, a eu quelques inconvénients. La confrontation de deux types de données a révélé ainsi certaines contradictions. Par exemple, l’indice de satisfaction sur le quartier d’habitation calculé à partir de l’enquête-ménages s’est avéré trop élevé par rapport aux critiques exprimées lors des entretiens. Dans l’enquête, les individus ont peut-être eu tendance à rationaliser leur choix alors que les discours font apparaître des jugements d’ordre affectif peu décelables par des méthodes quantitatives.

Non seulement ces limites ne remettent pas en cause la fiabilité des résultats, mais certaines d’entre elles peuvent être dépassées en traitant quelques questions de l’enquête-ménages non encore abordées. En effet, en ce qui concerne la mobilité quotidienne, des indications sur les réseaux de sociabilité étaient disponibles mais nous ne les avons pas encore exploitées. Nous avons également choisi de n’étudier les déplacements de la veille que s’ils se déroulaient en jours ouvrables, au détriment de ceux effectués en week-end dont l’analyse permettrait sans doute de mettre en évidence d’autres types de déplacements de sociabilité. D’autres thèmes de l’enquête-ménages n’ont pas été traités. Il s’agit par exemple de ceux relatifs à la parenté des femmes avec leurs époux, aux costumes portés..., qui donneraient d’autres indices sur les modes de vie. Il faudrait également s’attacher aux représentations et aux pratiques spatiales d’autres membres du ménage, notamment les enfants. Certains rapprochements aident à reconstituer en partie leurs parcours migratoires, en comparant leur âge avec les lieux habités par leurs parents au moment de leur naissance et leur date d’arrivée en ville. Cette analyse permettrait de reconnaître en conséquence la transmission de normes sociales et les transformations qu’elles peuvent subir chez des individus plus jeunes. Elle serait particulièrement intéressante dans le cas d’enfants ayant des parents villageois mais étant nés en ville.

De fait, cette recherche sur les relations hommes - espace urbain a apporté des éléments non seulement sur leurs structures mais également, d’un point de vue plus général, sur les relations entre les citadins et la société. Elle confirme l’intérêt de l’analyse simultanée des parcours migratoires, des représentations et des pratiques spatiales. Ainsi, nous avons pu mettre en évidence l’existence de deux types de systèmes de représentations et d’une série de comportements associés. Dans chacun de ces systèmes, les individus tentent de mettre en correspondance leurs discours et leurs pratiques spatiales, ce qui explique que : ‘“ [...] toute étude des représentations doit prendre en compte ses deux formes majeures d’actualisation : les discours et les actes ”’ (Abric, [3], 1996, p. 229). C’est grâce à la cohérence de l’ensemble qu’ils construisent leur identité en valorisant de fait leur système de référence au détriment d’autres formes de représentations.

Le premier système est relatif aux normes et aux valeurs communautaires traditionnelles qui peuvent être illustrées par l’exemple des villageois étudiés ici. Généralement, ces individus se réfèrent tous aux mêmes normes sociales et ils aspirent à la même reconnaissance dans le groupe dans lequel ils évoluent et auquel ils pensent appartenir. Mais les contraintes environnementales ou économiques auxquelles ils sont soumis peuvent les amener à adapter leurs représentations et leurs pratiques spatiales à ce contexte. De fait, des individus ne pouvant pas s’insérer dans un système traditionnel de relations basé sur la dette, parce qu’ils sont trop pauvres par exemple, vont rejeter leur milieu, le jugeant inhospitalier, et se replier sur leur habitation. C’est l’attitude contraire qu’adoptent les villageois qui ont réussi en se basant sur les mêmes exigences : la ville et notamment le quartier d’habitation vont être valorisés et donc fréquentés activement. En fait, pour les premiers, il y a eu adaptation progressive des représentations sans que le système de référence ne soit affecté. Pour les seconds, elles ont été conservées puisqu’elles étaient compatibles avec les contraintes matérielles existantes.

Le second système de représentations fait apparaître en revanche de nouvelles normes issues de problèmes de reconnaissance sociale particuliers à un groupe spécifique d’individus : les migrants en Occident arrivants qui ont réussi et deviennent plus individualistes. Ils ne peuvent ou ne veulent pas s’appuyer sur la solidarité traditionnelle qui ne reconnaît pas leurs diplômes de façon suffisamment valorisante. Leur ambition est toute autre et leurs référents sociaux s’en trouvent modifiés. En conséquence, ces individus innovent dans le sens où ils essaient de “ modifier des idées reçues, des attitudes traditionnelles, d’anciens modes de pensée ou de comportement ” (Doms, Moscovici, 1992). Ils utilisent des critères occidentaux pour se représenter l’espace urbain, et les normes et valeurs sociales inhérentes modifient les rapports inter-groupes et inter-individuels. Par exemple, le principe de la dette est repoussé en faveur de l’établissement d’une séparation physique et relationnelle entre les migrants riches et les autres. Néanmoins, on a pu voir que plus leur retour de migration est ancien, plus ils adoptent une solution de compromis, certaines représentations et pratiques se rapprochant fortement d’un modèle “ occidental ” alors que leur sociabilité reste communautaire. Néanmoins l’étude étant synchronique, cette dernière affirmation reste une hypothèse. En effet, les migrants arrivant à Niamey peuvent ne pas évoluer comme leurs homologues habitant la ville depuis plus longtemps. Ils peuvent ne pas adapter leurs nouvelles références sociales et au contraire, par exemple, les cristalliser pour les conserver. Cependant, l’apparition de l’individualisme peut être rattachée à l’évolution, inexorable même si lente et progressive, de la société vers un modèle “ moderne ”. Cette transformation est d’ailleurs remarquée par Dumont (1983) dans son essai sur l’individualisme. Elle est liée en fait à l’extension du modèle occidental qui s’impose à l’ensemble des sociétés en tant que “ méta-culture ”. Son apparition à Niamey ne serait donc que le résultat de ce processus.

Dans tous les cas, l’espace sert d’outil à la réalisation des ambitions sociales. La proximité spatiale est nécessaire aux premiers, tandis que les seconds sont favorables à une séparation physique des classes sociales. Or le temps, l’espace et la société sont intimement liés. Le temps est le vecteur des changements individuels et culturels. L’immobilisme, la stabilité, le dynamisme, le changement ne se définissent que sur une échelle temporelle. De plus, “ les représentations sociales s’inscrivent dans un processus historique lié à l’histoire du groupe ” (Abric, [3], 1994, p. 220), et sont associées à la mémoire collective transmise dans chaque milieu. Mais le temps a son importance également par la prise en compte des histoires individuelles qui, en termes de durées et de ruptures, modifient les normes et les comportements en rendant les anciennes attitudes non adéquates aux situations présentes. Les relations hommes - espace urbain sont liées sans nul doute à l’influence culturelle (sans doute mise en évidence à travers les lieux de naissance) ainsi qu’à celle des conduites passées admises d’ailleurs par Abric (Abric, [3], 1994). Mais elles sont liées plus encore à la confrontation de l’individu avec des situations nouvelles. Il se repositionne par rapport à ses attitudes précédentes, soit en les modifiant, soit en les renforçant, soit en les adaptant. De plus, même si les expériences décrites se produisent à l’âge adulte, elles peuvent avoir un ascendant important sur ses relations, plus que l’apprentissage de la socialisation auquel est soumis l’enfant, présumé souvent comme primordial (Cuche, 1996). On ne peut donc parler d’espaces sans parler de temps.

De même, espaces et sociétés sont indissociables, c’est pourquoi une lecture “ sociale ” des relations “ spatiales ” s’est révélée pertinente ici. Elle a en effet permis d’avoir une analyse multiple des résultats obtenus. Si nous nous étions contentés d’une entrée exclusivement spatiale, il n’aurait pas été possible de comprendre certaines articulations entre représentations et pratiques quotidiennes. Ces deux systèmes de représentations et les adaptations qui leur sont associées peuvent être d’ailleurs figurés en partie sous la forme de noyaux durs dont la théorie a été développée par Abric. Autour des noyaux, difficilement modifiables dans le temps, se construisent une série de comportements et de représentations périphériques utilisés par l’individu afin de s’adapter aux contextes dans lesquels il évolue. Même s’il faut rester prudent, cette analogie permet de comprendre la rigidité des systèmes face aux modifications de l’environnement des citadins, ainsi que les adaptations qu’ils y développent. L’approche spatiale a, quant à elle, l’avantage de ne pas limiter le social aux rôles effectivement attribués à chaque individu. Elle permet de rendre compte des interactions ville - individus - société. L’espace est en effet peu abordé dans les problématiques sur les représentations sociales, axées, par exemple, sur les représentations des maladies ou des corps de métiers. Or, il est l’intermédiaire direct entre l’homme et le monde qui l’entoure. Cette double approche se place donc à la frontière entre les études sur la mobilité urbaine quotidienne se rattachant aux modes de vie, celles des représentations spatiales et celles des représentations sociales développées par exemple par la psychosociologie.

Cette recherche constitue enfin une anticipation nécessaire à l’élaboration de politiques urbaines prenant en compte des phénomènes sociaux et leurs possibles évolutions. En effet, comprendre et prévoir les comportements permet de mettre en évidence des tensions latentes et des enjeux à venir pour des villes en pleine transformation. L’étude de la mobilité et des représentations révèle en effet non seulement un certain nombre de besoins de déplacements non satisfaits mais également une demande à venir qui devra aussi être prise en compte si les dirigeants veulent mettre en place une politique de transport “ durable ”. Car mettre en place un système adéquat de transport doit prendre en compte à la fois des contraintes financières et sociales, ces dernières étant mises en évidence par ce type d’études. De telles recherches ont d’ailleurs déjà été employées dans ce but précédemment. Il s’agit par exemple de l’étude sur les transports urbains à Ouagadougou réalisée par plusieurs organismes dont le Laboratoire d’Economie des Transports de Lyon. Elle a servi de base à l’élaboration d’une politique de transport urbain ayant pour but de régler des problèmes de circulation liés à la cohabitation des différents modes en ville (Bamas, 1998). En outre, cette recherche permet d’identifier des pratiques et des représentations émergentes qu’il convient ou non de renforcer, en encadrant et en facilitant des initiatives locales, telles que des arrangements avec les taxis collectifs (pour les pauvres) ou l’entretien de la voirie par les citadins (les migrants des quartiers riches ici par exemple).

Elle apparaît également comme l’une des dimensions nécessaires à une problématique plus générale s’intéressant à l’espace urbain en tant que terrain de confrontations sociales où les différentes parties face à face sont les acteurs politiques, les bailleurs de fond et les citadins. Les premiers ont à arbitrer entre des intérêts sociaux, financiers, personnels et doivent réagir aux différentes stratégies développées par les autres parties. De fait, sont confrontées des logiques “ populaires ” et des logiques “ étatiques ”, des “ stratégies de la domination et stratégies de ruse ” (Jaglin et alii, 1992). La mise en évidence de nouvelles représentations spatiales chez des populations riches, et donc ayant une forte influence sur les pouvoirs locaux, implique ici une modification certaine des politiques publiques menées, par exemple, sur l’urbanisme. Celles menées à Niamey sont en partie et succinctement décrites dans le chapitre 2. Néanmoins, une recherche complémentaire reste à effectuer afin de comprendre l’articulation entre les nouvelles formes de structures urbaines occidentalisées apparaissant à Niamey, créées de toute pièce, les représentations spatiales des citadins et les aménagements des différents secteurs de la ville. Elle constituerait donc l’occasion de compléter le présent travail en recontextualisant les analyses effectuées. En effet, une analyse institutionnelle portant sur les opérations de restructuration, d’assainissement et de lotissement mettrait en évidence les confrontations entre les résidents et les acteurs politiques en place. L’exemple de Kouara Kano est ici parlant. Il s’agit d’un nouveau quartier loti dont les parcelles ont été vendues chères. Elles étaient donc destinées à une population aisée à qui l’on voulait attribuer une partie spécifique de la ville. Cet aménagement symbolise la mise en œuvre d’actions visant particulièrement des populations aisées alors que d’autres quartiers de la ville n’ont pas encore été lotis (comme Foulani Kouara). Dans ce cas, l’action des politiques encouragent certaines représentations spatiales et inversement. D’autres recherches ont été effectuées sur ce thème dans des villes en Afrique de l’Ouest mais celle présentée ici reste originale sur Niamey. Cette thèse en constitue certainement une première étape.

En définitive, cette recherche montre également que les référents spatiaux et les normes sociales sont des notions dynamiques et des productions historiques, à la fois individuelles et collectives. Il serait donc ici intéressant de la poursuivre sur la même ville sur une plus longue période. Cet éventuel prolongement permettrait de vérifier si le développement de l’individualisme va toucher d’autres couches de la population où il pourrait alors être plus subi que choisi, ce qui n’est actuellement le cas que de façon très minoritaire. Cette recherche pourrait également être complétée par d’autres enquêtes effectuées dans des pays africains voisins, comme le Mali ou le Burkina Faso sur les mêmes thèmes. Elles répondraient peut-être aux questions relatives à la pertinence de l’étude d’une seule capitale en permettant la comparaison des différentes pratiques et représentations spatiales. Car les résultats mis en évidence dans cette thèse sur Niamey ne sont sans doute pas tous généralisables à l’ensemble des capitales ouest-africaines. Ils contribuent néanmoins à la compréhension des comportements urbains en mettant en évidence l’importance de la prise en compte des origines et du vécu des individus dans les quartiers.