Pourquoi cette démarche ?

Ecrire une thèse sur l’enseignement de la danse, c’est s’engager dans un acte de création.

Comme toute création, il semble incontournable de se questionner d’abord sur les intentions du sujet, sur ce qui nous lie à cette activité, sur nos motivations. Questionnement alimenté par des réflexions sur l’acte d’enseignement qui interrogent les rapports que l’enseignant entretient avec les savoirs : est-il possible d’envisager l’enseignement de la danse sans chercher à éclairer les liens serrés qui nous unissent à cet enseignement ?

Cette interpellation se nourrit de l’intuition, de la sensation profonde (qu’il faudra bien rationaliser) que nous n’enseignons bien que ce que nous sommes, c’est à dire une combinaison originale d’éléments culturels qui se sont stratifiés, mélangés au fil d’une histoire singulière, personnelle, ponctuée d’événements, de rencontres, de désirs plus ou moins assouvis. Et ne sommes nous pas “‘une organisation gravitaire, mélange complexe de paramètres phylogéniques, culturels et individuels. Il s’agit aussi bien de la trace du passage de la quadrupédie à la verticalité dans l’histoire de l’humanité, de l’évolution de la marche, que d’une histoire individuelle enserrée dans un environnement culturel’” 2 .

Une fillette sur un mur ... qui s’invente le monde ... pour échapper à l’angoisse de la maladie et de la mort. Par la danse, se métamorphoser, changer de peau, muer ! Accéder au rêve d’être autre, ailleurs ... Se déguiser, rire, l’inconséquence des mouvements partagés en rythme. La fête, moment d’harmonie, ne plus s’affronter, fluidité, tactilité et musicalité des relations ...

La danse peut être vécue comme un évanouissement, une suspension. Cette sensation, éprouvée depuis longtemps, nous la percevons encore avec les élèves, lorsque nous oublions tous le collège, subjugués que nous sommes par un moment de danse partagé. Danser c’est partir un instant, prendre de la distance, faire reculer les angoisses, entretenir un rapport positif avec la mort, se donner des chances de vies supplémentaires.

Ce besoin de liberté de mouvement et de distanciation s’exprime socialement à travers des rituels, des organisations festives. Des fêtes religieuses et laïques qui ponctuent le temps social, aux bals et au carnaval, nous mesurons les espaces et les lieux qui offrent la possibilité de se ressaisir du corps contraint. Aujourd’hui, les jeunes des banlieues bétonnées investissent les trottoirs et les rues comme l’ont toujours fait leurs ancêtres lorsqu’il s’agit de se retrouver une possible autre vie.

Une fillette sur un mur ... qui cherche l’ordre et la beauté .... pour se mettre à l’abri et attirer le regard admiratif sur elle. Après des cours de danse classique menés à la baguette devant le miroir, un déménagement. Plus de cours : le mur ... Il est la barre, il est l’espace aérien, le chemin déjà tracé, réinventé pour modéliser le corps, l’assouplir, lui donner des lignes pures. Il est le lieu où le maître et l’élève ne font qu’un, lieu des défis personnels pour vaincre les résistances musculaires et se donner le pouvoir de maîtriser chaque partie du corps.

Danser, “‘c’est fabriquer ce corps étranger, ce corps inventé par une composition et travaillant sous le nom fixé de danse, avec lequel je rencontre l’idéal’”3. Cet idéal de corps s’inscrit dans un contexte culturel : la danse occidentale et le ballet classique. L’esthétique académique s’est construit des codes et des lois en référence à une maîtrise rationnelle de l’univers. La verticalité et les techniques d’élévation qui en découlent, les organisations posturales en fonction d’une vision frontale privilégiant le rapport à la symétrie, sont autant de conventions qui ordonnent les corps et la pensée. Transformer son corps pour être regardé, regardé comme un corps parfait. “Le danseur devient un corps éloquent parlant au nom de ...”

Dans les pratiques de danses scolaires, les enseignants ne reconnaissent la valeur d’une danse que si elle est “propre”. Importance du mot : propre ! Ainsi, notre enseignement est concerné par un rapport au corps dégagé des parasites du corps quotidien, un corps déréalisé, épuré. Quel sens aujourd’hui prend l’idéal du corps dans notre enseignement ? Cet idéal est-il partagé par les nouvelles générations ? Comment favorisons-nous, dans nos pratiques enseignantes, le rapport personnalisé à l’idéal de soi par l’expérimentation, l’épreuve du mouvement dansé ?

Une fillette sur un mur... au centre du monde ... parce qu’elle prend le pouvoir que lui donne l’imagination, pouvoir de se construire “‘la conduite interprétative ... de faire parler les traces ... de favoriser l’esprit d’aventure’” 4.

Imaginer, c’est d’abord percevoir. Apprendre à percevoir avec tous ses sens, repérer les manques, l’indicible, l’invisible derrière le visible, Ne pas s’arrêter aux images premières, les reconstruire et les déconstruire à nouveau. Danser permet ce luxe étonnant que procure la pensée : mettre le monde en image ! Regarder les corps dansant, c’est éprouver en soi les images de la danse. Quels rapports entretenons nous avec les images de corps, avec les signes et symboles qui colorent les corps dansant ? Les mises en image de soi pour communiquer ont elles un sens pour créer du lien social ? Et plus largement, sommes-nous prêts à dépasser les images premières des corps qui s’exposent ?

Une fillette ... qui choisit de devenir enseignante ... comme maman ... qui lui a offert la possibilité de faire des danses, d’animer un groupe d’adolescents dans ce village perdu, pour échanger de la poésie, inventer des expressions nouvelles du corps et découvrir la création collective, échappant ainsi à l’isolement.

L’expérience précoce d’enseignement de la danse avec l’unique objectif de monter des spectacles nous fait découvrir des rapports aux autres, valorisant, qui motiveront le choix professionnel. Etre une référence tout en recherchant les implications de chacun dans l’acte de création provoque un plaisir d’être et d’exister inégalé. Observer les transformations des expressions de chacun, la complicité dans le mouvement et les émotions partagées stimulent le besoin de créer et de s’engager dans une activité qui privilégie le corps en mouvement et les relations sociales. Enfin, les grands courants socio-éducatifs qui ont promu la culture populaire nous ont largement influencé, ainsi que les nouvelles conceptions et promotions du corps. Enseigner l’éducation physique et la danse reposait sur trois enjeux jugés à l’époque fondamentaux : une communication directe et intime avec l’élève, un savoir-faire particulier de lecture de formes de corps et d’émotions, et enfin une construction de normes sociales et culturelles modifiant celles qui existaient de façon prévalentes à l’école, dans une recherche d’égalité des chances pour tous.

La musique devient de plus en plus forte et s’installe ... des garçons et des filles coiffés de casquettes rejoignent la fillette sur le mur en faisant des acrobaties ... mise en danger ... souffle suspendu ... corps désarticulés ... dynamique de la révolte ... bousculades ... la fillette se réfugie sur l’angle du mur ... Noir.

Notes
2.

GODARD. (H). “ Le geste et sa perception ”. in, La danse au XXème siècle. MARCEL et GINOT. Bordas.Paris. 1995. 226 p.

3.

LEGENDRE. (P). “La passion d’être un autre”. Seuil. Paris.1978. 30 p.

4.

DUBORGEL.(B). “Imaginaire et pédagogie”. Le sourire qui mord. Paris. 1983.