Partie I LE CADRE DE REFERENCE

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Il nous plaît d’imaginer des cheminements similaires entre un travail de recherche et une création chorégraphique. Il nous semble que ces deux expériences nous impliquent, avec les mêmes étapes de foisonnement d’idées et d’impressions; jusqu’au vertige qui nécessite de nouvelles opérations pour échafauder des équilibres insoupçonnés. Notre démarche semble à l’image d’un tracé, traverser des espaces et des temps singuliers, faits de circonvolutions, d’allers et retours spiralaires, laissant toujours des lieux inexplorés, à peine effleurés. Le processus personnel d’élaboration du sujet ne reflète pas une progression linéaire, il résulte de conflits permanents : l’obsession de ne pas perdre “le fil”, de résister à des forces attractives qui déstabilisent et embrouillent, ce fil qui se tend, oblige à des reculs, emprisonne, étire le corps-pensée sans jamais l’immobiliser. Notre avancée dans la recherche, telle une danse, nous incite à jalonner notre trajet d’empreintes évocatrices d’une réalité complexe, dont les liens entre elles expriment une personnalisation d’un rapport aux autres et au monde, liens construits à partir d’une subjectivité enracinée dans une époque et une culture.

La correspondance ressentie entre recherche et création clarifie notre mode de composition. L’idée du sujet comme l’idée chorégraphique, a son origine dans les sensations de mal être, de difficultés à construire des harmonies : harmonie du mouvement ; harmonie des relations entre les personnes ... Rétablir des cohérences, des équilibres dans les confusions et les vicissitudes de la vie. Nous n’avons jamais créé à partir de problèmes véritablement identifiés, mais toujours avec l’intuition et l’impression de “quelque chose-qui-ne-tourne-pas rond”, expression très imagée pour comprendre un mouvement qui se développe avec plus ou moins de bonheur dans l’espace. Une pirouette qui ne tourne pas rond et le corps subit la pesanteur ... C’est la chute !

La création d’une danse permet de trouver des explications. Le choix des matériaux pour élaborer la danse n’est cependant pas possible en amont de l’action. Il est donc nécessaire d’accepter des étapes d’improvisation où la rencontre avec des perceptions différentes incitent à des cheminements variés voire fascinants, qui peuvent détourner et se jouer des impressions premières. Ce processus continue aussi après le choix des matériaux. La composition d’une danse pose les problèmes de lisibilité et de communication. Là encore les va et vient entre les acquis et les découvertes sont permanents. Le jour même de la représentation, le contact avec le public apporte encore de nouveaux éléments à la compréhension du propos et offre des lectures singulières de la composition, qui échappent au créateur. L’échange des perceptions esthétiques fonde l’acte de création. Nous voulons dire que notre recherche semble suivre ce cheminement chaotique, jamais définitivement clarifié et dont l’avancée se caractérise par des interrogations permanentes. Des équilibres subitement trouvés provoquent de nouvelles instabilités. Le plaisir éprouvé provient aussi de ce goût pour la fluidité de la pensée comme celle du mouvement.

Nous avons choisi de questionner l’enseignement de la danse au collège et nous nous sommes heurtés très rapidement aux difficultés nées du croisement entre différents champs d’analyse. Comment rendre compte d’un acte aussi simple : (“‘La danse : à partir de cette activité élémentaire, familière aux enfants et aux fous, qui nous libère des fonctions ordinaires, nous procure l’heureuse illusion de n’entretenir que des rapports linguistiques avec le temps et l’espace, nous soumet tout entier aux décisions de notre corps, c’est à dire, nous libère d’un sens extérieur à lui’” 5) ?

Comment proposer la danse aux adolescents sans interroger d’emblée les rapports au corps, les constructions identitaires, les rapports sociaux, la danse et les arts, l’histoire et la culture ... Nous percevons que celui qui danse ne produit pas seulement du mouvement que les neurosciences ont étudié, ni du mouvement analysé par les psychologues (psycho-physiologie, psycho-développement, psychanalyse, psycho cognitive ...), ni du mouvement examiné par les sociologues, anthropologues, ni du mouvement décrit par les philosophes, mais bien de tous à la fois ! Notre recherche ne peut passer outre les différentes approches des corps dansant, et pourtant notre interpellation est très particulière : son enseignement dans le cadre scolaire. Un nouveau champ s’ouvre alors, celui de la didactique et du pédagogique.

Ou commencer ? Ou s’arrêter ? Comment ne pas se perdre et lutter contre le sentiment d’éparpillement et d’écrasement, en regard d’une interrogation jugée étriquée ?

Nous avons évolué avec plus ou moins de bonheur avec des auteurs qui au fil du temps sont devenus des gardes-fous de notre recherche, et des appuis favorisant notre compréhension. Leur nombre, et les différents champs scientifiques qu’ils croisent, laissent supposer une superficialité obligée. Nous l’avons finalement acceptée pour construire un propos que nous espérons cohérent et en partie expérimental.

Nous avons, par exemple, en suivant les anthropologues, pris le parti d’affirmer que la danse n’est pas seulement un objet culturel en soi, mais l’activité de personnes produisant de la culture. Danser est surtout un savoir d’expérience, une action qui fait croire au seul présent et qui mobilise et absorbe dans l’acte même, le patrimoine et sa transfiguration.

Nous avons préféré les approches psychologiques et sociologiques qui rendent compte du corps phénoménal : corps dont l’existence n’a de sens que par ses relations aux choses et plus généralement au monde. Corps en équilibres, toujours renouvelés, entre ses deux qualités intrinsèques de “voyant et de visible”, à la recherche de conformité et de différence.

Nous avons privilégié l’approche de l’esthétique au sens d’esthésie, perceptions sensorielles, sensuelles de l’environnement qui offre l’avantage d’envisager ainsi l’activité du sujet. Celle-ci s’approprie et repousse à la fois les valeurs esthétiques, par l’expérience sensible.

Nous avons défini les apprentissages comme autant de moyens que se procurent les hommes pour perpétuer une culture et pour l’édifier.

Nous avons enfin accordé de l’importance aux images mentales et aux émotions pour envisager l’activité cognitive.

Nous avons donc recueilli dans les différents champs des sciences humaines des éléments de compréhension, et procédé à un découpage-collage que nous espérons singulier pour expérimenter un modèle théorique, témoin d’une certaine réalité, complexe et mouvante.

‘“Ainsi s’élabore le faire de la danse : à travers mille résonnances éparses qu’un projet diffus peut faire “prendre” ça et là, sans limite et sans loi, comme autant de conglomérats de consciences et d’imaginaires” 6.’

Notre progression ressemble souvent à du vagabondage et à de l’errance, parfois à des avancées logiques et constructives. Ces deux aspects existent en permanence dans notre travail de recherche et incitent à des allers et retours dont nous voulons rendre compte dans notre explication du contexte et l’émergence de notre problématique. Les questions premières issues de la pratique professionnelle nous incitent à des lectures et des réflexions qui satisfont notre volonté de témoigner de ce que nous sommes : un empilement plus ou moins harmonieux de couches successives, de strates plus ou moins sédimentées constituant un assemblage culturel personnalisé.

Cette enlaçure s’organise grâce à trois questions originelles.

D’abord, qu’est ce que danser ? Puis la danse a t-elle un sens au collège ? Enfin qu’est ce qu’enseigner la danse ? Notre cheminement réflexif inscrit notre contexte dans un tracé en spirale passant par ces trois points identifiés d’où surgissent toujours de nouvelles questions.

Notes
5.

LOUPPE. (L). “Cunningham, maintenant et toujours”. in, Les années danse. Art-Press.Paris. 1988. 7 p.

6.

LOUPPE.(L). “Poétique de la danse contemporaine”. Contredanse. Bruxelles.1997.

41p .