L’atelier d’improvisation n°1

‘Il confronte le danseur à ses ressources personnelles, à sa capacité à les échanger.
Instant incontournable pour mettre à ce jour ce qui oriente et mobilise l’énergie créatrice, ce qui fait sens.’

Le danseur s’alimente dans l’improvisation de la réflexion du chorégraphe, tout comme le chercheur de celui de son directeur. Nous avons tenté de nous approprier la question du sens à donner à l’école, que Michel DEVELAY développe en montrant le contexte de crise qui entoure l’institution10. Les pratiques physiques artistiques font partie des nouveaux programmes d’enseignement de l’éducation physique. Ce choix peut sembler surprenant au vue des pratiques très marginales qu’elles inspirent. Nous pouvons interroger les intentions éducatives en regard de la place des arts aujourd’hui dans notre société. Quelles orientations nouvelles offrent les programmes ?

Cette première investigation nous libère d’une contextualisation quotidienne et nous incite à rechercher au delà de notre activisme ce qui construit nos croyances et nos intentions dès lors que nous enseignons.

Notre première conviction se fonde sur l’idée que danser est une activité spontanée de l’homme, accouplé à sa nature. Il est donc indispensable que l’homme puisse exercer cette capacité dès son plus jeune âge. Nous ressentons pleinement ce besoin vital de danse, ainsi que la liberté du choix du mouvement. Nous croyons que ce qui est primordial pour nous, l’est nécessairement pour les autres ! Nous imaginons possible le retour aux origines, au corps dépourvu de ses clichés sociaux. Cette croyance est mise à mal par l’improvisation : chassez le culturel, il revient au galop !

Les anthropologues de la danse parlent du “besoin élémentaire d’ordre et de rythme” qu’exprime la danse envisagée comme “un phénomène humain universel ... Néanmoins, chaque culture a sa configuration unique de caractéristiques de danses” 11. Il semble illusoire d’imaginer une danse a-culture. Tout acte de danse est d’abord acte d’un corps, siège véritable des significations d’une culture et “symptôme culturel”.

Il existe des danses pour se défouler, “s’éclater” disent les adolescents ; des danses pour être ensemble, se rencontrer grâce à des mouvements appris et codés qui facilitent l’accord gestuel dans le temps; des danses pour se donner à voir, pour divertir, communiquer des émotions esthétiques. En choisissant la danse artistique à partir de 1994, l’institution scolaire opère une distinction dans les pratiques culturelles. Plus facilement identifiable que dans les autres enseignements, la sélection culturelle réalisée indique les valeurs sous-jacentes. En effet, choisir les arts contre le divertissement c’est convenir que la danse porte des valeurs concernant l’esthétique et la maîtrise du corps, supérieures à celles qui favorisent une initiation à la rencontre de l’autre sexe. “Les contenus que transmet l’école ne sont pas en effet seulement des savoirs au sens strict. Ce sont aussi des contenus mythico-symboliques, des valeurs esthétiques, des attitudes morales et sociales, des référentiels de civilisation” 12.

Ainsi germe l’idée que l’Ecole est un lieu de transmission culturelle et que les disciplines d’enseignement sont porteuses d’éléments culturels qui ont du sens dans la société. Le couple, savoirs et culture, doit être exploré dans un tel contexte. “‘L’école a pour finalité de transmettre des savoirs ... Le mot savoir a une connotation plus large que celui de savoir scolaire. Le savoir s’orne d’une majuscule - le Savoir - assimilable à la culture.”’ 13

Pour éclairer la notion de culture nous reprenons la définition qu’en donne CAMILLERI. “‘La culture est l’ensemble plus ou moins lié de significations acquises les plus persistantes et les plus partagées que les membres d’un groupe, de par leur affiliation à ce groupe sont amenés à distribuer de façon prévalent sur les stimuli provenant de leur environnement et d’eux mêmes, induisant vis-à-vis de ces stimuli des attitudes, des représentations et des comportements communs valorisés dont ils tendent à assurer la reproduction par des voies non génétiques’ “14.

Il nous convient de considérer les faits culturels comme autant de codes et de structures que se donne un groupe pour vivre ensemble. La culture vivante qui engage dans l’instant les expériences humaines plus anciennes est bien celle qui fait l’objet de notre réflexion.

Nous avons conscience de développer une approche culturaliste des phénomènes éducatifs qui décrit l’éducation aux antipodes d’un “un îlot isolé”, mais fait au contraire “‘partie intégrante du vaste continent de la culture’” 15. Il semble alors nécessaire de comprendre ce qui se passe à l’Ecole, quelles ressources sont partagées, quels moyens ont les élèves de se les approprier, comment s’élaborent les significations, le sens donné aux choses. La pratique de la danse traduit des valeurs accordées au corps, d’autant moins vulnérables qu’elles sont incorporées. “‘Ce qui est appris par le corps, n’est pas quelque chose que l’on a comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est’” 16. Cette incorporation des savoirs dans le corps mobilise toute la personne et peut être vécue comme une violence physique. Nous sommes tous des corps “inculturés” inscrits dans le contexte culturel dans lequel nous sommes nés.

Le danseur artiste, par son travail sur le corps se soumet à un processus d’acculturation physique qui l’amène à se fabriquer un corps hors du quotidien. Les techniques qui modèlent le corps sont autant d’inscriptions et d’éléments de culture qui peuvent provoquer l’ostracisme. Elles peuvent cependant trouver des voies originales en établissant des significations culturelles nouvelles. Les métissages qui s’opèrent entre les styles de danse s’échappent des stéréotypes, et ouvrent la voie à des expressions nouvelles. Ce processus vivant de transformation possible du corps pose pour nous la question du sens des apprentissages à l’Ecole, des transmissions culturelles qui s’insinuent quotidiennement.

Si l’Ecole, ici le collège, est envisagé comme un lieu de compréhension et de transmission culturelle, la question de BRUNER est incontournable : qu’est ce qui vaut la peine d’être enseigné et qui permettra “‘aux enfants de se construire une version du monde dans lequel ils peuvent envisager une place pour eux mêmes ?”’ 17

Dans notre progression nous glissons furtivement de la notion de culture à celle de valeurs. Qu’est ce qui vaut la peine ? La valeur est définie comme une notion toute subjective qui réside non dans la chose elle même mais dans l’homme. Celui-ci, de manière consciente ou non, porte en lui des valeurs qui le font agir, choisir, décider. Ce sont les valeurs qui fondent la cohésion, l’équilibre des personnes comme des institutions. A l’Ecole, nous sommes confrontés aux valeurs éducatives qui accordent à tout individu le droit de connaître les codes de vie sociale et de développer ses ressources personnelles. L’organisation scolaire et les choix disciplinaires sont autant de symptômes culturels de la société. Dans les nouveaux programmes la résolution d’inciter à la pratique artistique fixe à l’éducation physique en général, de nouvelles valeurs. Celles qui concernent le corps et ses images, celles qui renvoient aux connaissances des codes sociaux définissant l’art.

Notre première prospection nous incite à transformer notre interrogation initiale. Nous la rappelons : qu’enseigne-t-on en danse au collège ?

Nous préférons dire maintenant : quelle transmission culturelle s’opère dans la pratique de la danse au collège ?

Une autre croyance selon laquelle l’institution scolaire promeut des savoirs décontextualisés donc universels, reste tenace dans notre comportement. Nous aimons affirmer que les expériences scolaires ne sont conséquentes que par leur visée de formation générale, qui favorisent la diversité des adaptations culturelles. Nous pataugeons allégrement dans l’universel en déclenchant des éclaboussures singulières !

Notre compréhension des intentions éducatives est le produit d’une histoire qui a intégré l’idée selon laquelle le choix des enseignements repose sur le statut d’excellence, de permanence et d’universalité. La sociologie du curriculum le rappelle : “‘L’école ne peut ignorer les aspects contextuels de la culture, mais elle doit toujours aussi s’efforcer de mettre l’accent sur ce qu’il y a de plus général, de plus constant, de plus incontournable, et par la même de moins culturel au sens sociologique du terme dans les manifestations de la culture humaine’” 18.

L’ analyse les fondements de l’activité humaine dans chaque sport met à jour ce qui traverse le temps et qui témoigne de leur essence. Bernard JEU l’exprime par deux notions : l’émotion et l’espace. Il décrit la danse comme une mise à l’épreuve de soi dans une recherche d’harmonie complète entre le corps et son environnement. La danse permet “d’accéder au domaine du merveilleux, de l’extraordinaire”, la maîtrise de soi est telle que “‘le corps se confond avec l’idée qu’il exprime ... L’espace n’est plus que corporel et le corps devient émotion’” 19. Cette approche universelle tente de rendre compte d’une pratique humaine qui traverse les siècles et renforce notre recherche de compréhension. Les hommes ont toujours dansé comme si dans cette acte de communication, les relations humaines pouvaient dépasser leurs contextes culturels localisés.

Aujourd’hui on parle de la danse comme une expérience fondatrice du corps, où les sensations éprouvées et la connaissance directe du monde par la mise en jeu tonique du corps sont uniques. L’expérience fondamentale de l’homme qui l’amène à se mettre en mouvement sans autre intention que de produire de l’effet sur lui même, ou sur quelqu’un semble faire partie de sa construction identitaire.

Dans cette recherche d’une danse universelle qui pourrait être la danse scolaire, nous sommes invectivés par Dominique DUPUY. Celui-ci s’insurge contre l’uniformisation des pratiques de danse à travers certaines techniques. Il affirme que la pluralité des cultures et leur avenir métissé est préférable à l’asservissement de certaines au profit de quelques unes. “‘La prétendue universalité” fait “des ravages’” 20 écrit-il, et la danse moderne, dans la lignée de la danse classique a tenté de construire des formes de mouvement universelles. En cela elles ont sclérosé les imaginaires et sont devenues des danses décoratives ou commémoratives. Aujourd’hui, toute forme universelle est remise en question et correspond à un monde en crise de valeurs. La diversité des pratiques de danse semble être une nouvelle manière d’envisager le futur.

Nous avons pendant des années envisagé une danse scolaire propédeutique aux danses. L’expression corporelle représentait une activité qui incitait les élèves à utiliser tous les registres d’expression. La liberté de mouvement était un principe fort et cohérent avec l’idée d’un corps naturel à retrouver, influencée en cela par les courants de danses libres du début du siècle. Puis, la danse contemporaine par ses expressions subversives et métissées, nous a paru être une pratique culturelle de référence pour l’Ecole. Elle incitait à la création, à l’expression personnalisée, tout en n’investissant pas de techniques corporelles précises. Les enseignants pouvaient se sentir libres d’utiliser un travail corporel global et éducatif, pour une motricité simple et authentique. Cette pseudo liberté se nourrissait de pratiques culturelles diversifiées. L’histoire de l’enseignement de la danse ainsi que les enquêtes que nous avons menées, montrent que seules les personnes que la profession appelle les expertes en danse, assumaient cet enseignement. Une culture artistique bien définie les caractérise : celle de la nouvelle danse des années 1980-90 qui envisage le corps et ses techniques d’expression de manière spécifique. Mireille ARGUEL interroge les différentes modélisations du corps et montre comment “un habitus spatio-temporel”21 se tisse en échappant à la conscience. Cette approche d’une intériorité, d’une intersensorialité élargie dans la communication corporelle, et d’une recherche d’utilisation de tous les bouts de corps pour le mouvement, est caractéristique d’une pratique culturelle référencée : la danse contemporaine. Nous voulons dire que ce qui nous paraissait être une danse reposant sur des donnés universelles du corps et du mouvement, reflète un rapport artistique et esthétique singulier avec l’environnement et s’insère dans l’histoire culturelle de la deuxième moitié du XXème siècle.

Parallèlement aux danses théâtrales, se développent des danses sociales qui occupent de plus en plus d’espace dans l’ expression quotidienne. Les danses de couple se spectacularisent en cherchant la virtuosité des pas et des portés, et en organisant des compétions. Dans les banlieues des grandes villes, les jeunes s’approprient la danse Hip hop, danse issue des quartiers défavorisés de New York qui interpelle les passants par une utilisation très contemporaine du corps. Cette forme allie énergie, prouesse physique, musicalité, individualisation et personnalisation des mouvements. Le courant musical “techno” propose à ses fans des rave-parties où la danse tient une place importante en proposant un investissement corporel particulier. Celle-ci s’exerce dans un espace où chacun est côte à côte, sans identification recherchée, dans un seul accord rythmique ressenti.

Ce patchwork original de danse n’occulte pas les danses plus anciennes, mais les inclue dans une représentation très diversifiée des pratiques dansées. Il nous renseigne sur notre vie sociale du moment, faite de micro sociétés où les individus se rencontrent ponctuellement, se retrouvent par le truchement d’identifications provisoires variées. Les corps et leurs apparences sont des valeurs de référence et permettent de renforcer le lien social. MAFFESOLLI 22 parle de “reliance”, baume d’une socialisation fondée pour cet auteur, sur des émotions à partager, qui accorde une grande place à l’esthétique, au sens de sensations à échanger.

Nous sommes imprégnés comme nos élèves par ces pratiques corporelles qui nous touchent de plus ou moins près. Et le doute surgit.

L’existence d’une danse qui posséderait plus de valeur que les autres, et qui pourrait être la Référence semble peu plausible. Certaines sont plus ludiques, d’autres plus sociales ; certaines encore recherchent une dimension plus artistique. Les valeurs attribuées aux différentes formes de danses doivent correspondre avec les valeurs éducatives. Est-ce uniquement les valeurs qui déterminent les choix scolaires ? Les danses véhiculent toutes des techniques corporelles plus ou moins élaborées. Est ce la sophistication des techniques qui peut servir de référence ? Les danseurs et les enseignants se nourrissent d’un ensemble de techniques qu’ils mêlent avec des valeurs intégrées à une vie personnelle. N’enseignent-ils pas un mélange singulier plutôt qu’une technique universelle répondant à des valeurs universelles ?

Nous retrouvons ici notre processus d’interrogation : qu’est ce qui se transmet culturellement au collège ? Nous pouvons plus précisément nous questionner sur les différents ingrédients dont est faite cette transmission.

A ce moment de l’atelier d’improvisation, il importe de faire le point sur les éléments nouveaux qui alimentent la danse ou la recherche.

S’agit-il d’espaces investis ? De relations à l’autre inattendues dans des duos en recherche d’harmonie ? De difficultés à dépasser des mouvements, “clichés”, qui reviennent comme une envie de confort gestuel ?

‘“On part de gestes simples, comme les grands pliés, sans pour autant imiter le classique. La lenteur nous guide, la répétition aussi. Ainsi ce geste repris à l’infini nous pose-t-il des problèmes complexes d’équilibre. On ne sait pas combien de temps cela peut durer...” 23.’

Nous voulons rendre compte d’une réalité d’enseignement de la danse au collège. Mais d’emblée, notre recherche pose la question du sens. Qu’est ce qui s’enseigne en danse et qui donne le sens des apprentissages à mener ?

Le sens donné par l’institution scolaire s’inspire directement de la culture dominante. Ce parti-pris nous incite à entreprendre autrement notre question : la danse est une activité culturelle, le collège, un espace de transmission et d’échanges culturels. Nous interrogeons donc cette communication qui laisse apparaître des valeurs organisatrices. Enfin, nous réalisons que la culture est en fait un mélange de cultures, et qu’il s’agit plutôt d’examiner des ingrédients culturels agencés de façon singulière par des individus vivant tous dans une même société.

Notre question devient donc la suivante à l’issue de ce premier temps d’extrapolation théorique. Quels sont les ingrédients culturels qui se transmettent dans le cadre de l’enseignement de la danse au collège ?

Notes
10.

DEVELAY. (M). “Donner du sens à l’école”. ESF. Paris. 1998.

11.

BOAS. cité par KAEPPLER.(A). “La danse selon une perspective anthropologique”. in, Nouvelles de danse. n° 34 et 35. Contre danse. Bruxelles. 1998. 26. et 28 p.

12.

FORQUIN. (J.C). “Ecole et culture” Editions Universitaires.Paris. 1989. 164 p.

13.

DEVELAY. op cit. 42 p.

14.

CAMILLERI. (C). “Anthropologie culturelle et éducation “. Delachaux et Nestlé. Paris. 1985. 13 p.

15.

BRUNER.( J). “L’éducation, entrée dans la culture”. Retz. Paris.1996. 26 p.

16.

BOURDIEU.(P). “Le sens pratique”. Editions de Minuit. Paris.1994. 123 p.

17.

BRUNER. op cit. 58 p.

18.

FORQUIN. op cit. 160 p.

19.

JEU. (B). “Le sport, l’émotion, l’espace”. Vigot. Paris.1977. 31 p.

20.

DUPUY.( D). “Autrepasser”. in, Nouvelles de danse. n° 34, 35. Contredanse. Bruxelles. 1998. 131 p.

21.

ARGUEL. (M). “Le corps au défi”. in, Danse le corps enjeu. Puf. Paris.1992. 204 p.

22.

MAFFESOLI.(M). “Au creux des apparences”. Biblio-essais. Paris.1993.

23.

BOUVIER-OBADIA. “L’éffraction du silence”. in, Mémoire vivante. op cit.10 p.