L’atelier d’improvisation n°2

‘L’atelier devient un lieu d’exploration, d’échange de matériaux au service de la création. Danser, une acculturation positive.’

La tâche de tout créateur est de découvrir derrière le visible des formes, l’invisible... Tâche sollicitant l’imaginaire et la perception des analogies.

Le chorégraphe est tenté d’expérimenter avec les danseurs, la recherche de ce qui existe dans le corps en amont de la technique. Certains parlent de pré-mouvement, sorte de disposition particulière du corps qui le prépare à communiquer avec tous ses sens et lui permet de personnaliser le mouvement.

Le chercheur a besoin de se confectionner des outils d’observation, écran protecteur d’une réalité mouvante, absorbante, afin de choisir un angle de vue. Il essaie d’échapper à l’évidence, aux lieux communs, en se créant lui même un modèle de référence. Celui-ci lui permet de regarder le corps maîtrisé du danseur qui objective une technicité élaborée avec distance.

Il est assez étonnant de remarquer que toutes les matières disciplinaires scolaires enseignent d’abord des techniques aux élèves. En mathématiques, en français, il s’agit d’utiliser des techniques de comptage ou d’écriture. Les techniques deviennent une fin en soi et occultent souvent l’intérêt de leur utilisation.

En éducation physique et sportive, les enseignants se querellent depuis toujours à propos de l’approche techniciste du mouvement, laissant entendre que la technique est une forme vide si elle n’est pas réorganisée par chaque corps à des fins bien définies. Paul GOIRAND “‘regrette que les solutions techniques en tant qu’outils savoir-faire, savoir faire faire, photographiés, emmagasinés dans leur aspect abstrait, dépouillés de motifs qui les ont fait naître, solutions orphelines des problèmes qu’elles sont censées résoudre, acte individuel ou collectif oublieux de l’investissement sous -jacent, s’imposent à l’observateur par leur aspect superficiel ... Il s’agit moins de réhabiliter la technique que de comprendre l’acte créateur complexe qui sous tend toute technique’” 24.

Dans notre recherche d’une pratique scolaire de la danse, nous avons essentiellement envisagé le mouvement à travers ses intentions expressives, afin d’échapper à sa technicisation. Celle-ci était avant tout composée de stéréotypes, plaquée sur des corps maladroits. Elle était le témoignage d’une danse décorative qui nous laissait désabusée dans ses effets. Les techniques d’adultes ne semblaient aucunement correspondre avec des corps et des intentions d’enfants. Existe-t-il une ou des techniques d’enfants ou d’adolescents dégagées des formes et des styles conventionnels ? Nous les avons recherchées pendant des années à travers des expériences multiples de création à différents niveaux en retrouvant, in fine, toujours les mêmes copies, aussi marginales soient elles, dans les techniques artistiques ... Les productions dansées dans le cadre de l’UNSS au collège sont le témoignage vivant et poignant de ces reproductions d’artistes influents ou médiatisés! ... Ah ! ... encore cette recherche naïve d’une culture échappant à un contrôle qui muselle trop les corps jeunes et leurs expressions !!

Nous avons peu à peu évolué vers une autre approche du mouvement dansé et de ses techniques, grâce à des travaux s’interrogeant sur leur développement. VIGARELLO 25 montre que derrière les pratiques physiques, s’inventent des rapports de l’individu avec son environnement naturel et social, des motricités particulières révélatrices de relations signifiantes entre les hommes. Nous posons un regard nouveau sur les techniques de danse si nous les observons comme autant de savoirs contextualisés répondant à des problématiques humaines claires. Ainsi la technique classique, se situe au coeur d’interrogations métaphysiques : comment vivre le corps entre ciel et terre, entre Dieu et diable, entre vie et mort, entre père et mère ? Nancy MIDOL26 analyse le passage des danses populaires païennes à la danse classique sous l’angle psychanalytique des interdits et des pouvoirs, et éclaire les significations symboliques de ces deux danses dont l’une célébrait la terre et l’autre le ciel. Les techniques répondent à des valeurs que la société tolère dans son évolution et qu’il est bon de révéler.

La danse moderne et les usages nouveaux du corps ont été entravés en France pendant trente cinq ans, démonstration s’il en est besoin que toute technique nouvelle n’est reconnue par une société que si elle est solidaire des sciences, de la technologie et des préoccupations sociales. Il nous importe alors d’apprendre à lire les techniques autrement que par leur aspect formel.

D’autres ressources à l’investigation théorique trouvent leurs origines dans les interrogations, à propos des corps dansants, et dans l’expression de la subjectivité qui organise les états de corps et produit des corporéités contextualisées. Un grand nombre de chercheurs ont produit depuis les années 1980 des réflexions constructives concernant le corps et sa danse. Ils se situent dans un courant de pensée plus large qui interroge le corps dans notre société. Le corps est le siège des interactions avec l’environnement, une structure émotionnelle et cognitive, un entrecroisement du senti et du sentant, du vu et voyant, notions clé de la phénoménologie. Il constitue une unité avec le monde dont il porte les traces culturelles et qu’il modifie par sa seule présence. Le corps n’est plus envisagé dans sa dichotomie, mais comme une réalité subjective, systémique et totalisante.

La danse est une expression de la corporéité particulière, car elle permet, comme d’autres pratiques (sport, théâtre), d’être dans une marge située de la vie sociale. Danser participe d’une dynamique culturelle de l’action humaine qui permet de “‘passer d’un état normal à un état non-normal, pouvant être appelé un état supérieur (hyper) plutôt qu’un état inférieur (hypo)’” 27. La danse a un statut spécifique et offre la possibilité, à ceux qui la pratiquent, de transgresser les règles de convenances sociales par l’exacerbation des expériences sensorielles et des manifestations expressives.

Nous devons être attentifs aux corporéités dansantes, et les considérer comme des structures vivantes faites d’attachements affectifs au monde, de mises en jeu sensorielles et d’élaborations cognitives. Cette intention construit une posture pédagogique qui prend en considération les attitudes corporelles des élèves comme autant d’élaborations culturelles complexes qui les impliquent totalement : si nous jouons à déformer une partie de corps, nous touchons à d’autres domaines que celui de l’anatomie.

Notre problématique progresse doucement. A la question, quels sont les ingrédients culturels transmis au collège dans la pratique de la danse, nous pouvons préciser que ces ingrédients sont ceux qui constituent la corporéité dansante : un corps en mouvement, sensible, social, réflexif et intentionnel. Cependant, la lecture reste encore problématique. Il apparaît incontournable de se demander comment nous regardons les élèves, sachant qu’il s’agit d’un sujet très sensible dans les collèges, où la façon de se regarder est la cause d’un grand nombre de conflits et de violence, entre élèves, entre enseignants et élèves.

Nous voyons nos élèves à travers nos valeurs et nos connaissances. Ainsi les enseignantes expertes en danse ne les regardent-elles pas de la même manière que les enseignants spécialistes d’autres activités sportives. Qu’est ce qui peut caractériser un regard ouvert sur des corps dansant ?

Les histoires des regards, décrites par DEBRAY28 et SAUVAGEOT 29 se recoupent. Elles montrent les relations qui existent entre les voirs et les savoirs d’une époque. Ces deux auteurs proposent trois périodes où les visions du monde sont différentes. Regard fusionnel et rapport de tactilité avec l’espace caractérisent la première période avant la Renaissance. Celle-ci va ensuite imposer, avec la découverte de la perspective, une mise à distance du monde. La modernité transforme les habitudes perceptives en définissant de nouvelles conventions : la multiplicité des points de vue, la morphologie dynamique, l’inachevé, l’instabilité, la transparence, les ambiguïtés des matières ... Ces trois approches visuelles du monde font partie de l’expérience humaine et nous les avons intégrées comme autant de ressources personnelles variées pour voir le monde.

Certaines danses nous subjuguent et nous envahissent au point de nous inciter à nous fondre en elles au moment de leur réception. Nous aimons dire alors que la danse est de l’ordre de l’indicible, une sorte de communion sensorielle.

D’autres danses nous maintiennent à distance et provoquent le goût des formes. Les intentions plastiques qui nous entraînent dans une compréhension inattendue des choses.

Enfin, certaines danses déstructurent notre perception, nous invitent à lâcher nos repères habituels, à réinventer la cohérence de la chorégraphie, nous engagent dans une aventure où les rôles de danseurs et de spectateurs sont moins clairement définis.

Nous sommes donc capable d’exercer des différents regards à tout moment, de faire vivre ces regards comme autant de perceptions qui rendent compte d’un savoir du corps expérimenté. Il nous incombe de favoriser une lecture ouverte aux différentes pratiques de la danse au collège.

Nous sommes tentés d’élaborer un modèle de lecture qui rendrait compte d’une transmission culturelle où les ingrédients culturels entre-mêlés ne seraient pas dénaturés, mais observés dans leurs agencements dynamiques.

Nous imaginons un modèle idéal qui reposerait sur ce qui fonde l’activité physique de l’homme et qui nous permettrait à la fois de vivre et d’observer des pratiques physiques particulières, mais non sectaires, ouvertes à des rencontres et des échanges. Ce modèle culturel répondrait à notre besoin illusoire mais vital, de favoriser la lecture des expressions personnelles et originales d’une appropriation culturelle. Modèle qui pourrait rendre compte des métissages plus ou moins heureux que chacun opère.

Nous voilà au coeur de notre problématique, avec des embryons d’explications qui sont autant de matériaux pour construire une cohérence subjective. L’improvisation doit laisser la place à un travail de composition.

‘“J’y vois de plus en plus clair dans ce labyrinthe. Un élément, une idée gestuelle, ou bien une situation, devient en quelques heures de répétitions une scène chorégraphique ...Une scène doit grandir et se développer de l’intérieur. Après avoir créé une scène, il importe de revenir à cette réalité chorégraphique le lendemain pour voir quels bourgeons, puis le surlendemain quelles branches, puis le troisième jour quels troncs vont surgir de cette première pousse. Il faut éviter de coller et d’additionner. Il faut donner naissance en dehors de cette scène à une autre entité, une autre cellule, un autre élément ...” 30.’
Notes
24.

GOIRAND. (P). “Plaidoyer pour une technologie culturelle “ in, Techniques sportives et culture scolaire. Editions EPS. Paris. 1996. 14,15 p.

25.

VIGARELLO.( G). “Histoire culturelle du sport, techniques d’hier et d’aujourd’hui”. Laffont. Paris. 1988.

26.

MIDOL. (N). “ Le traitement du corps féminin dans la danse occidentale : influence du mythe chrétien”. in, Histoire du sport féminin. L’harmattan. Paris.1996.

27.

FALK.( P). “La corporéité et l’histoire”. in, Le corps rassemblé. op cit. 55 p.

28.

DEBRAY. (R). “Vie et mort de l’image, une histoire du regard en occident”. Gallimard. Paris.1992.

29.

SAUVAGEOT.( A). “Voirs et savoirs”. Puf. Paris.1994.

30.

SAPORTA. (K). op cit. p13.