La didactique et le rôle de l’enseignant

‘Le corps de l’enseignament est la première trace d’une danse possible’

L’éducation physique et la danse confrontent les élèves à des apprentissages particuliers qui mettent en jeu des savoirs d’action. Ces savoirs n’ont d’existence que dans l’expérience. Ils sont donc “‘non dissociables de leur communication et de leur mobilisation’”38. Comment transmettre une expérience de mise en jeu des corps, dans une relation dansée qui repose sur une possibilité de transgression des rapports sociaux quotidiens ?

Des recherches ont déjà mis à jour les difficultés des enseignants d’EPS à enseigner cette activité hors norme.

Geneviève GOGERINO39 a cherché à comprendre les attitudes et représentations qu’entretiennent les enseignants d’EPS et les activités physiques d’expression. L’examen des représentations qui déterminent des attitudes rend compte des relations entre le Savoir et le Pouvoir et permet la constitution d’une typologie. Ces travaux montrent l’importance de l’affectivité dans la constitution des attitudes et leur prégnance sur les cognitions sociales, s’attachant là encore à davantage envisager l’enseignant dans ses croyances propres que dans ses rapports avec l’environnement culturel, même si G.COGERINO affirme aussi qu’il importe de “‘situer l’idéologie de l’individu à l’égard de mécanismes complexes d’influence...’”

Marielle CADOPI a également analysé pourquoi la danse était aussi peu enseignée à l’Ecole. “‘Ce qui semble faire peur aux enseignants d’EPS, c’est le corps apparemment d’une autre nature, et cette activité qui échappe aux canons de l’Ecole : programmes, évaluation, progressions’” 40. La difficulté majeure relevée par l’auteur, est d’enseigner un corps sensible et émotionnel. Ceci pose la question de la formation personnelle de l’enseignant. Elle doit être double : “‘un travail de développement de sa personne, ... et de développement de la connaissance de l’activité dans ses différentes dimensions’”. Ces travaux éclairent les obstacles à l’enseignement de la danse, et désignent deux voies d’investigation dans la formation, l’approche psychologique voire clinique, et la fréquentation et/ou la collaboration d’artistes. Ils ne rendent pas compte, nous semble-t-il, de la construction culturelle de la personne qui investit, bien sûr le sensible et le cognitif en liaison constante, mais aussi dans le même temps une motricité et une sociabilité dans une culture partagée. En effet, le sensible et l’émotionnel ne sont pas uniquement une aventure personnelle hors du champ culturel, mais ils s’expriment, se transforment dans un environnement signifiant qui en retour se modifie aussi.

Les travaux précédemment cités nous ont aidé, et incité à poursuivre une réflexion que nous positionnons sur un autre registre.

La question de la transmission de l’expérience dansée reste entière, non pas seulement pour les enseignants d’EPS, mais aussi pour tous ceux qui enseignent ou créent des danses. Certains témoignages nous aident à fonder notre problématique de recherche.

Marcelle BONJOUR décrit la transmission comme une expérience partagée qui relie à une communauté, une culture et à ses artistes. “‘Celui qui transmet est une personne issue d’une communauté cultivée ... Celui qui transmet est engagé par son expérience dans les actes de transmission’” 41.

Nous reprenons allégrement cette idée : l’enseignant s’engage, partage ce qu’il est, dans son expérience culturelle du corps. Cette auteur parle aussi de la fonction organique de la transmission et de l’obligation de se mettre au diapason du corps de l’autre.

Laurence LOUPPE écrit que la danse est d’abord un partage “d’états de corps”, un passage du mouvement de corps à corps” 42.

Le sens commun de l’apprentissage en danse, reconnaît le maître car il démontre des pas, des figures et des attitudes. Les témoignages de danseurs et de chorégraphes contemporains insistent sur le fait que montrer des mouvements ne met pas en danse. Il faut que l’enseignant se mette en danse, pour amener l’autre à danser. Dominique DUPUY dit du maître “‘que ce qu’il donne à voir n’est pas de l’ordre de l’agencement, de la forme, de la figure. Ce sont des débris épars, des morceaux du rebut de son rêve, qui n’ont pas forcément de cohérence entre eux, mais une cohérence intrinsèque ...”43. ’

L’acte de transmettre engage donc totalement à la fois l’enseignant et l’élève, dans quelque chose qui dépasse les formes codées et qui les relie au sein d’une culture partagée. D’autant que l’expérience corporelle passe nécessairement par le langage.

L’enseignant, par son discours, donne à nouveau à penser le monde à travers des mots et relance le processus de sémiotisation. L’activité langagière s’appuie sur des savoirs faire et donne une forme linguistique et symbolique aux connaissances. Ce passage est pour nous éminemment culturel. Tout comme les savoirs d’action sont fortement attachés à leur lieu d’émergence, le langage est associé à sa culture de référence. Dans le domaine des activités artistiques, la formation au goût passe nécessairement par des “jeux de langage” dont Yves MICHAUX dit “qu’ils façonnent l’expérience esthétique”44, et qu’ils participent à l’apprentissage.

Les différentes techniques de danse ont toutes produit des discours qui permettent de les contextualiser culturellement. La danse est une activité artistique qui s’épanche sur le monde et rend compte d’éléments culturels parmi les plus signifiants d’une société. Comment enseigner la danse sans avoir une démarche compréhensive à son égard à propos de la place et du rôle qu’elle s’octroie dans les échanges culturels ?

C’est pourquoi la transmission ne peut être observée isolément comme un acte n’engageant qu’un rapport de sujet à sujet. Il nous semble que notre recherche qui s’appuie sur des pratiques professionnelles, en analysant les échanges culturels complexes qui s’opèrent, ne trouve pas aujourd’hui d’homologue sur cette question.

Notes
38.

BARBIER.(J.M). Sous la direction de. “Savoirs théoriques et savoirs d’action”. PUF. 1998. 10 p

39.

COGERINO. (G). “Représentation - attitude et savoirs” in, Savoirs et sens pratique dans les activités physiques et sportives. AFRAPS. 1989.

40.

CADOPI. (M). “L’enseignement de la danse en EPS : quelle(s) parole (s) sur le corps ?” in, Histoires de corps. Cité de la musique. Paris.1998.

41.

BONJOUR.(M). “Cultiver des expériences”. Actes de colloque . Expérience et Transmission” . Clermont-Ferrand.1998. 22 p.

42.

LOUPPE.(L). “Figures de la transmission : la question des techniques en danse contemporaine actes du colloque. op cit. 48 p.

43.

DUPUY. (D). “Ce que le Maître me dit”. in, Actes de colloque Expérience et transmission. op cit. 30 p.

44.

MICHAUX. (Y). “Critères esthétiques et jugement de goût”. Editions Jacqueline Chambon. Nîmes.1999. 42 p.