Débat autour de “l’habitus du pratiquant cultivé”

Le C.E.D.R.E. envisage les savoirs comme autant d’éléments culturels qui fondent une culture commune à l’école et favorisent une intégration culturelle plus large. La question du sens est aussi au coeur de ses préoccupations. Ses auteurs tentent d’éviter ce qui apparaît comme les deux dérives de l’enseignement de l’éducation physique : considèrer les élèves comme des sujets ayant des caractéristiques biologiques et psychologiques dont les conditions d’existence sociale sont peu importantes pour les apprentissages à mener ; accorder de l’importance aux techniques, aux aspects utilitaires des pratiques corporelles, et oublier le sujet capable de mobiliser des ressources propres.

“L’habitus du pratiquant cultivé” est un modèle théorique qui comme tout modèle est “‘un outil d’étude de phénomènes ou faits complexes... une représentation simplifiée, grossissante des objets étudiés’” 57. Ici il est question des apprentissages à réaliser avec l’intention d’engager les élèves dans “des attitudes plutôt que des compétences” et ainsi de leur permettre de construire de façon singulière leur rapport avec la culture qui passe nécessairement par la construction d’attitudes.

Pour réussir, les élèves doivent intégrer des savoirs d’action qui les rendent maîtres du milieu physique et humain. Ils vivent une motricité efficiente et signifiante. Cette motricité est reliée par une intelligibilité de l’action, recul nécessaire à la compréhension. Les connaissances relatives à cette action favorisent l’autonomie dans les apprentissages, tout comme la mise en jeu d’une socialisation à travers des rôles sociaux variés.

Le pratiquant cultivé est donc une personne en construction qui recherche dans une situation d’enseignement à mettre en jeu une motricité élaborée efficace, une reconnaissance de cette situation, des rapports avec les autres spécifiques et riches. “‘Sur la base de ce modèle explicite de pratiquant cultivé, quelque soit l’APS programmée, se construirait donc à l’issue de la formation, une attitude générale vis à vis de l’activité physique et sportive’” 58. La construction de cette attitude positive et efficiente à l’égard de son développement est la finalité recherchée. Elle s’exprime par un habitus que l’action éducative favorise. Le CEDRE incite à envisager les procédures à mettre en place au coeur des situations d’enseignement pour la création de cet habitus.

Nous nous inspirons de “l’habitus du pratiquant cultivé” pour construire notre modèle culturel du danseur scolaire, car les éléments qui le constituent nous paraissent judicieux.

Le danseur est d’abord un corps en mouvement, une motricité offerte à l’appréciation des spectateurs. Il importe avant toute chose, de développer les qualités corporelles, et nous devons mesurer les spécificités du mouvement dansé qui permettent de dire ce qui, dans le mouvement du corps du danseur, nous permet de reconnaître l’acte dansant.

Le corps et son mouvement sont indissociables des qualités perceptives qui ouvrent en danse le registre des communications sensorielles et qui, tout à la fois, fondent et expriment une sensibilité à soi et à ce qui est hors soi. Nous devons repérer comment l’affinement des sensations provoque des connexions, des correspondances originales avec l’environnement.

La danse est communication directe aux autres grâce au filtre sensible, et permet une sociabilité détachée des contingences ordinaires qui codifient les relations sociales. Danser avec les autres, pour les autres, au nom des autres, multiplient les possibilités d’identification ou de répulsion qui caractérisent les liens sociaux.

Enfin, la pratique de la danse artistique incite à la création, à la pensée sur le corps dansant issue des impressions sensorielles. Elle favorise les images mentales, les anticipations d’actions et la mémoire. L’activité créatrice incite à l’intelligibilité des actions lorsqu’elle se donne pour projet le partage d’une oeuvre. Elle nécessite des procédures dans son élaboration, qui sont autant d’appuis pour apprendre à gérer de façon autonome la création.

L’articulation des quatre éléments fonde la dynamique des apprentissages dont la finalité est la formation générale, c’est à dire l’intégration culturelle active et critique.

Nous retrouvons bien dans notre conception de la danse créative scolaire tous les ingrédients qui organisent l’habitus du pratiquant cultivé.

Cet accord avec la constitution du modèle du CEDRE nous oblige à l’analyser plus en profondeur afin d’examiner ce qui nous lie ou nous différencie. Passons aux cribles les trois termes qui le caractérisent.

- “Habitus” : nous ne reprenons pas le concept d’habitus, nous lui préférons celui de modèle. Ce dernier reste indéfini, ouvert. Une perspective illusoire sans doute, mais qui nous permet de témoigner une forme de résistance. Notre modèle, s’il repose sur une construction de codes et de comportements sociaux identifiables, incite à déceler une possible alternative à l’ordre social. Le corps habile du danseur signe rapidement une indépendance de l’esprit qui s’appuie sur des habitudes motrices. Celles-ci sont dangereuses. Le danseur est quelqu’un qui doit lutter en permanence contre les automatismes, les habitus qu’il se forge cependant inlassablement. Cette contradiction entre la nécessité de construire un corps avec des habitudes motrices qui s’incarnent dans des techniques, et l’importance de conserver le sens originel qui les a produites, est au coeur de l’acte dansant et nous permet de nous situer dans une dialectique tout à fait dynamique entre les théories de FOUCAULT et BOURDIEU d’une part, et de celles de BARTHES et de CERTEAU d’autre part.

‘“La où Bourdieu, dans sa théorisation de l’habitus, prête au corps la capacité à incorporer inconsciemment des donnés culturelles essentielles, Certeau imagine des déambulations du corps comme formulation active d’une résistance et d’un désir” 59.’

Notre recherche ne choisit pas d’appréhender un référent éducatif qui incite à envisager les composantes qui le génèrent et favorisent son émergence, mais plutôt de mettre à jour les différentes manières d’élaboration personnelle, originale et inédite, grâce à un agencement d’ensemble de savoirs et savoirs-faire en danse. Nous le libérons ainsi du déterminisme social stigmatisé par DURKHEIM puis BOURDIEU, pour l’envisager plus largement dans un environnement culturel qui tente quelquefois des métissages sociaux dignes d’intérêt pour nous. En cela, nous avons conscience de vouloir échapper à une fatalité sociale et culturelle, reprenant ainsi à notre compte la lutte des danseuses avant-gardistes du début du siècle. Celles-ci ont montré contre toutes les évidences attachées au corps classique, que d’autres manières d’être et de percevoir étaient possibles.

Les enseignants du CEDRE mettent en avant le concept d’habitus pour insister également sur la nécessité de la pratique régulière de l’activité physique. Elle seule peut permettre l’expérimentation et l’intervention méthodique qui produisent des règles et des principes organisateurs des transformations des actions. L’importance accordée à la pratique, nous la retrouvons dans le terme de “pratiquant”.

- “Pratiquant” : Le pratiquant, dit le Larousse, est celui qui observe les pratiques de la religion, cette définition nous semble erronée pour notre modèle, même si le rapport avec l’objet de la pratique peut être repris : un rapport d’ordre sensible, engageant la personne totalement dans une relation fusionnelle. Le dictionnaire dit aussi “qui pratique habituellement une activité, un sport”. Nous retiendrons donc qu’un pratiquant est une personne qui s’attache aux faits, à l’action, qui se livre à une activité. La pratique permet la connaissance par l’expérience, par une habitude approfondie de l’activité pratiquée. Notre modèle est bien d’envisager le danseur scolaire comme un pratiquant. La danse n’existe pas sans implication corporelle. Il est différent d’apprendre à lire la danse et d’apprendre à danser, même si des relations intrinsèques relient ces deux apprentisssages, ils peuvent se mener indépendamment. Le danseur scolaire connaît la danse à travers l’acte dansant.

-- “Cultivé” : La notion de “Cultivé” a besoin d’être argumentée. Elle s’accompagne de celles d’instruction, d’érudition et de connaissances. Notre histoire de l’enseignement pèse de manière négative sur ces termes qui sous-entendent une culture de référence comme autant d’objets dont la nécessaire identification passe par une décontextualisation. Ces derniers sont valorisés dans des espaces et des temps en rupture avec la vie sociale et culturelle. Ils sont hors de l’individu à qui il incombe la rude tâche de se les approprier. Cette conception ne nous convient pas. Notre danseur scolaire n’emmagasine pas seulement une culture, objet extérieur, qui existe hors de lui, mais il génère lui même, par son activité, une pratique culturelle qu’il convient de faire vivre. Car c’est par son expression même d’existence que l’élève-danseur peut se relier à son groupe culturel d’appartenance. Contrairement aux historiens de la danse qui “adoptent la théorie dite du reflet” et qui considèrent cette activité comme un miroir de la culture, nous préférons reprendre Sally BANES dans son parti pris sur le rôle de la danse au sein de la société : “‘sans nier le fait que les corps dansants reflètent parfois une réalité qui leur préexiste, je souhaite insister ici sur le fait qu’elles peuvent également être facteur de changement’” 60.

Nous désirons dépasser le sens commun donné à “cultivé”. Le danseur scolaire, par sa pratique, témoigne de ses attaches culturelles, les échange, accroît donc ses connaissances, mais aussi en produit de nouvelles, grâce à la synthèse originale qu’il affectionne. Nous préférons au terme cultivé, celui inexistant de “culturé”, syllogisme douteux, qui marque cependant notre volonté de nous inscrire dans une dialectique qui dynamise les deux pôles de l’échange culturel : l’individu et le groupe, l’identification et l’ambivalence ...

Notes
57.

BONNEFOY (G). “A propos de formalisation” in, Actes d’université dété. AEEPS. Paris. 1991.131p

58.

CEDRE. op cit. 23 p.

59.

LEIGH FOSTER (S). “Danse de l’écriture, courses dansantes et anthroplogie de la kinesthésie”. in, La littérature et la danse. Larousse. Paris. 1998. 101 p.

60.

BANES.(S). “Pouvoir et corps dansant” (1992) traduit par DE RYKE et GIBOT. in, Danse et utopie.L’Harmattan. Paris.1999. 29 p.