La sociabilité

‘“Par interaction, on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres”.’

Comment pratiquer une activité physique et sportive sans aborder le type de relations sociales qu’elle induit ? L’Ecole, dans ses nouvelles missions, incite à l’éducation citoyenne. Il s’agit de permettre aux élèves de vivre ensemble dans le cadre de règles sociales, d’accepter de se former par l’échange et la prise de parole. En EPS, la diversité des activités sportives offre une grande richesse de rôles sociaux qui exigent tous une grande maîtrise émotive de la relation humaine. S’affronter, coopérer, dominer, être dominé, légiférer, sont autant d’actes sociaux universels qui peuvent se contextualiser dans des pratiques spécifiques.

La sociabilité interroge les distances entre l’individu et le groupe. Les hommes s’inventent des styles, “des tribus” des appartenances, lorsqu’ils cherchent la fusion avec la collectivité.

Le milieu social est, pour WALLON, un relais qui permet l’adaptation de l’espèce et la construction de la notion de personne. Les activités corporelles sont des expériences originales d’existence de corps pour soi et pour autrui, culturellement situées. “‘Les pratiques sociales sportives sont organisées selon des règles qui définissent les rapports inter-individuels, les rapports des individus au matériel, et déterminent le cadre au sein duquel l’affrontement compétitif se déroule’”88. Les statuts et les rôles se modifient selon les activités et rendent compte de la richesse des relations sociales dans le cadre d’un projet clairement défini et qui recherche l’efficience. La pratique des activités sportives produit un système de relations sociales qui favorise l’expression diversifiée des personnes tout en les modélisant.

La danse est considérée, par les anthropologues, d’abord comme une construction sociale. Danser est une activité humaine qui consiste avant tout à communiquer avec les autres, à créer des liens originaux avec sa communauté d’appartenance. Par la danse les hommes s’unissent, trouvent des accords d’être, de bouger, de sentir ensemble, dans un espace temps partagé. Notre première catégorie insiste sur ce fait.

‘La catégorie 1 envisage la danse comme une activité sociale qui permet à chaque individu de vivre le groupe.’

La danse fait partie de toutes les fêtes et rituels. N’est-elle pas, comme le souligne Laurence LOUPPE “‘le moyen d’exprimer spontanément la joie, le jeu, l’amour, de rompre avec la solitude du moi et de s’incorporer pleinement à une communauté profane ou mystique’” 89. Encore aujourd’hui, faire la fête intègre systématiquement la danse. Danser est un moyen de partager des signes et des symboles qui structurent les relations inter-individuelles. Danser donne l’illusion de la liberté d’agir avec les autres. Illusion bien décrite par BOURDIEU : “‘L’efficacité symbolique pourrait trouver son principe dans le pouvoir que donne sur les autres, et spécialement sur leur corps et leur croyance, la capacité collectivement reconnue d’agir sur les montages verbo-moteurs les plus profondément enfouis, soit pour les neutraliser, soit pour les réactiver en les faisant fonctionner mimétiquement’” 90.

La danse a un double effet, elle permet à la fois la sensation individuelle d’exister dans un groupe, et en même temps, elle renforce et soude le groupe. Se crée alors, par la danse et au delà, une pensée consciente, une solidarité momentanée et une expérience partagée qui organisent la “reliance sociale”. Celle-ci s’appuie sur une expérience sensible commune, une mise en jeu du corps et sur ce que MAFFESOLI appelle l’esthétique, au sens “‘d’éprouver ensemble des émotions, de participer à ma même ambiance ... de se perdre dans une théâtralité générale’” 91. Le groupe est alors un instrument pour l’individu, qui lui permet de satisfaire ses besoins personnels, notamment celui d’éprouver son existence.

Dans cette catégorie, nous classons tous les termes des discours qui décrivent la sociabilité à partir des relations sociales au sens large : les individus entre eux et leur appartenance au groupe. Les mots référents sont : Groupe - Collectif - Autres - Relations - Echange - Individu - Seul

La catégorie 2 intègre l’idée que la danse est une activité pour exister, être soi devant les autres.

La danse est un acte du corps qui permet l’affirmation par rapport à autrui, la singularité en tant que sujet. En bougeant le corps, chaque individu fait l’expérience de sa présence au monde comme entité, comme acteur percevant et perçu. “‘Le corps pour autrui est donc cette modalité d’existence du corps qui me met à la merci d’autrui et qui met autrui à ma merci’” 92.

Il nous importe ici de souligner, que plus que tout autre activité corporelle, la danse se prête simultanément à la conscience des frontières du moi et du regard d’autrui. Ainsi la perception de son propre corps s’affine et participe à la construction des différentes images du corps, “‘réalités subjectives. Elles ont leur organisation propre et ne découlent pas mécaniquement de déterminants biologiques ou environnements objectifs’”93.

BRUCHON-SCHWEITZER s’appuie sur de nombreux travaux pour “‘supposer que ces images sont le résultat d’une activité organisatrice (d’ordre affectivo-émotionnel, mais aussi perceptivo-cognitif) tout à fait cruciale au niveau structural (ce sont les dimensions de la perception de soi) comme au niveau dynamique (elle contribue aux processus d’adaptation et à la construction de l’identité)’”94.

Danser permet l’élaboration de stratégies concernant la perception de soi tout comme l’image donnée à voir.

Danser est un acte d’expression, et à ce titre dépassement de soi, recherche de rencontre avec les autres, et choix d’une démarche qui met en relation et qui favorise l’émergence d’une corporéité assumée, d’un corps pour soi.

Par la danse, l’individu prend conscience de son être matériel, de sa présence charnelle grâce aux sensations corporelles, et par les rapports de ressemblance et de différence qu’il entretient avec son groupe.

Nous classons dans cette catégorie les mots des discours qui reflètent les implications personnelle des personne dans leurs rapports sociaux. Ce sont par exemple : Engagement - Implication - Personne - Investissement - Se présenter - se Montrer ...

‘La catégorie 3 refléte l’identité de genre. Dans la construction identitaire, les notions de féminité et de masculinité nous apparaissent fondamentales. La pratique de la dans les interroge de manière originale.’

La danse extériorise les rapports que les hommes en général entretiennent avec leur corps et leur sexe. L’histoire de la danse nous donne un aperçu de ces rapports qui varient selon les périodes. Pour la plupart des gens, la danse “‘en tant que pratique spectaculaire est associée à l’image de la femme, à celle du corps féminin et pour beaucoup, faire de la danse est l’affaire des filles’”95. Nous vivons cette affirmation et cette réalité tous les jours dans les pratiques scolaires et culturelles. La vie sociale et culturelle est dépositaire de cette histoire de la danse qui produit la danse académique idéalisant le corps féminin. Le corps masculin sert d’abord à mettre en scène le corps aérien de la femme, à le porter, perpétuant ainsi sa domination sur le corps féminin. La nouvelle danse du début du siècle, modifie les conceptions des corps sexués suivant en celà l’évolution des rapports hommes-femmes dans la société. KLEIN décrit les modifications des mises en scènes des corps à travers les différentes formes de danse et discerne trois façons de traiter les corps :

Les nouvelles pratiques de danses oscillent entre deux approches du corps : les unes valorisent la dimension sexuée ; les autres la gomment. Les danses urbaines (Hip hop) rendent compte d’un rapport au corps sexué : corps essentiellement masculin, se lançant des défis acrobatiques à partir d’une gestuelle isolant les parties de corps. Un autre courant de musique et danse, le raving et la musique techno, expriment un autre rapport au corps et au monde. ‘“Anonymat, absence de contacts personnels ... dépersonnalisation festive’” 97, soumission aux rythmes, sont autant d’ingrédients qui définissent cette danse et font vibrer les corps sans recherche identitaire.

Que peut apporter la danse aujourd’hui, dans la construction identitaire des jeunes à l’Ecole ? Nous savons que la danse porte l’empreinte de la féminité, qu’elle questionne directement les adolescents dans leur appartenance sexuelle. Nous devons observer que l’Ecole ne fait de distinction garçons-filles dans aucun des apprentissages à réaliser. Se faisant, elle répond par omission à la difficile question de la sexualité, des rapports de corps implicites qui se posent en permanence entre les élèves et les élèves et l’enseignant, lui aussi être sexué. Lorsque l’enseignant propose la danse artistique dans son enseignement, il engage les élèves dans un jeu d’identification et de recherche d’appartenance à un groupe-classe qui devient un groupe de danse. Quel type de socialisation est sollicité alors?

Nous classons dans cette catégorie tous les termes faisant référence à l’identité de genre : Garçon - Fille - Mixité - Sexe - Androgyne ...

‘la catégorie 4 ou être danseur ! Par la dans les individus entrent dans une activité sociale qui distribue des rôles particuliers à observer.’

Tout d’abord, les danseurs entre eux, s’engagent dans des inter-relations qui leur permettent de se considérer comme partenaires. Selon les styles de danse, les partenaires ont des statuts différents. Engagés dans un pas de deux, un duo, ou dans un corps de ballet ou une compagnie, les partenaires entretiennent des relations différenciées en rapport avec la création et leurs compétences reconnues. Ces relations en danse s’expriment à travers des unissons, des ensembles, des contacts, des actions de conduire et de suivre ...

Les danseurs sont des interprètes, et à ce titre, ils se mettent au service d’un chorégraphe distingué par ses pairs et dont la signature valide la chorégraphie. Malgré le travail collectif et souvent partagé dans de nombreuses compagnies, la répartition des rôles est pratiquement toujours identique : des danseurs-interprètes, un chorégraphe, des musiciens, des costumiers, des éclairagistes ...

Tout ce monde participe à l’élaboration d’un spectacle qui nécessite la présence d’un public, de spectateurs. Les danseurs et les spectateurs ont des espaces différents et leurs relations varient selon les périodes et les oeuvres. En règle générale, le spectateur est en position de regardant. “‘L’immobilité efface le corps. Face aux mouvements du comédien dont le corps est en jeu par définition et dont l’espace scénique est le champ, champ établi et structuré par la mobilité, le spectateur paraît voué à la mort symbolique de l’anonymat par accumulation des corps, du silence par obligation et civilité, de l’immobilité par nécessité’” 98. Il existe bien une frontière entre le spectateur et le danseur qui s’efface ou non en fonction de l’oeuvre proposée.

La pratique de la danse engendre des relations sociales en rapport avec des rôles divers, cependant l’empathie, l’écoute et la recherche d’accords sont indispensables.

Dans cette catégorie nous classons tous les termes des discours qui nous renseignent sur cette sociabilité fondée sur une répartition de rôles. Les mots référents sont : Danseur - Spectateurs - Partenaire - Soliste - Ensemble - Chorégraphe ...

‘La catégorie 5 indique la possibilité de singulariser sa manière d’être avec les autres à travers un style choisi.’

Lorsqu’une personne dit qu’elle pratique de la danse, la question immédiate est de demander quel style. Il semble que le style de danse pratiqué renseigne immédiatement sur un rapport au corps et sur l’appropriation d’une apparence.

La danse classique propose une image d’identification précise : un corps longiligne, dans un tutu, avec des pointes et des bras arrondis. En général, les garçons se détournent aujourd’hui de cette danse.

“La Dance”, permet de s’entrevoir dans un look de corps “clip-télévision” branché.

Nous voulons dire par là, que chaque style de danse construit un corps, une allure qui donnent du sens à une appartenance. Les danseurs contemporains arborent des grosses chaussures de montagne, des tenues vestimentaires hétéroclites cachant les corps. Ils assument ainsi la rupture avec l’esthétique académique. Les danseurs de Hip hop ont besoin de survêtements, de casquettes et de chaussures particuliers. Ils offrent ainsi, dès le premier regard, une identification possible et pleinement assumée.

Des recherches, coordonnées par Mireille ARGUEL, ont montré comment chaque style de danse renforce ou non un investissement corporel déjà opérant dans la vie sociale. La danse permet ainsi au delà d’un travail individualisé sur le corps, une recherche d’appartenance à un groupe, qui dans notre société se multiplie pour chacun d’entre nous. Nous reprenons ici la thèse de MAFFESOLI qui dépeint ainsi la socialité post-moderne : une manière de vivre en recherchant “‘la prévalence du sensible, l’importance de l’environnement ou de l’espace, la recherche de style et la valorisation du sentiment tribal’”. Cet auteur rappelle que “‘valoriser l’apparence, c’est d’une part décrire les formes en jeu, et c’est d’autre part apprécier leurs articulations’” 99.

Les individus qui s’adonnent à la danse, se reconstruisent une famille culturelle en portant sur eux les stigmates de cette appartenance. Les enseignants de danse offrent des images possibles d’imitation ou de rejet qu’il convient de prendre en compte et d’identifier, à moins que la culture scolaire n’efface toute trace ...

Dans cette catégorie, nous rangeons tous les termes signifiants les codes et les conventions, les styles et les modèles culturels qui favorisent les identifications. Ils sont exprimés par les mots référents suivants : Style - Codes - Milieu - Modèles -

La sociabilité qui se développe à travers la pratique dansée prend des formes différentes, selon notre répartition en cinq catégories allant du plus général au plus spécifique : la danse favorise l’expression d’un groupe dans le temps et dans l’espace. Les individus s’affirment dans le groupe à la fois dans leur appartenance et dans leur différence. La mise en jeu des corps extériorise la féminité et la masculinité de chaque individu et questionne l’identité de genre. Danser avec des partenaires, regarder danser, faire danser sont autant de rôles possible à investir qui induisent des relations particulières.

Les styles de danse produisent des éléments culturels spécifiques qui organisent les relations inter individuelles et de groupe.

Notes
88.

GOIRAND. op cit. 11 p.

89.

LOUPPE. (L). Intervention orale lors d’un stage à Lyon. MAAC. Octobre1992.

90.

BOURDIEU. op cit. 53 p.

91.

MAFFESOLI. op cit. 135 p.

92.

BROHM. (JM). “Construction du corps : quel corps ?”. in, Le corps rassemblé.op cit. 102 p.

93.

BRUCHON-SCHWEITZEIR. (M). “Une psychologie du corps”. PUF. Paris.1990. 279 p.

94.

BRUCHON-SCHWEITZER (M). op cit. 288 p.

95.

LECOMTE. (N). Masculin- féminin. Introduction”. in, Histoires de corps. op cit. 151 p.

96.

KLEIN. (G). “La construction du féminin et du masculin dans la danse des modernes”. in, Histoires de corps. op cit. 191 p.

97.

GORE.(G). “The beat goes on : Transe et tribalisme dans la culture rave” in, Nouvelle de Danse. n° 34, 35. Contredanse. Bruxelles. été 98. 103 p.

98.

KONIGSON. (E). “Le spectateur et son ombre “. in, Le corps en jeu. CNRS. Paris.1993. 184 p.

99.

MAFFESOLI.( M). op cit. 120 p.