Les valeurs .

En reprenant Jacqueline ROBINSON, nous retenons trois fonctions de la danse qui se réfèrent aux fondements des différentes pratiques de danse. A ces fonctions sont attachées des valeurs. Tout comme les autres éléments du modèle, celles-ci apportent donc une compréhension qui se subdivise en trois catégories.

‘La catégorie 1 exprime l’hédonisme. Danser pour le bien-être, Danser pour s’épanouir ! ’

Les individus ont de tout temps danser pour le seul plaisir que procure le mouvement libéré des contraintes d’adaptation au milieu. Ces danses ont donc un effet cathartique, elles favorisent un rapport hédoniste avec le corps. Sentir son corps vivre et bouger, éprouver du bien-être, grâce à l’énergie qu’il peut déployer ; se mettre en accord avec soi même, délibérement, en utilisant des rythmes qui nous relient indirectement aux autres, au cosmos ; s’exprimer, s’épancher pour communiquer avec soi-même. Ce sont toutes des valeurs que nous pouvons regrouper car elles ont une finalité concernant l’individu dans son identité corporelle.

La danse a une “fonction d’expression” qui s’extériorise dans les rencontres festives. Plus récemment, cette fonction est utilisée par la médecine. La danse thérapie use de l’art de la danse pour permettre aux malades de réinvestir leur corps, notamment dans ses capacités à communiquer. “‘La danse thérapie, ayant pour objet les corps, s’adresse aux potentialités sensorielles, perceptives et expressives que tout sujet possède ... Elle vise globalement à ce que le corps s’enrichisse dans ses capacités expériencielles - indépendamment de l’énoncé produit - en jouant sur l’énonciation’” 113. Les moyens mis en oeuvre par le corps intéresse le thérapeute, reprenant ainsi l’idée que le corps est support au langage.

Il importe ici de redonner au corps du malade sa fonction de communication, celle que la maladie a détruite. SIBONY analyse les “mise en jeu mouvementé du corps”, et repère les différentes formes du corps dansant dans l’histoire, et notamment dans les rituels : “‘dans certains rites la danse reste un rire du corps ... Il s’agit bien de se plaire à être, de plaire à l’être, d’y trouver grâce dans l’épreuve du don de vie au passage de la Loi’” 114. Le regard du médecin, sur les corps dansant des malades, révèle le besoin fondamental de tout être humain d’expérimenter le corps, de le mettre en pièces et de le réunifier afin de mieux le posséder. Les malades révèlent les dérives d’une vie sociale qui ne créent pas toujours les conditions d’une construction unitaire de la personne, indispensable au développement personnel. Mais, comme le remarque Laurence LOUPPE, cette évidence “‘ne va pas de soi : le matériau corporel, “la carcasse” (comme disait Jérôme ANDREWS), est complexe, difficile à connaître, à intégrer dans une conscience globale de soi. La danse exige un travail infini afin d’avancer dans une conscience globale de soi’” 115.

Les valeurs éducatives de l’Ecole renforcent celles attribuées à la danse dans le registre de la personne et de son développement. L’éducation s’appuie sur des valeurs concernant l’épanouissement personnel. Ce que REBOUL appelle “la libération individuelle”116. L’enseignement est fondé sur l’idée du sujet en développement. A ce titre, il lui incombe par les apprentissages, de promouvoir et d’approfondir les ressources de chacun, parmi lesquelles le rapport au corps a une place indéniable.

De façon redondante, la société valorise aujourd’hui le corps et les différentes maîtrises que suscite sa mise en jeu dans des environnements naturels et humains, jugés à risque. La sacralisation de la personne, la volonté du système social de promouvoir la dynamique individuelle, concourent à ces mêmes valeurs. Nous percevons les tissages subtils qui se nouent dans l’échelle des valeurs, et qui déclenchent des cohérences d’intentions éducatives et artistiques que nous devrons mettre à jour.

Dans le traitement des discours, nous classons les termes suivants : Expression - Connaissance de soi - Bien être - .

‘La catégorie 2 indique les valeurs sociales fondatrices. Danser pour se sociabiliser ! ’

La danse donne à vivre l’appartenance communautaire. Elle a une fonction sociale. La danse est la rencontre des autres, la possibilité d’être, de communiquer avec autrui dans un espace - temps choisi. Cette relation sociale passe par le sensible, les émotions éprouvées ensemble. Les anthropologues observent la danse comme une manifestation sociale, qui utilise les codes culturels reliant les individus. Ainsi considérée, la danse permet aux individus d’être en phase avec les autres. Les relations sociales sont fondées alors sur l’empathie kinesthésique, dont la construction du temps par le rythme provoque un “être ensemble” fait d’harmonie.

La danse, présente dans tous les rituels de la vie contemporaine, exprime les valeurs sociales reconnues par la société et sa culture, celle des droits de l’homme : liberté, égalité pour tous, fraternité. Ces valeurs véhiculent une moralité des rapports sociaux et incitent à l’humanité, ainsi définie par REBOUL : “‘communiquer au delà des cultures ... être reconnu comme homme ayant droit à être instruit, et enfin partager avec les autres hommes les fondements de sa culture qui lui donne accès à la solidarité’” 117.

Les valeurs éducatives concernant les relations sociales sont similaires de celles accordées à la danse. Ces dernières cependant favorisent des transgressions. La vie sociale distribue les rôles et fonctions de chacun, et ce faisant, ne permettent pas à tous de vivre les valeurs d’égalité et de solidarité. La danse, dans ses fondements, invite les individus à la transgression sociale, en abolissant les différences sociales pour plus d’humanité, ainsi qu’en favorisant les contacts corporels.

L’Ecole a pour finalité la socialisation et l’intégration sociale qui, le souligne MEIRIEU, sont des valeurs qui ne s’apprennent pas mais se “‘construisent dans l’ensemble des situations éducatives et des séquences d’enseignement ...’”. Il convient de les interroger sans cesse pour savoir “‘si elles permettent ou non à des individus d’exister ensemble comme sujets éthiques, c’est à dire reconnaissant dans chaque autre un sujet possible’”118. Les valeurs de l’Ecole s’appuient sur l’universalité et trouvent des correspondances avec les valeurs de la danse. Cependant, nous pouvons noter que des valeurs, prônant l’intégration professionnelle et le respect de la hiérarchie qu’impose le monde économique, s’écartent des finalités relationnelles des danses.

Dans cette catégorie, nous classons les mots extraits des discours et qui s’attachent à développer l’aspect social. Ce sont par exemple : Communiquer avec les autres - Relations sociales -

‘La catégorie 3 repose sur les valeurs artistiques. Danser pour communiquer une oeuvre ! ’

La danse devient une production qui se partage dans des lieux institutionnalisés, favorisant la rencontre, l’échange autour de valeurs qui rendent compte des questions fondamentales que se pose l’homme, personne incarnée dans ses relations au monde. Ces valeurs traduisent une spiritualité et une esthétique particulières, et en même temps intégrées à une époque. La danse artistique se construit pour le regard des autres. Elle tend à réinventer le réel, à le questionner à partir de perceptions sensibles, et propose une mise en scène inhabituelle des corps. La danse a une fonction de communication artistique.

Les valeurs attachées à la pratique artistique se distinguent des valeurs générales de la société, car elles ont pour sens de les questionner. MALRAUX décrit l’artiste comme quelqu’un en lutte et en conflit perpétuel dans un monde imposé qu’il tente de reconstruire. L’art, ainsi ne peut être ni imitation, ni reproduction, mais implique la création, la transformation du réel perçu. Sa finalité n’a rien d’utilitaire et ne répond pas à des exigences d’adaptabilité fonctionnelle à l’environnement. L’artiste offre aux autres sa vision, ou encore le monde qui est en lui.

L’histoire nous apprend que l’art s’est détaché des commandes et des messages religieux et politiques, pour s’affirmer comme finalité suprême. La danse du XXème siècle se veut libre et créatrice de pensées du corps. Le mouvement, les “états de corps”, la “texture” corporelle sont autant d’ingrédients de la culture artistique aujourd’hui. Ceux-ci dynamisent de nouveaux regards à porter sur les corps dansant, et donc sur les corps dans la vie sociale. “‘L’acte créateur n’est pas le fait et l’apanage du pouvoir inhérent au corps comme structure organique permanente et signifiante, mais du travail d’un réseau matériel et énergétique mobile, instable, de forces pulsionnelles et d’interférences d’intensités disparates et croisées’”119. Michel BERNARD analyse les nouveaux codes corporels, et la corporéité qu’il en résulte dans la danse contemporaine. Il conforte ainsi DUFRESNE lorsqu’il dit que “‘l’art est une esthétique sans entrave’”. En effet, la pratique artistique cherche le libre jeu des codes et des conventions afin d’affirmer des singularités de points de vue enracinées dans des pratiques sociales et culturelles au sens large du terme. Elle chamboule les perceptions ordinaires, jusqu’à perdre de vue la quotidienneté. Du coup, elle s’isole des pratiques plus habituelles.

Les valeurs éducatives reprennent en partie celle de l’art, lorsqu’il s’agit de développer la capacité à innover, à inventer des solutions nouvelles à partir de matériaux inédits. Cependant, cette volonté d’affranchissement de l’artiste lui ouvre la voie à l’invention de nouvelles valeurs possibles, concernant la représentation du monde, ce qui lui confère des occasions de subversions. Ceci peut nous permettre de mieux comprendre pourquoi, les arts et l’Ecole ont des difficultés de cohabitation. Seul l’art considéré comme du patrimoine et l’histoire de l’humanité ont leur place dans les programmes scolaires. L’art actuel, ses implications dans les actes même de la création d’idées et d’émotions, est plus souvent marginalisé.

Un autre aspect de la résistance à l’enseignement des arts provient du rapport au sensible et à l’imaginaire : rapport contradictoire avec la pensée rationnelle, ou plus exactement de la pensée de la rationalité. La valeur esthétique dit REBOUL “‘réside dans l’objet tel qu’il nous apparaît ... peu importe l’utilité, sa vérité, sa moralité’” 120.

Le concept d’esthétique peut être examiné comme une conduite consciente du sujet à contempler. Elle s’accompagne de plaisir, de jouissance, d’émotions et de désintéressement qui sont des aptitudes peu reconnues à l’Ecole, encore aujourd’hui, où il est davantage question d’effort, de travail et d’efficacité.

La danse artistique est la danse spectacle. En cette fin de siècle elle est astreinte à des commandes de l’état pour pouvoir vivre. Les artistes aujourd’hui se questionnent sur la valeur marchande ou la valeur artistique de leurs oeuvres. Cela les incite à rechercher d’autres lieux, d’autres moyens pour créer. Nous retenons, pour ce qui nous concerne les valeurs artistiques de la danse. Valeurs contestées à l’Ecole et toujours relativisées, mais valeurs qui incitent à la création et à l’invention de formes, et en même temps ouvrent des perspectives nouvelles dans les différents modes de lectures des oeuvres.

Dans cette catégorie, nous classons les termes des discours qui font référence à l’activité artistique . Art - Création - Invention - Spectacle

Le modèle du ”pratiquant culturé” synthétise un modèle culturel à un moment donné. Il est donc envisagé comme un système en perpétuelle évolution. Selon les périodes de l’histoire, les danses ont proposé des modèles particuliers intégrés, dans un climat culturel. Ces modèles sont repris de façon originale par les individus qui les particularisent, en fonction de leur histoire personnelle.

Notes
113.

VAYSSE. (J). “Danse et pensée”. GERMS. Paris.1993. 73 p.

114.

SIBONY. (D). “Le corps et sa danse”. Seuil. Paris.1995. 52 p.

115.

LOUPPE L. (1996). op cit 61 p.

116.

REBOUL. (O). “La philosophie de l’éducation”. Que sais-je ? Paris.1989. 117 p.

117.

REBOUL. (O). op cit. 117 p.

118.

MEIRIEU. (P). “Le choix d’éduquer”. ESF. Paris.1997. 148, 149 p.

119.

BERNARD.( M). “De la corporéité comme anticorps ou de la subversion esthétique de la catégorie traditionnelle de corps”. in, Le corps rassemblé. op cit. 111 p.

120.

REBOUL. op cit. 49p.