Partie III : LES ENSEIGNANTS EPS

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L’analyse des textes officiels, menée dans une vision évolutive des modèles de “pratiquant culturé”, nous incite à penser que les seules injonctions institutionnelles ne peuvent suffire pour appréhender ce qui est enseigné au collège. L’acte d’enseignement passe par l’expertise d’enseignants qui digèrent, à leur façon, les contenus d’enseignement. Cette manière spécifique de favoriser les apprentissages doit être étudiée. Il s’agit de la seule réalité vivante de la transmission culturelle qui nous préoccupe. Nous devons mettre à jour les différents modèles de “pratiquant culturé”, que peut être chaque enseignant, et les confronter à ceux édictés par l’institution. Nous devrions ensuite être en mesure de mieux cerner les éléments fondateurs de la danse scolaire au collège, ainsi que les moyens à mettre en oeuvre par l’enseignant pour réussir la transmission culturelle escomptée.

‘“Le maître s’engage dans une politique du savoir, qui oppose à toute image dogmatique de son art l’urgence pressante d’une manière de faire dissidente, marginale, pour résister au présent et inventer de nouvelles possibilités de vie et de mouvement..
La mise en jeu de son corps, de son savoir, de tout ce qu’il est ou a pu être le plonge dans l’errance. Il navigue entre ataraxie et inquiétude”156 .’

Dominique DUPUY, artiste et pédagogue, à la genèse du développement de la danse contemporaine en France, rend compte de ce qu’exige une activité artistique lorsqu’il s’agit de l’enseigner. Toutes les pratiques artistiques évoquent la notion du Maître et les qualités spécifiques qu’il investit dans la relation éducative. Dans tous les arts, le Maître est reconnu comme référence culturelle, personnifiée et vivante.

La définition de l’art du maître de danse que nous donne Dominique DUPUY, nous conforte dans nos travaux qui défendent la thèse selon laquelle les enseignants s’engagent au-delà des intentions avouées, dans une activité physique qui s’enracine dans une histoire culturelle plus ou moins bien maîtrisée. L’importance que cet auteur accorde au corps du maître, dans sa capacité à montrer et à partager une histoire possible des corps dansant inspire et renforce notre recherche. Le maître alors favorise à la fois la connaissance du patrimoine, et simultanément la liberté d’être différent pour ses disciples.

Les enseignants d’EPS ne sont pas les Maîtres dont parle Dominique DUPUY. Ils sont cependant les Maîtres temporaires d’élèves qu’ils n’ont pas choisis, et qu’eux-mêmes ne reconnaissent pas d’emblée comme tel. L’acte d’enseignement perçu comme une expérience, un partage culturel à travers la danse, repose sur une relation, une aventure qui met en présence des corps et du mouvement . Nous avons analysé, dans le chapitre précédent, les modèles culturels singuliers de la danse scolaire. Nous avons observé qu’ils prennent des formes différentes, selon les combinaisons d’éléments culturels disparates qu’ils opèrent en fonction de cohérences, plus ou moins hasardeuses réalisées en rapport avec des valeurs. Nous nous sommes questionnée sur les dynamiques d’échange et de transmission entre les différents modèles.

Nous retrouvons la même approche, dans les descriptions que réalise Dominique DUPUY lorsqu’il parle du Maître. Il envisage ainsi le donné à voir du Maître : “(il) n’est pas de l’ordre de l’agencement, de la forme, de la figure. Ce sont des débris épars, des morceaux du rebut de son rêve, qui n’ont pas forcément de cohérence entre eux, mais une cohérence intrinsèque, quelque chose de capital, d’irréductible. Une inhérence peut-être ? ”

La grande différence entre les enseignants et le Maître de danse, est que ce dernier a une expérience emmagasinée, épurée, dont les fragilités et les points obscurs sont reconnus , ce qui lui confère le titre de Maître. Alors que nous allons montrer dans notre travail, que les enseignants sont avant tout des aventuriers, qui, munis de leur “savoir à enseigner” se retrouvent dans des échanges culturels spontanés, et dont les aboutissants ne sont pas toujours conscients et maîtrisés.

C’est une des raisons d’ailleurs (pour reprendre notre citation d’introduction) qui fait que nos enseignants d’EPS sont surtout des êtres inquiets, et non des Maîtres calmes et détachés.

Nous avons choisi d’interroger des enseignants qui sont reconnus dans leurs pratiques pédagogiques comme des enseignants cherchant à innover, à transformer leur enseignement. Ils se situent bien dans une recherche de renouvellement, et donc curieux et prêts, comme le dit Dominique DUPUY, à naviguer, à errer, à l’écoute des expériences des autres. Nous avons voulu cela, pour obtenir aussi une certaine homogénéité dans l’attitude professionnelle malgré les différentes motivations concernant la danse. Ils ont tous de la considération pour leur mission éducative, et leurs discours sont empreints d’enthousiasme et de doute, mais jamais équivoques quant au sérieux de leur engagement. Ils correspondent tous à l’image que nous nous faisons d’un bon enseignant apprécié par ses pairs et ses élèves.

Ils participent tous à des stages de formation continue, et assument des tâches pédagogiques en plus de leur service (formation continuée, association sportive, projets pédagogiques...)

Ils ont tous répondu immédiatement de façon positive à notre demande. Certains nous connaissent mieux que d’autres, et leur réponse à nos questions doivent être considérées en fonction de ce rapport. Nous avons l’intuition et la sensation que ceux qui nous sont étrangers ont été beaucoup plus volubiles, n’ont pas hésité à détailler leur discours pour le rendre plus explicite. Ceux qui nous sont plus proches ont, semble t-il, parlé avec plus de sous-entendus implicites. Notons cependant que la durée d’une demi-heure a été égale pour tous.

L’entretien nous permet d’approcher une pratique d’enseignant à travers les discours qui sont développés. Nous reprenons ici la théorie de Jérôme BRUNER qui incite à “‘penser la culture comme quelque chose qui se trouve dans l’esprit’”157. Nous interprétons, à travers l’entretien, la façon dont chaque enseignant a intégré personnellement et activement l’univers social et culturel. Il l’exprime à travers un discours qui lui-même donne des significations, et porte les représentations propres à la culture. Enquêtés et enquêteurs participent donc ensemble à cet échafaudage culturel autour de l’objet considéré : la danse scolaire.

La pratique de l’entretien met en avant l’attitude compréhensive et “‘s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, dons des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais de système de valeurs des individus’”158. Les enseignants d’EPS sont d’abord considérés comme des personnes impliquées dans des ritualisations d’activités corporelles. La présence corporelle est dominante dans l’enseignement de la danse, présence particulière où il ne suffit pas à l’enseignant d’apprendre des mouvements, mais bien d’inciter les élèves à danser. La question de la qualité de la relation se pose en permanence.

Cette réalité corporelle signifiante, cet engagement personnel, nous tentons de le débusquer dans les discours, de le mettre à jour à travers les images évoquées du corps et de sa théâtralisation dans l’acte d’enseignement. Les enseignants sont tous des modèles particuliers de “pratiquants culturés”. Ils ont tous assimilé une motricité en fonction des différentes activités physiques vécues dans le cadre de leur formation. Ils ont une certaine sensibilité qui objective un rapport au monde spécifique. Ils ont une connaissance et une intelligence de l’action motrice. Ils sont pétris de rapports sociaux inhérents aux pratiques sportives qui privilégient des relations congruentes dans des équipes éphémères et récréatives.

Nous ne cherchons pas à réduire les particularités. Chaque enseignant est un sujet qui, dans son histoire culturelle, a métissé à sa façon l’ensemble des significations. Ce métissage qui révèle chaque personnalité, nous voulons le comprendre. Il est une construction personnelle et en même temps se fonde sur une culture dominante. Il nous semble intéressant de mesurer comment les enseignants, eux-mêmes, élaborent une compréhension d’un objet culturel comme la danse, à travers les pratiques personnelles et les contraintes institutionnelles.

Cette “incorporation” se transmet dans l’acte d’enseignement, dans les discours comme dans les postures qui traduisent aussi le rapport à l’adolescence. Nous tentons d’interpréter chaque modèle en cherchant à comprendre la cohérence, la dynamique culturelle de chacun. Nous analysons les défaillances en rapport avec notre hypothèse : le modèle culturel est un système équilibré entre quatre pôles qui le constituent et qui le met en relation avec l’environnement et avec d’autres modèles. Nous cherchons les ressemblances pour chaque groupe d’enseignants, ceux que nous avons qualifié d’experts, non experts, et ceux qui refusent d’enseigner cette activité.

Cette analyse comparative n’a pas pour but de chercher l’homogénéité. Ce serait contraire à nos visées. L’objectif est de saisir les éléments qui unifient les comportements et qui sont culturellement fortement intégrés. Par exemple, dans les textes officiels, nous avons repéré la correspondance musique/mouvement comme facteur de cohésion. En est-il de même pour les enseignants ?

Nous désirons aussi relever les aspects les plus faibles des modèles qui reflètent une privation de sens et peu d’ouverture aux différents registres culturels. Enfin, les aspects des modèles les plus divers, les plus exposés aux rencontres, les plus métissés retiennent notre attention.

Afin de faciliter la lecture et l’analyse, nous proposons d’étudier trois enseignants appartenant aux trois catégories : expert, non expert, et ceux qui évitent l’enseignement de la danse. Ils nous aident à mettre à jour leur singularité et leur ressemblance à travers leur modèle culturel. Pour chacun d’entre eux, un portrait tente de traduire la dynamique de la personne qui risquerait de disparaître avec l’approche analytique. Une compréhension du modèle, dans son équilibre et sa traduction culturelle, donne lieu à une interprétation.

Ensuite, une comparaison entre les différents enseignants est menée en considérant ce qui les singularise et ce qui les unifie. Les textes officiels sont mis en parallèle avec les modèles et une approche des relations, enseignants et contraintes institutionnelles, permet de mettre à jour une certaine réalité de la danse scolaire aujourd’hui.

‘“Seule l’analyse de soi, de sa propre culture, de ses réactions, de ses pratiques peut conduire à prendre conscience et à fonctionner différemment en classe, dans la vie quotidienne”. Perrenoud 1995.’
Notes
156.

DUPUY. (D). “Ce que le maître me dit, ou passer le mur du temps”. Expérience, transmission. Danse colloque Clermont-Ferrand Pascalines . Brut de béton. Clermont-Ferrand.1998.

157.

BRUNER. (J). op cit. 210 p.

158.

KAUFMANN. (C). op cit. 23 p.