LA DIVERSITÉ DES MODÈLES

‘Les différents modèles E-, E, E+, n’accordent pas la même importance aux trois éléments : intelligibilité, sociabilité et motricité.’

L’importance du discours, selon les trois groupe,s révèle que les experts sont plus volubiles que les non experts. Nous mettons à jour une évidence : “ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement”.

Les enseignants formés après 1980 s’expriment avec plus de vocabulaire que les autres, et cela dans les trois groupes. Nous avons déjà remarqué que cette compétence à utiliser un langage plus spécifique et plus abondant, semble correspondre à l’époque où l’EPS est devenue une discipline d’enseignement à part entière. Il a fallu alors construire une intelligibilité, qui est passée par un discours et un vocabulaire commun. Ce dernier s’est largement amplifié dans les dernières décennies.

Les enseignants experts offrent une plus grande variété des termes employés dans leurs discours.

Les termes récurrents pour tous les modèles sont : corps, musique, (ce dernier est le plus employé. La danse reste bien attachée à la musique !), filles (le problème féminin demeure !), thèmes, expression et spectacle, relations (aux autres).

Ces termes définissent à eux seuls la danse scolaire : danse expressive plutôt réservée aux filles, favorisant des relations aux autres, aboutissant à un spectacle, s’appuyant sur des thèmes et de la musique qui donnent le sens et ordonnent le corps.

Définition des plus universelles, si ce n’est la perception du spectacle et la connotation sexuée, qui singularisent et positionnent culturellement cette activité.

Les modèles non experts accordent une place importante à l’intelligibilité. Ceux qui enseignent la danse s’attachent à définir longuement son but : la création et l’expression. Tandis que ceux qui ne l’enseignent pas font davantage référence aux différents moyens possibles pour atteindre ce but. Les experts donnent aussi la priorité aux objectifs de l’action. Ainsi les enseignants qui expérimentent la danse avec des élèves définissent surtout le sens qu’ils donnent à la danse scolaire : la création est le terme le plus usité.

La sociabilité est un facteur important chez les non experts. Les catégories quatre et cinq, celles qui pennent en compte la spécificité des relations sociales en danse, sont largement présentes dans le modèle expert. L’implication personnelle et la différence garçon/fille est davantage évoquée dans les modèles non experts.

La motricité est le pôle dominant des experts. Ces derniers valorisent les catégories trois et quatre, alors que les non experts accordent plus d’importance aux premières catégories qui renvoient à des approches plus évasives et fonctionnelles.

La sensibilité occupe la même proportion quantitative dans les trois modèles. C’est le facteur le plus faible dans les discours. Pour tous les modèles la catégorie un est valorisé. Les émotions et sentiments sont évoqués plus souvent que les images ou l’esthétique.

Nous pouvons observer l’équilibre général des modèles à partir de la quantité de discours attribué à chaque éléments. Sur le graphique la colonne rouge correspond aux enseignants E-, la bleue, aux enseignants E, et la jaune aux enseignants E+.

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Graphique 33 : Modèle E-, E, E+

Les trois modèles sont différents, mais aucun n’apparaît défaillant.

Le groupe des E- (rouge) offre un modèle qui articule plutôt trois facteurs dans l’ordre quantitatif suivant : intelligibilité,sociabilité, motricité.

Le groupe des E (bleu) est un modèle plus déséquilibré avec une dominante de l’intelligibilité et de la sociabilité.

Le groupe des E+ présente un modèle qui articule aussi deux éléments dominants : la motricité et l’intelligibilité.

La prédominance du pôle de l’intelligibilité s’accorde bien avec le modèle de 1996 et correspond aux influences cognitivistes dans le domaine des apprentissages et des attendus scolaires.

Les interventions concernant les démarches pédagogiques représentent entre 20 et 30% des discours. Plus les enseignants sont experts, moins ils mettent en avant leurs démarches.

‘La dynamique des différents modèles repose sur les cohérences et non forcémment sur les maîtrise isolées des éléments.’

Certains modèles articulent les quatre éléments et les valeurs de façon cohérente. De plus dans chaque élément du modèle les trois autres sont implicitement intégrés.

Par exemple :

Le modèle “C” expert (voir annexe 8) explique que l’expression et la relation aux autres sont les objectifs éducatifs et les valeurs accordées à la danse (passage d’une pratique culturelle à une pratique scolaire). Ces objectifs se réalisent dans la construction d’un spectacle. Sur ces valeurs se déclinent une intelligibilité de l’action autour de la création à partir de thèmes et d’un vécu. Les catégories des éléments motricité et sensibilité reflètent une reprise de cette double approche rationnelle et sensible de la danse. Les images, les correspondances, les perceptions kinesthésiques et visuelles sont évoquées tout comme l’émotion. La motricité usuelle semble être le point de départ d’une gestuelle qui s’élabore aussi par le jeu des composantes du mouvement, et qui renforce le sens créatif, l’imaginaire, en même temps qu’une certaine rationalité.

Les relations aux autres sont tributaires de la mise en place du spectacle qui délimite des rôles de chacun : ceux qui sont sur la scène, et ceux qui regardent. La communication évoquée est celle du registre sensible, il s’agit d’impressionner le spectateur, qui doit lui-même se laisser surprendre. Le modèle culturel semble avoir intégré celui de la danse contemporaine : créativité, mise en scène, image, émotion, activité réelle du spectateur. Nous notons cependant que la question de l’art n’est pas abordée.

Pour le modèle “Y”, non expert (voir annexe 5), l’expression est la valeur prioritaire qu’il accorde à la danse scolaire. C’est elle qui justifie sa place dans le cadre de l’EPS. L’intelligibilité fait appel à la création, l’expression à partir de thèmes. Danser c’est exprimer une idée par le corps. Il n’est donc pas besoin, comme en activité sportive, d’avoir une motricité élaborée. L’énergie est la qualité requise pour exprimer. L’imagination est essentielle. Cependant, l’implication personnelle est grande et les émotions éprouvées sont fortes lorsqu’il s’agit de s’exprimer devant les autres. Ce qui représente un enjeu éducatif non négligeable et nécessite d’aborder cette activité de façon différente des autres activités physiques. Ce modèle s’inspire directement des pratiques d’expression qui s’exercent dans des ateliers pour favoriser l’inventivité et la créativité des danseurs comme des acteurs de théâtre.

Ces deux modèles rendent compte d’une articulation positive entre les valeurs et les éléments, et d’un état d’équilibre dans leur fonctionnement interne.

Certains modèles articulent de façon discursive les valeurs et les pôles mais en oublient un. Par exemple :

Le modèle “F”, non expert (voir annexe 5) : Les valeurs de la danse scolaire qu’il décline insistent sur les relations aux autres, dans le cadre de la réalisation d’un spectacle. Ces valeurs articulent aisément l’intelligibilité dans les cinq catégories, et la sociabilité richement envisagée. La sensibilité fait référence aux émotions éprouvées dans la cadre d’une représentation et d’une communication singulière. Par contre, la motricité est inexistante. Il s’agit bien d’une communication corporelle, mais aucune précision n’est donné concernant le corps dansant. Cette absence d’un élément rend le modèle défaillant bien que cohérent.

D’autres modèles se trouvent déséquilibrés par un développement très important d’un élément.

Pour le modèle “K” expert (voir annexe 7), danser c’est faire une spectacle pour favoriser l’expression, communiquer quelque chose à quelqu’un. L’intelligibilité reprend cette valeur et la traduit en objectif d’action : créer à partir d’une idée en utilisant des images et la musique. La pratique de la représentation nécessite une anticipation et une mémoire. Elle incite à l’implication personnelle et aux relations de partenariat entre les danseurs, et à la recherche d’une communication sensible avec le spectateur. Pour l’impressionner, il faut donner à voir et apprécier l’esthétique des formes. Cela nécessite des apprentissages moteurs importants. La motricité à développer doit à la fois favoriser la création et assurer des images corporelles maîtrisées. Cette cohérence de modèle incite donc au déséquilibre en faveur de la motricité, qui est le support de la communication. Ce modèle est une réplique de celui des nouveaux programmes de 1996. Il ne pose cependant pas la question de l’art. Il a donc une cohérence plus grande.

‘La dynamique des modèles est moindre si celui-ci n’articule pas de façon discursive les pôles et les valeurs. Ces derniers sont juxtaposés.’

Certains modèles affichent des valeurs qui ne se retrouvent pas dans l’articulation des quatre pôles qui ont une autre cohérence. Par exemple :

Le modèle de “B” expert (voir annexe 8) privilégie les valeurs sociales : la danse permet d’abord des relations aux autres particulières. L’intelligibilité, le sens donné ensuite à la pratique dansée, ne reprend pas le discours socialisant des valeurs. C’est surtout (et de façon redondante) l’ouverture vers l’art, l’approche artistique qui nécessitent une intention et des mises en scène organisés. L’approche sensible que l’on retrouve dans la pratique de tout art implique l’imaginaire, l’attitude esthétique. La motricité doit être maîtrisée et encourage les déformations précieuses en art.

La sociabilité est à peine évoquée et laisse entendre que le créatif est en deçà des habitus. Apparaît donc un modèle culturellement cohérent si l’on excepte les valeurs, reflet de la contradiction entre pratique artistique et pratique éducative. L’art interroge d’abord l’individu, alors que l’école implique la socialisation et l’obligation du collectif qu’il faut bien gérer.

Avec le modèle de “K” non experte (voir annexe 5), la danse permet l’approche esthétique du corps dans un rapport harmonieux avec la musique. C’est ce qui lui donne sa valeur. L’intention et le but de la danse (intelligibilité) sont l’expression et l’invention. Ils apportent toute la spécificité des mouvements dansés qui se construisent avec beaucoup de liberté. L’implication personnelle des danseurs est forte. Les images, les émotions et le ressenti sont déterminants dans le registre de la sensibilité. La motricité reste évasive et l’enseignante envisage le mouvement par des enchaînements d’action. Il n’apparaît pas dans ce modèle d’articulation cohérente, entre les valeurs personnelles qui renvoient à des codes esthétiques concernant le corps et le choix éducatif qui doit donner priorité à l’expression, à la liberté de mouvement. L’épanouissement de la personnalité est une finalité qui réfère au modèle de 1967, alors que les valeurs esthétiques rappellent davantage celles de 1959.

‘Les modèles disjoints sont non discursifs, ils juxtaposent les quatre éléments sans mise en synergie ou ils révèlent des contradictions antagonistes.’

Des contradictions apparaissent entre les éléments qui mettent en péril le modèle culturel. Ces tendances se retrouvent principalement chez les enseignants qui n’enseignent pas la danse. Par exemple

Le modèle de “M” non expert, E- (voir annexe 2 ) attribue à la danse les valeurs à la fois d’esthétique et d’expression. Ces deux valeurs sont vécues comme contradictoires, et reflètent la difficulté du modèle à mettre en cohérence la sociabilité, pôle dominant qui occulte les autres, et la sensibilité qui oscille entre les émotions liées à des états d’être devant les autres et la sensibilité des formes esthétiques, dont la beauté est un indicateur important. La motricité portent aussi les stigmates de cette contradiction, elle est un corps pour le registre expressif et une technique parfaite pour l’esthétique.

Le modèle “JM” non expert E- met aussi en avant les qualités esthétiques de la danse qui s’expriment dans un spectacle. L’intelligibilité renforce le but de la danse, qui est de construire un spectacle avec une logique d’intention, en même temps qu’une liberté de mouvement. Ce dernier est un enchaînement de coordinations d’actions avec une énergie maîtrisée. La correspondance avec la musique est recherchée. Jusque-là nous retrouvons le modèle de 1996 avec sa cohérence. Cependant, la sociabilité laisse entendre une implication personnelle, un engagement de la personne suffisamment fort pour que la sensibilité soit touchée. Le modèle met en avant les émotions touchant l’affectivité. La danse alors n’est plus envisagée sous le même angle. Ce sont les valeurs d’expression de soi qui contredisent les valeurs esthétiques, et spectaculaires qui impliquent la représentation de soi et non l’acte de représentation.

Le modèle “B” non expert exprime aussi les contradictions entre une implication personnelle forte de la personne et le spectacle, comme activité de représentation qui organise cette personne, et le fait devenir dans ce cas un danseur. Ce modèle se dit d’ailleurs en difficulté pour enseigner et ne réussit que par un engagement personnel important. En jouant à être, en même temps que ses élèves, il leur permet de dépasser les états d’âme douloureux concernant l’implication de soi.

Nous observons que la disjonction entre les quatre éléments du modèle et les valeurs l’empêche de vivre une transmission culturelle. Les contradictions mal assumées, mettent en échec, dans leur activité professionnelle, les modèles culturels de ces enseignants. Ces derniers sont dans l’impossibilité de nouer des liens entre les pratiques culturelles et les pratiques éducatives. Ces contradictions sont vécues comme des fautes, du mal-être corporel.

La cohérence entre les valeurs et les éléments, permet aux modèles d’envisager un enseignement, même si certains de ces éléments sont faibles. Ceux-ci sont alors, défaillants en occultant ou rendant excessif un des quatre pôles.

Ces types de “pratiquant culturé” réduisent leur dimension culturelle et leur dynamique d’échange. Ils expriment d’ailleurs tous des manques et un besoin de formation.

La cohérence entre les quatre pôles et leur dynamique interne peuvent supporter une contradiction avec les valeurs. Nous abordons alors le problème de la conscience et de la responsabilité de l’enseignant dans ses choix avoués ou non .