Les situations d’apprentissage

‘L mise en dynamique du « pratiquant culturé » passe par des objectifs clairs. Danser, c’est avoir des relations spécifiques avec ses partenaires .’

Les trois séances privilégient la relation dansée : relations entre partenaires et relations avec le spectateur. Ces relations ne peuvent pas exister sans un espace déterminé. L’enseignante propose dans un premier temps de construire un espace de relation qui est contraint. Elle définit des trajets et des points qui construisent la signification de la relation. Elle incite les élèves à rendre lisible l’espace, en liaison avec des relations qu’il faut inventer. La danse est davantage envisagée comme une activité visuelle que comme une activité expressive.

Le deuxième objectif installe les relations dansées dans une perspective spectaculaire. L’élève doit passer de la relation entre ses partenaires de danse à une relation en direction d’un spectateur, tout en intégrant la précédente. La notion d’effet devient centrale. Elle s’appuie sur l’idée d’une communication, d’un échange intentionnel qui veut atteindre son objectif. L’effet attire l’attention, captive le regard, doit faire impression. La production et la perception d’effets mettent en jeu l’activité sensorielle au sens large, et contribuent au développement de l’attitude esthétique et de l’échange artistique.

Un autre aspect de la notion d’effet nous paraît important : celui qui induit la relation de cause à effet et qui laisse entendre qu’un effet est dépendant de lois, d’anticipations, d’un contexte maîtrisé.

John MARTIN classe les danses à travers deux types d’effets recherchés par le danseur : effet sur lui-même, effet sur les autres. Il synthétise assez bien les deux approches de la notion d’effets, le mouvement comme cause anticipée et organisée, et la danse comme production d’effets, qui cherche la communication sensorielle devant aboutir à une mise en jeu sensible du danseur comme du spectateur.

Le troisième objectif doit faire accéder les élèves danseurs à la notion de déformation, qui est cette fois appréhendée dans la relation avec le partenaire. Cette complexification des attendus valorise une danse qui incite aux relations entre danseurs, avec pour objectif de produire des formes à plusieurs, des espaces tracés qui mobilisent les perceptions visuelles et kinesthésiques.

La danse n’est pas une activité spontanée, libératrice d’énergie, mais une activité ordonnée, anticipée, afin de pouvoir plaire, intéresser. Les ruptures et les contrastes sont des éléments de composition d’une danse qui désire toucher. Les élèves sont contraints pour expérimenter. Leur liberté d’expression se situe à l’intérieur de ces contraintes qui les obligent à une rupture culturelle, car faut-il le rappeler, danser signifie pour eux bouger sur la musique. L’enseignante n’a pas choisi de privilégier cette sensibilité, tout comme elle favorise une gestuelle différente, originale, s’éloignant de la verticalité.

‘La dynamique du modèle se construit grâce aux mises en activité des élèves, qui facilitent un enrichissement des éléments sensibilité et sociabilité.’

Les premières situations sollicitent toutes l’activité motrice, avec la notion de déformation. L’évolution des trois séances montrent que l’enseignante guide, de façon active, la mise en mouvement et qu’elle favorise le rapport musique/mouvement. Ce dernier n’est jamais tout à fait le même.

Dans la séance numéro trois, l’arrêt de la musique déclenche l’attitude. Le repère est facilement identifiable et se construit comme un stimulus/réponse. C’est une approche traditionnelle du rapport musique et danse.

Dans la séance quatre, l’enseignante produit avec les élèves des sons rythmés grâce aux mouvements. Elle tente d’expérimenter avec eux la notion d’effet, par la recherche de surprises, au niveau gestuel, comme au niveau rythmique. Le son est à la fois support pour le mouvement, et créateur de mouvements. Il permet aux élèves d’envisager que le corps possède lui-même une musicalité. L’enseignante s’inscrit dans une approche contemporaine, renouant avec les fondements du mouvement, non plus perçu comme décoration musicale, mais porteur de rythmicité et musicalité.

Dans la séance cinq, la musique sert à organiser la durée du mouvement et implique les élèves dans une sensibilité plus ouverte qui met en relation les différentes perceptions, auditives, kinesthésiques et visuelles. La musique est perçue comme ordonnatrice du temps, et non comme productrice d’images, d’impulsions. La musique n’impose pas son temps. C’est le danseur qui le construit sur la musique. Là encore, l’enseignante inscrit sa démarche dans une référence à la danse contemporaine. Cette démarche pédagogique favorise l’enrichissement de la sensibilité. L’ensemble des capacités perceptives est sollicité. Les images sont provoquées par la recherche d’une motricité inhabituelle à laquelle l’enseignante propose une autre vision de l’esthétique. L’engagement ludique provoque aussi les émotions, à travers le jeu de mouvements. Toutes les catégories de la sensibilité sont donc abordées.

La sociabilité mise en jeu n’est jamais la même. La séance trois incite l’élève à s’affirmer seul dans l’activité. Les consignes lui donnent les repères concernant la recherche qu’il doit entreprendre. Il est aidé par un stimulus fort, l’arrêt de la musique, pour s’engager à produire, à devenir une forme originale, c’est-à-dire à passer du statut d’élève au statut de danseur.

La séance quatre motive l’échange, l’écoute des autres, tout en permettant l’affirmation personnelle. Pour faciliter l’engagement de chacun, l’enseignante entre dans le jeu, se propose comme référence du mouvement, expérimente avec les élèves les possibilités de surprises. L’activité ludique est le support choisi, de manière à laisser entendre que le faire-semblant, la gratuité des réponses, permettent d’investir le corps dans un rapport nouveau, festif, qui libère des conventions et des normes.

La mise en activité de la séance cinq est une reprise de la séance trois, à laquelle s’ajoute une relation à deux. Le partenaire devient une forme plastique qui permet à l’élève d’élaborer la sienne. Les rapports à deux sont médiés par les formes à réaliser, et les appuis à prendre sur l’autre. La musique organise le temps et ouvre les perceptions qui favorisent l’implication plus large de tous.

L’évolution des relations sociales pendant les trois séances fait apparaître les intentions de l’enseignante : l’affirmation personnelle dans une recherche de production de formes originales ; puis la perception des autres grâce à l’imitation et l’unisson, ainsi que les actions complémentaires dans un espace relationnel collectif et ludique ; enfin une relation plus spécifique avec un partenaire pour produire des formes plastiques.

L’enseignante propose donc un enrichissement en ouvrant l’élément sociabilité à toutes les catégories. Elle l’a déjà fait précédemment pour la sensibilité. Le “pratiquant culturé” s’émancipe, en élargissant ses capacités d’appropriation d’ingrédients culturels et simultanément, en multipliant les articulations personnelles entre les éléments et les catégories.

‘La dynamique du modèle s’exprime dans des situations d’apprentissage où l’intelligibilité est toujours sollicitée.’

Chaque séance est construite avec la même logique : une situation de recherche et d’exploration, à partir d’un matériau fourni par l’enseignante, suivie d’une situation de composition de danse qui utilise les recherches, et enfin une présentation de la danse à un petit groupe de spectateurs qui valide les productions en lien avec les apprentissages à mener.

Cette démarche pédagogique est le résultat, semble t-il, de plusieurs influences : l’influence des théories de l’apprentissage et des modèles constructivistes et socio-constructivistes qui favorisent l’activité des élèves, aussi bien dans l’approche des problèmes rencontrés que dans les stratégies à mettre en place pour les résoudre. Dans les situations proposées par l’enseignante, les élèves doivent trouver des réponses en regard des contraintes de la tâche et les partager, les échanger avec leurs partenaires. Les connaissances relatives à l’apprentissage moteur ont mis à jour les différentes étapes nécessaires aux acquisitions motrices. “L’étape cognitive” permet à l’apprenant d’avoir une idée du but à atteindre, et situe les conditions de réalisation de l’action, ce qui favorise la formulation d’un premier plan d’action. “L’étape associative” se traduit par une recherche de diversification et de fixation des réponses. La dernière étape est celle de “l’automisation”, pendant laquelle l’apprenant stabilise ses réponses motrices, et se libère d’une attention sur les actions, et se rend disponible pour son intention d’action.

L’enseignante, par sa formation, sait que la construction de nouveaux programmes moteurs résulte d’un processus d’intégration de “sous-routines”. L’élève n’apprend qu’au moyen de ce qu’il sait déjà faire. Il utilise d’abord le répertoire d’habiletés motrices qu’il maîtrise. Ainsi les première situations permettent aux élèves d’exprimer ce qu’ils savent faire, dans les déplacements, dans les enchaînements avec des attitudes, en suivant des orientations précises. La consigne qui consiste à rechercher des réponses originales, nouvelles et changeantes, oblige les élèves à trouver des habiletés qui ne sont peut-être pas fondamentalement nouvelles, mais au moins peu usitées.

Cette démarche pédagogique s’inspire aussi des pratiques artistiques inventées par les créateurs de la danse moderne. Le rejet de l’académisme et des écoles classiques s’est accompagné d’une construction nouvelle de la formation du danseur. Ce dernier doit être créatif, inventif, expressif, authentique dans son rapport au corps et au monde. Il était nécessaire d’inventer des procédures. La nouvelle danse moderne du début du siècle, quellles ques soient ses origines, a mis en place une démarche créative et s’est posée la question de la formation adéquate. Une préparation technique s’élabore avec les nouvelles approches du mouvement définit par LABAN, que chaque créateur s’approprie et approfondit. Une formation à l’improvisation, axe central de la préparation, sollicite l’expérience corporelle, investit tous les registres des perceptions et permet au corps d’emmagasiner des sensations, des images nouvelles qui ouvrent le champ de la créativité et de l’imaginaire. L’improvisation représente le moment de recherche, où rien n’est arrêté, défini, où tout peut s’expérimenter. Le regard extérieur n’existe pas. C’est le moment du tâtonnement, pendant lequel le danseur s’éprouve, repère à travers les sensations, ce qu’il lui convient. Ce temps dit WAEHNER “‘sert à trouver le matériel utilisable pour la chorégraphie, sans prétendre déjà chorégraphier’” 169.

L’enseignante a vécu personnellement ce travail d’atelier qui accompagne toute recherche créative et qui précède la composition, l’élaboration des danses. Il s’insère dans une démarche de création qui donne l’initiative du mouvement à l’élève, tout en lui apportant un cadre relativement contraint. Nous observons le mélange approprié de démarche éducative et de pratiques artistiques au service d’une intention prioritaire : rendre les élèves créateurs de leur danse.

Nous analysons plus finement les séances, afin de cerner les apprentissages attendus.

La séance trois a pour objectif d’aider les élèves à structurer une danse dans un espace contraint : trois points dans l’espace où les danseurs doivent prendre des attitudes, formes de corps originales, et trois trajets, tracés au sol qui orientent les déplacements. Seul, puis à deux, les élèves danseurs enchaînent les attitudes et déplacements dans l’intention de produire des effets visuels ou des surprises chez les spectateurs. Le bilan des observations fait apparaître que ce qui est regardé avec intérêt est, d’une part, le point de rencontre entre les deux danseurs, et d’autre part, leur action commune. Le “faire-ensemble” est valorisé, notamment lorsqu’il est structuré sur un rythme. Les élèves repèrent aussi les formes inhabituelles. La notion de déformation permet un enrichissement de la motricité, les catégories trois et quatre sont représentées, alors qu’elles étaient inexistantes dans les séances un et deux.

La séance quatre favorise les relations entre les partenaires et leur complexification. L’enseignante incite les élèves à la recherche et à la compréhension des éléments constitutifs du mouvement, par l’introduction de la notion de contraire : contraire d’espace, de temps, d’organisation corporelle.

La séance cinq est un approfondissement plus systématique de cette notion. Elle spécifie les contraires de temps, (le lent et le vite), d’espace, (haut et bas, avant et arrière) que les danseurs doivent négocier à deux. Les relations dansées sont enrichies par ces contraintes, et incitent à l’élargissement des activités perceptives et motrices.

Qu’est-ce-que les élèves apprennent ?

Le danseur doit être capable de produire des formes corporelles, des attitudes en rupture avec les formes corporelles habituelles. Il doit savoir les coordonner avec des déplacements orientés. Pour cela il doit mobiliser tout son corps, utiliser des appuis variés, accepter des équilibres nouveaux, et modifier la construction quotidienne de la verticalité. Il fait la différence entre l’espace du corps (volume) lié à l’attitude, et les tracés au sol (trajectoire orientée). Les acquisitions concernant la motricité sont dirigées. Elles ne relèvent pas d’un modèle préétabli, de formes préconstruites qu’il conviendrait de reproduire. Un modèle de réponses existe cependant et permet d’évaluer la réussite, par l’utilisation optimale des matériaux fournis. Nous pouvons noter la prédominance de l’aspect spatial, sur l’aspect temps, qui favorise des perceptions plus visuelles et kinesthésiques.

Le danseur doit être sensible aux formes et aux espaces investis. Les effets recherchés sont avant tout visuels. Il n’est pas fait référence aux images, ni aux émotions. Les élèves n’ont pas à exprimer des intentions. Ils doivent travailler la matière corporelle qui, nous semble-t-il déclenche l’imaginaire. Il n’en n’est jamais fait allusion cependant.

Le danseur doit être capable de trouver des accords avec son partenaire. Les situations d’apprentissage privilégient la relation à deux. Elles offrent la possibilité d’ententes corporelles pour produire des figures ou des déplacements. Le partenaire danseur peut être un autre soi- même, ou un appui, ou une amplification de soi. Les relations corporelles exigent une maîtrise de ses émotions, de son espace personnel, qui se réalise par l’activité perceptive et sensible.

Le danseur doit pouvoir anticiper ses actions. Il se donne donc des règles de composition. L’intelligibilité de la danse s’exerce surtout dans son élaboration. Dans le cycle, la lisibilité des relations s’élabore dans une construction spatiale ainsi que dans la maîtrise de l’unisson et des contraires. La recherche d’effets sur le spectateur est orientée par ces règles.

L’analyse du cycle témoigne d’une cohérence, d’une logique dans les apprentissages. Cette dernière propose une activité non morcelée, toujours contextualisée et qui rend compte des quatre éléments de notre modèle, toujours articulés dans les séances. L’enseignante par, le choix de ses thèmes d’étude, tente d’enrichir le modèle en permettant d’interroger certaines catégories constituant les éléments.

Notes
169.

WAEHNER K. op cit. 12 p.