L’expression corporelle : une activité anti-sport.

L’éducation physique a toujours été traversée par des luttes, des querelles. Celles qui se déroulent dans les années 60/70 sont extrêmement vives, et opposent non seulement des visions méthodologiques différentes concernant le corps, mais aussi des visions idéologiques et philosophiques. La réglementation sportive modélise les corps dans une société qui recherche la rentabilité économique. La notion d’aliénation prend une importance considérable, car asservir les corps au rendement exigé par la compétition appartient au système capitaliste et ne peut en aucun cas être une finalité de l’école. Tout un courant de pensée, dans la mouvance de 1968, dénonce avec violence cette modélisation possible des corps par la pratique sportive. J.M. BROHM 215 conteste l’hyper technicisation, la répétition des gestes, les relations de soumission qu’oblige l’entraînement.

Le courant anti-sportif veut considérer le corps autrement, dans un contexte moins aliéné, et les activités d’expression deviennent un nouveau champ d’investigation du mouvement. Bien que la danse et l’expression corporelle soient introduites par des femmes ( toutes artistes en même temps que pédagogues), dont l’enjeu est de dépouiller le corps et le mouvement des avatars de la gymnastique, leurs travaux sont repris dans un contexte autre. Mireille ARGUEL rapporte qu’un “‘courant psychologisant s’instaure, relayé par la psychanalyse et par les idéologies politiques de type marxiste, qui pervertissent l’idée première relativement simple et détournent l’expression corporelle’”216. Ce qui ne va pas sans créer des confusions et des tensions. Cependant on peut noter, que ce mouvement minoritaire à l’époque, permet à un certain nombre de professeurs d’EPS masculins de s’approprier pour la première fois cette activité.

Monique BERTRAND et Mathilde DUMONT sont deux enseignantes artistes. Elles tentent d’organiser un contenu d’enseignement de la danse dans le cadre de l’EPS et interpellent et forment les enseignants hommes. Elles proposent donc l’expression corporelle, propédeutique à la danse, en s’inspirant de toutes les techniques du corps expressif qui vont du mime, aux différents styles de danse.

Elles expliquent que le terme “‘expression corporelle sonne vrai, familier, il nous fait revenir aux racines de la vie, qui ne sont pas forcément grâce et beauté, non pesanteur, mais d’abord cri, souffle, orgasme, enracinement ...”217 ’ La définition qu’elles donnent considère le corps dansant comme un corps de chair, vivant, émouvant, et non plus comme une forme abstraite.

Pinok et Matho (leurs noms d’artistes), traitent de l’éducation globale et trouvent une facilité d’expérimentation à l’école maternelle et élémentaire tout comme l’éducation par le mouvement de LE BOULCH. Elles sont largement influencées d’ailleurs, par la psychanalyse et les écrits de ROGERS 218 . Elles utilisent le groupe comme élément structurant et libérateur de la personne. L’enseignant doit être capable d’accompagner les groupes par un regard congruant, amodélisant permettant l’authenticité de l’élève danseur. Elles préfèrent parler d’art du mouvement que de danse, elles veulent favoriser la création personnelle avec une utilisation variée des techniques.

Claude PUJADE-RENAUD219 apporte sa sensibilité d’artiste et de pédagogue. Elle fait partager, par ses écrits, ses recherches sur les qualités expressives du corps. Elle aide un groupe d’enseignants : le G.R.E.C220 de Toulouse. Celui-ci recherche la libération de l’expression du corps, l’affirmation de l’être total, l’importance de la vie relationnelle. Le corps est chargé de tabous dans la société et l’authenticité du jeu est difficile. Leur travaux s’expérimentent dans une pratique réelle de communication nouvelle dans les rapports acteurs-spectateurs. Chacun doit dépasser le rapport superficiel du divertissement, et s’engager dans une relation plus intime, à la recherche de sensations et d’émotions.

En 1966, les différents courants de danse font leur apparition dans le cadre de l’examen concluant la formation des enseignants d’EPS. Les différents styles de danse sont abordés : Classique, moderne, contemporain, jazz et folklore, et ainsi, témoignent des influences fortes du contexte culturel qui, nous le verrons, est très riche. Cette danse moderne pénètre en France et trouve une certaine légitimité par la mise en place de réseaux de diffusion décentralisés. Elle révolutionne les pratiques de danse car elle propose des approches du corps particulières : Les points de départ du mouvement se différencient, la mobilité de la colonne vertébrale permet le volume corporel, l’utilisation du poids du corps crée des relations particulières avec le sol et sollicite des appuis nouveaux, la respiration, l’énergie se déploient et s’expriment sans restriction.

Dans les témoignages de la revue, ces techniques de danse sont abordées par des enchaînements et des postures, rarement cependant par l’explication de la conscience nécessaire à engager dans le mouvement. L’analyse du contexte de l’EPS devrait nous permettre de mieux percevoir la place et le rôle de la danse dans les programmes d’enseignement.

Notes
215.

BROHM JM. “Sport, culture et répression”. Collection Maspero.Paris.1972.

216.

ARGUEL. M. “Surgissement de la danse moderne dans le milieu de l’EPS”. in, Aventure de la danse moderne en France . ROBINSON J. Chiron.Paris.1990. p 302.

217.

BERTRAND et DUMONT. “Mouvement et pensée”. VRIN. Paris. 1973.

218.

ROGERS. C. “Liberté pour apprendre”. Dunod. Paris. 1972.

219.

PUJADE-RENAUD. C. “Expression corporelle. Langage du silence”. ESF. Paris. 1977.

220.

GREC. “Les cahiers du GREC”. n° 1 à 7. UEREPS. Toulouse. 1969 à 1972.