L’intelligibilité

Les danses expressives de WIGMAN et GRAHAM font appel à des connaissances du corps et des expressions artistiques fines et diverses. Elles sollicitent la pensée imageante pour l’approche compréhensive de l’Homme.

Les événements dansés de BEJART s’appuient sur les racines traditionnelles de la vie sociale, il utilise comme GRAHAM, les mythes pour transmettre des messages. Son approche du monde se veut plus rationnelle et ordonnée.

Etude comparée des différents modèles. Explication du choix scolaire.

Cette analyse comparée doit nous permettre de considérer les influences culturelles qui s’exercent sur la culture scolaire.

L’approche sociologique , rend compte, dans cette période, d’un nouvel imaginaire du corps. Le corps est perçu comme un reconquête de soi, une affirmation d’une individualité à la recherche de sensations. “‘Plus le sujet se centre sur lui-même, plus son corps prend de l’importance au point d’envahir le champ de ses préoccupations et de le situer dans une position duelle’” 237. Dans les années 70, le vécu corporel, comme les pratiques qui s’exercent, mettent en avant la sensualité, et la sexualité, c’est-à-dire toutes les valeurs à tonalité hédoniste et jouissive. Il se développe donc un rapport au corps, d’inspiration dionysiaque, qui vient chasser les positions plus traditionnelles soucieuses de préoccupations normatives. La danse moderne, depuis le début du XXième siècle, tente d’imposer ce corps émotion, présence charnelle qui veut réinventer le monde à partir de ses sensations. Elle reprend et développe ce qui traverse plus généralement la société et dans laquelle elle s’insère. Bourdieu montre que le “ ‘style personnel ... n’est jamais qu’un écart par rapport au style propre à une époque ou à une classe, si bien qu’il renvoie au style commun non seulement par la conformité, à la façon de Phidias qui, selon Hegel, n’avait pas de manière, mais aussi par la différence qui fait la manière. Le principe des différences entre les habitus individuels réside dans la singularité des trajectoires sociales, auxquelles correspondent des séries de déterminations chronologiquement ordonnées et irréductibles les unes aux autres’” 238.

Il est tout à fait remarquable d’observer les convergences dans les pratiques culturelles nouvelles, qui considèrent le corps comme lieu d’individuation, et les pratiques scolaires qui tentent de prendre en compte le corps comme siège d’expression. Nous devons signaler quand même l’extrême difficulté que rencontre cette jeune danse moderne lorsqu’elle se confronte au public. Seuls les initiés apprécient. Les codes de lecture des corps transgressent les normes habituelles. Le succès de Béjart auprès d’un large public peut interroger. Ce chorégraphe utilise des codes sociaux traditionnels et propose encore des identifications standardisées qui fonctionnent très bien. Les spectacles parlent de la modernité et des rapports humains contemporains, et donnent à lire un corps codifié, idéalisé bien répertorié. Le modèle scolaire fonctionne un peu sur cet amalgame de tendances. Il tente d’introduire un rapport au corps personnalisé et sensuel tout en développant une motricité et une sensibilité reposant sur des anciens registres normatifs. Les apprentissages concernant la motricité peuvent-ils faire le deuil d’un corps idéal ?

L’approche psychologique , investit la personnalité à travers la recherche valorisante de l’image de soi et de la construction d’une subjectivité qui intègre les différentes façons d’être et de paraître. La spécificité de cette période réside dans l’exploration de l’Etre. L’authenticité de l’expression à partir du corps quotidien est la base du travail du danseur moderne. La personnalisation des réponses est le gage du dépouillement du faire semblant. Etre d’abord soi, expérimenter le corps et le mouvement sont essentiels. ”‘L’objet de la danse dont je parle, c’est l’évènement où le corps existe ; d’où il émerge : de lui-même, ou des mots ou d’autres emprises ... La danse comme contact mouvementé entre ce qui est et ce qui peut être ; entre l’étant et l’être’“ 239. Les danses modernes incarnent cette volonté de mettre à jour l’être. Le regard du spectateur doit être à l’écoute des sensations corporelles, des émotions. Il ne fait pas référence à un modèle. Il doit ressentir.

Le modèle scolaire semble hésiter. A la fois, il demande la mise en oeuvre du corps expressif, synthèse personnelle et donc affirmation d’un corps non modélisé, et en même temps, il propose une intelligibilité faite de conscience et de maîtrise du corps en rapport normé avec une musique. Ce modèle tente de concilier des approches culturelles antagonistes du corps. La mise en oeuvre pédagogique devient problématique, sauf si l’enseignant choisit et permet l’expérimentation séparée des deux modèles.

L’approche épistémologique, permet d’appréhender les techniques du corps en rapport avec les intentions et les valeurs. Les danses modernes laissent entrevoir des points de convergence importants : le mouvement part du centre du corps vers la périphérie. Le centre, c’est à dire ici, le corps central, la colonne, le plexus, le bassin, sont mobiles et à l’initiative du mouvement. Les appuis au sol peuvent être très larges et traduisent un rapport à la terre particulier. Terre où les corps chutent, s’élèvent, respirent. La mise en jeu des contraires crée des tensions dans le corps qui provoquent l’émotion et les sensations proprioceptives. L’authenticité naît des mises en danger du corps dans l’espace et dans l’agrandissement des volumes. Les techniques de la danse moderne semblent résoudre le problème de l’expressivité, du passage entre la danse décorative, de divertissement, et la danse exprimant des sentiments.

La danse moderne, en considérant le mouvement comme expérience humaine, semble surmonter l’obstacle épistémologique lié à la dichotomie forme et contenu, ou signifiant et signifié. Elle rencontre beaucoup de résistance, car elle crée une rupture dans les conceptions et les acceptions du corps et de son expression.

Le modèle scolaire tente d’innover, en parlant de valeur évocatrice du mouvement, d’entraînement à la création en fonction d’idées ou de thèmes. La recherche d’expressivité repose sur l’importance accordée à l’intention qui, selon les textes officiels, précéderait le mouvement. L’exigence de l’intelligibilité à l’école provoque ce détournement de sens que propose la danse moderne. Pour cette dernière, le mouvement seul a une existence, et les sensations qu’il procure peuvent ensuite donner naissance aux images. Cependant, la motricité envisagée dans le modèle scolaire n’engage pas vers des sensations complexes. Elle s’appuie sur le même registre décoratif de la gymnastique rythmique : le mouvement illustre la musique.

Notes
237.

LE BRETON. D.” Anthropologie et modernité” PUF. Paris.1998 162 p.

238.

BOURDIEU.1994. op cit. 101p.

239.

SIBONY.D. 1995. op cit. 26 p et 228 p.