INTRODUCTION

De quelques questions d’esthétique et de méthodes

La quête de l’identité, la recherche du plaisir, l’alliance du prestige et de l’infamie : tels sont les trois thèmes structurants de l’oeuvre entier de Dominique Fernandez. Vouloir comprendre, expliquer le mystère d’un destin, en montrer les contradictions et les unités, évoquer les temps forts d’une existence, raconter les scènes intimes qui échappent à l’historien, révéler les motifs secrets d’une oeuvre, c’est bien le dessein du romancier comme de l’essayiste, celui du critique et du journaliste qu’il est depuis plus de quarante ans. Exploration inlassable de l’être humain, de son âme et de son esprit, cette oeuvre se manifeste comme une entreprise originale, universelle et sans limites.

L’originalité même de ce projet tient à la voix romanesque qu’a su trouver peu à peu son auteur : une voix qui utilise la richesse du roman historique pour aborder des thèmes qui l’obsèdent et qui sont les questions fondatrices de la civilisation et de toute grande oeuvre littéraire. Cette voix romanesque emprunte à la règle créatrice de Stendhal ou de Chateaubriand (celle de la fiction et de la narration qu’il s’approprie quand il découvre, après la publication de ses quatre premiers romans, la formule romanesque qui devient la sienne) mais se manifeste aussi par sa parenté avec les écoles allemande et russe où la réflexion, la discussion, ce que l’on peut considérer comme une digression dans la mesure où le narrateur s’écarte de l’anecdote pour développer points de vue et jugements sur un événement, un fait de société ou une question esthétique, occupe une place essentielle dans le récit.

Dans un cas comme dans l’autre, le roman fernandezien se fait l’héritier non seulement d’une certaine tradition romanesque mais d’un état d’esprit : le héros, double possible du romancier, projection de son moi sans être un véritable alter ego, lui permet de mettre en lumière les raisons qui poussent un homme vers l’échec, qui l’attirent dans son abîme alors qu’il a toutes les qualités, obtenu tous les succès dont rêve la majorité de l’humanité. Ses héros sont des artistes ou des intellectuels, des personnages brillants et parfois célèbres mais restés incompris : la volonté de l’auteur est de révéler le complexe qui a présidé à l’édification de leur oeuvre, qui en a justifié l’entreprise. La création fernandezienne naît donc d’abord du plaisir de l’auteur, de son admiration pour une oeuvre, de sa fascination pour un créateur. Cette attirance devient le moteur de sa création parce que l’explication semble nécessaire, parce que, de son point de vue, tout n’a pas été dit du mystère et de l’ombre, parce qu’il reste encore cette terre inconnue à découvrir qu’il a nommée jadis inconscient et qu’il pourrait appeler aujourd’hui la part de vérité et d’ombre de tout homme, part d’autant plus inquiétante et intéressante quand elle appartient à un artiste, à un créateur. De fait, Dominique Fernandez, quelle que soit la forme d’écriture qu’il choisit (article, essai, roman, préface, livre de voyage...), poursuit toujours un même but : montrer sa compréhension d’un homme afin de dévoiler son secret, et à travers ses héros c’est aussi de lui-même qu’il est question, c’est sa propre ombre qu’il peint et qu’il traque. Méthode personnelle qui dépend d’une relation profonde et continuelle entre les différents genres littéraires et qui se justifie par la nécessité de trouver et de créer la vérité d’un être vivant. Ses personnages principaux sont donc dotés de toutes les contradictions, de tous les charmes et de tous les défauts qui permettent au lecteur d’oublier qu’il se trouve en présence de créatures de papier et de se laisser aller à la magie romanesque.

Or, cette passion individuelle pour le destin d’hommes couverts de gloire et d’opprobre est aussi une entreprise dont la portée est universelle. Les héros, au-delà de leur propre histoire, sont des archétypes : indépendamment du lieu où ils vivent, de l’époque dans laquelle ils évoluent, ils sont tous les acteurs d’un parcours qui intéresse chacun de nous. Leur quête est celle de l’auteur et celle de l’humanité tout entière. Se demander qui l’on est, rechercher non seulement des preuves de son existence mais le sens de cette existence, interroger inlassablement les signes de son destin pour répondre à ces questions, montre bien quelle part de vie prête Dominique Fernandez à ses créatures. Car les romans qu’il écrit sont aussi des biographies possibles, simplement, la fiction lui permet tout à la fois de combler les vides de la connaissance historique du sujet et, en créant l’illusion de la vie, de jouer avec le vraisemblable pour mieux démontrer la solidité de son point de vue, de son opinion. Ainsi en va-t-il du mystère de Tchaïkovski ou de celui de Pier Paolo [Pasolini] : le romancier se glisse dans les interstices de la biographie, tout en s’appuyant sur ses apports pour créer la vraisemblance, et s’ingénie à imaginer tout ce qui, de l’intimité de ces hommes, peut faire de sa solution de l’énigme la seule solution vraisemblable.

Le plaisir du romancier et celui du lecteur tiennent donc tous les deux à cette volonté de déchiffrer, de percer à jour : le récit emprunte aux ressorts de l’enquête policière, il s’agit de pénétrer peu à peu dans un domaine méconnu, celui de la conscience d’un homme, pour comprendre enfin comment au faîte de sa gloire on peut préférer le suicide ou la fuite. Mettre à jour les mécanismes de cet aspect de l’écriture fernandezienne, en dévoiler les raisons, les motifs et les conséquences esthétiques dans ses romans seront des points importants de ce travail — qui ne saurait exclure la principale cause de la création du plaisir, les sources de plaisir de l’auteur lui-même.

Pourquoi, depuis qu’il écrit, Dominique Fernandez recherche-t-il inlassablement à répondre à ces questions, pourquoi est-il toujours en quête non pas d’une vérité mais de la vérité ? Des raisons liées à une histoire personnelle et à un contexte familial à celles qui tiennent au sentiment d’être condamné par la société en raison de son homosexualité, toutes fondent la constitution de la méthode et de la voix fernandeziennes. Et là encore, parce que tous ces motifs ont non seulement partie liée avec le plaisir mais qu’ils en déterminent la recherche, la stimulant ou la freinant, leur étude, présentée comme une sorte de tableau de l’étiologie du plaisir fernandezien, paraît être un préalable indispensable à toute étude du plaisir, et, plus largement, à toute étude de l’oeuvre.

La question du père, image obsédante et inquiétante, domine toute une partie de l’oeuvre : fils sans père, les héros déclinent tous jusqu’au Dernier des Médicis le thème de l’absence et montrent les conséquences de cet abandon paternel. Là encore, « l’arbre » fernandezien ne peut être coupé de ses racines : comment envisager d’étudier le thème du plaisir sans s’intéresser d’abord aux conditions de la quête de l’identité des personnages ? Chercher à savoir qui l’on est, c’est apprendre à découvrir les enjeux de la volupté et les causes de la souffrance, faire le récit de ce parcours c’est tenter de dépasser ses complexes et de sublimer ses pulsions. L’étude de l’oeuvre romanesque implique la connaissance du parcours de son auteur. Aussi, c’est en retenant les règles énoncées par Dominique Fernandez pour définir la méthode de la psychobiographie, qui s’attache autant que faire se peut à établir l’analyse sur une lecture continue de l’oeuvre d’un artiste et de sa biographie, que nous nous envisageons ce travail : de « l’arbre jusqu’aux racines », en dépit des lacunes biographiques propres à un auteur contemporain (nous ne disposons d’aucune biographie, d’aucune correspondance, certaines époques, celle de l’adolescence en particulier, nous demeurent mal connues) et en intégrant tous les témoignages ou documents que l’on peut mettre en relation afin de donner l’éclairage le plus complet sur cette oeuvre.

Enfin, se demander pourquoi chacun de ses personnages se trouve toujours déchiré entre le besoin de revendiquer sa liberté, la volonté de faire de sa quête du plaisir l’objet d’une lutte sociale, d’un engagement politique et non pas seulement d’une problématique individuelle, et le désir de maintenir son plaisir lié à l’idée de la transgression et trouvé dans la clandestinité, - voilà des questions qui non seulement permettront de définir la nature du plaisir fernandezien mais aussi de préciser les sources, les sens et les buts de l’esthétique de cette oeuvre.

Du plan thématique, ce travail veut donc s’ouvrir aussi largement que possible à toutes les voies d’analyse (par le recours aux connaissances biographiques, par la confrontation et la comparaison de documents, par l’étude de l’esthétique du texte, en observant style et structure, en prêtant attention aussi, quand cela est possible, à la genèse de certaines oeuvres) afin d’intégrer, dans le champ de cette idée centrale de l’oeuvre, tous les points essentiels et révélateurs de ce thème et de l’oeuvre elle-même.