Pourquoi le plaisir ?

Au moment où, en 1991, nous commencions cette interrogation sur le plaisir dans l’oeuvre fernandezienne, la question n’était pas encore considérée comme l’élément d’une mode et nous envisagions alors seulement cette question comme l’étude d’un thème essentiel dans le cadre de l’analyse littéraire d’une création romanesque. On commençait certes à s’interroger sur la sexualité des Français, le sida était là, spectre menaçant et mortifère, des spécialistes (ou considérés comme tels), — médecins, psychologues et sociologues —, étaient consultés pour apporter des réponses plus que des questions dans un débat né de l’urgence. Chacun tentait de se faire une représentation des conséquences de la maladie, de saisir son sens et ses causes : l’apparition de ce fléau quinze ans après la libération des moeurs réactivait des peurs ancestrales et provoquait des réactions hostiles contre les minorités jugées responsables (drogués, prostitués et homosexuels, en particulier). Mais, un peu plus tard, l’angoisse de la maladie et de la mort dépassée, la question de la sexualité ayant fait l’objet de toutes les attentions, il ne resterait bientôt plus que la question du plaisir, enjeu désormais universel.

En effet, une époque nouvelle s’ouvrait où le plaisir devenait un bien comme un autre, non plus seulement à s’accorder, mais à se procurer sous peine de passer pour un névrosé. Le temps n’était plus depuis longtemps à l’interdit et au tabou : le plaisir s’afficherait bientôt partout, article de publicités. Les lieux de pratiques individuelles ou collectives seraient passées au banc d’essai des magazines. Ce qui naguère était réservé au domaine de l’intime, du tacite et de l’individuel devenait tout à coup un objet de consommation comme un autre : les lois morales pour réglementer ce plaisir seraient bientôt remplacées par de prosaïques règles économiques. Les revendications libertaires de mai 68 semblaient comme prises à leur propre piège : le refus de l’interdit était subitement devenu une obligation de jouissance. Mais entre temps c’est la perte de cette notion individuelle de la quête de la volupté qu’il faut souligner. Le plaisir de voyager, celui de rencontrer non pas un compagnon, mais, plus tristement, un partenaire, ou de goûter dans l’extase à un dessert chocolaté n’a rien de comparable avec les épreuves que tout individu se devait de surmonter : désormais, avec l’avènement de cette nouvelle obligation collective, c’est d’un plaisir comparé, pesé, jugé, quantifié, évalué qu’il est question, le même pour tout le monde. On inventerait l’égalité devant les sources de plaisir afin que chacun se sente dans le devoir de se procurer les moyens de trouver ses sources de volupté. On oublierait que cette recherche supposait jusque-là un parcours initiatique, une « éducation sentimentale » et, parfois, le courage de la transgression : le plaisir se donnerait, se prendrait, serait à portée de la main, pour peu qu’on soit en mesure d’en payer le prix. C’est dans ce contexte particulier, où chacun peut mesurer le déclin de la morale et l’essor du consumérisme, que la question du plaisir rejaillissait dans la sphère intellectuelle après avoir été quelque peu oubliée depuis le XVIIIe siècle et que l’oeuvre de Dominique Fernandez continuait, en dépit de ces profondes modifications des comportements, mais aussi avec eux, de se constituer.

Des philosophes se sont donc saisis de la question (Michel Onfray1 en tout premier lieu), des journalistes ont enquêté à la manière d’historiens sur le plaisir (Guillebaud2), des prêtres, des médecins et des psychanalystes étaient priés de venir donner leur avis, leurs solutions, leurs conseils. Avant eux, une histoire de la sexualité, largement produite par une interrogation très personnelle bien que les motifs en aient été laissés secrets, avait été écrite par Michel Foucault3, qui montrait l’évolution des comportements et des lois morales à travers les siècles, indiquant que la sexualité avait toujours été l’affaire d’une réglementation, justifiée par la nécessité d’un bien-être physique et mental et par le besoin d’établir un équilibre social. De ces études contemporaines, toutes montrent invariablement que chaque époque de relâchement et de licence des moeurs a été suivie d’une nouvelle période de durcissement et d’interdiction, toutes semblent laisser entendre qu’à notre ère du « tout plaisir » succèdera une période puritaine réhabilitant les interdits oubliés. Aucun d’entre eux n’osent cependant une réflexion de moraliste, bien qu’on en sente parfois la tentation, signe de ces temps nouveaux : le moment n’est plus à l’écriture de traités sur le plaisir4, ni à celui d’une définition de la notion5 mais plus simplement à celui du bilan de l’historien. Or, cette volonté de considérer cette période comme l’aboutissement de celles qui l’ont précédée conduit à dresser le tableau des plaisirs actuels pour les classer et les décrire, au détriment d’une définition du plaisir.

Et, d’emblée, dans cette atmosphère particulière qui révélait un tournant dans les mentalités et dans l’histoire des idées, le lecteur de l’oeuvre de Dominique Fernandez était, quant à lui, d’autant plus fasciné par les questions qui jaillissaient de ce thème qu’il était irrité par l’écho vulgarisant que pouvait trouver la question du plaisir. Ainsi, le lecteur se demandait comment cette oeuvre pourrait, sans négliger tous ces changements de la société, en les intégrant même à sa propre réflexion, mais en continuant coûte que coûte à adopter la même attitude qui se fondait à la fois sur un questionnement individuel et sur l’édification d’une culture de la volupté, continuer tranquillement à se construire sur le terreau de cette question.

La lucidité du romancier n’a jamais été prise en défaut sur ce point : il a toujours pressenti ce que son art avait à perdre d’une libération des moeurs. Le Rapt de Ganymède constitue à ce titre un document essentiel pour saisir toute l’ambiguïté de la position qu’il occupe : militant du plaisir, réclamant le droit à la liberté en tant qu’individu mais la redoutant en tant qu’artiste comme une limitation de la création et une cause d’appauvrissement. Notre travail se donne donc pour mission de voir comment l’oeuvre parvient à survivre malgré ces changements, par quels moyens le romancier parvient à déjouer ce piège de la liberté.

Il s’agira de montrer les liens autant que les ruptures entre le travail de l’essayiste ou du journaliste et celui du romancier, entre l’homme et l’artiste, car il y a bien là matière à une sorte de dédoublement...

Notes
1.

Michel Onfray, La sculpture de soi, Grasset, (1993). (V. notre Bibliographie en fin de volume).

2.

Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, (1998).

3.

Michel Foucault, Histoire de la sexualité, (3 vol.), (1976-84).

4.

Comme au XVIIIe siècle, ceux de La Mettrie, L’École de la Volupté (1746), Anti-Sénèque (1748), Système d’Épicure (1750), L’Art de jouir(1751), de Madame du Châtelet, Discours sur le Bonheur(1779), etc...

5.

Jean Lacroix, « Plaisir, joie, bonheur », dans Le Sens du dialogue (1944).