Premiere Partie :La découverte du plaisir

CHAPITRE I : DU BONHEUR AU DÉSIR

1) Paradis mythique et bonheur réel ?

Dominique Fernandez, interrogé par Jacques Chancel au cours d’une série d’émissions radiophoniques 7, déclarait en 1982 : « Je suis heureux. J’ai réalisé tous mes désirs, c’est ça, je crois, être heureux. » Pourtant, il affirme aussi qu’il lui serait impossible « d’écrire l’histoire d’un homosexuel heureux 8 ». S’agit-il d’une contradiction ou doit-on chercher une cohérence cachée dans ces deux déclarations ? L’homme et l’écrivain divorcent-ils l’un de l’autre au moment de l’écriture, ou faut-il suspecter d’autres raisons qui justifieraient, dans ses romans, cette censure du bonheur ? D’ailleurs, cette censure est-elle totale ?

Le bonheur est une notion bien difficile à cerner, un sentiment (ou un état) qui semble échapper à tout effort de définition. Pourtant, parce que le bonheur paraît proche et en même temps assez différent du plaisir, il nous faut nous imposer cette étape première, sorte de manoeuvre d’approche afin de mieux limiter le sens même du plaisir.

Dans Le sens du dialogue, Jean Lacroix s’interroge sur ces notions dans un chapitre qu’il intitule « Plaisir, joie, bonheur » et où l’on peut lire en conclusion : ‘« L’état proprement humain n’est ni le plaisir qui est au-dessous de l’homme, ni le bonheur qui est au-dessus, mais la joie. Et cependant, au plus profond de moi, il y a une nostalgie du bonheur que je ne puis étouffer. [...] La joie est la conquête de l’homme, mais le bonheur est le don de Dieu. »’ (p. 120).

C’est précisément cette « nostalgie du bonheur » qui retient d’abord l’attention du lecteur dans l’oeuvre de Dominique Fernandez. Trois romans au moins nous offrent en effet des représentations du bonheur, des scènes où le narrateur dépeint sa satisfaction passée : Porporino ou les mystères de Naples, Dans la main de l’ange et Porfirio et Constance. Ces trois romans ont pour trait commun d’être aussi des mémoires ou des confessions. C’est donc d’emblée dans la visée temporelle que développe Jean Lacroix : « Le bonheur est de l’éternité » qu’il nous faut nous placer.

Se souvenir qu’ils ont été heureux peut être un réconfort, dans la mesure où les héros peuvent espérer reconquérir cette félicité déjà éprouvée, mais aussi un manque, une blessure d’autant plus vive. Ce n’est donc sûrement pas par hasard que Porporino, Pier Paolo et Porfirio décrivent leur enfance comme des « paradis ». C’est dans un univers résolument rousseauiste que se situe le récit de Pier Paolo :

‘Casarsa se trouve du côté de Pordenone, à un ou deux kilomètres dans les terres. On ne pouvait construire plus près du bord les maisons. [...] Ni berge, ni digue ne marque la limite du fleuve. Tu arrives par des chemins défoncés qui se perdent au milieu de la caillasse. [...] Avec mes cousins, avec Roberto, avec d’autres garçons du village, je restais des après-midi entiers à explorer notre royaume. Ramper sous les troncs d’arbres abandonnés par les crues, plonger dans l’eau froide qu’il fallait battre vigoureusement de nos bras peu experts à la nage, sécher en nous roulant sur le sable ensoleillé, dormir au couvert des saules, prendre à l’abordage une île inconnue ; quelques bagarres [...]. Ange 9 , p. 38.’

C’est un terrain sans autres limites que celles, naturelles, qui s’offrent au regard, un monde où l’on n’a pas d’autres préoccupations que le jeu. Jouer ensemble, laisser vagabonder son imagination et vivre son corps : tout est décidément naturel, tout, y compris la vie spirituelle et le plaisir physique que Pier Paolo - par un réflexe acquis peut-être — distingue des autres sources de plaisir. C’est un état apparemment libre de toute remise en question, un paradis où les règles universelles n’ont pas cours, où seule la loi du coeur, l’instinct, en un mot la liberté la plus totale a droit de cité. Pourtant, les autres domaines de la vie sociale (la religion, la famille) trouvent aussi leur place :

‘Religion de femmes (je rangeais don Paolo parmi les femmes), réservée aux femmes, localisée en des lieux féminins : la maison, l’église, la fontaine. Je prononçais mentalement « la fontaine » et jamais « le lavoir », tant la bourdonnante activité des lingères me semblait incompatible avec un nom masculin. Ange, p. 39.’ ‘Un tel climat aurait dû m’étouffer. Il n’en fut rien. Ce Frioul clérical et dévot n’avait pas réussi à supplanter un Frioul archaïque, plus reculé que les grandes invasions barbares elles-mêmes, le Frioul des Vénètes, païen, débridé, nu, sensuel, net de scrupules comme de pudeur. Paradis agreste antérieur à la chute, et dont nous, les jeunes garçons du Tagliamento, répercutions dans nos hardiesses fluviales la solaire immortalité. Ibid., p. 40. ’

Un domaine païen ou plus exactement un territoire où des cultes païens ont réussi à assimiler les rites de la religion catholique grâce aux femmes, c’est bien cette image rafraîchissante et tendre que nous offre Pier Paolo. Mais aussi forte cette évocation du bonheur soit-elle, certains détails amènent le lecteur à s’interroger un peu. Par quel miracle Casarsa ne serait-il peuplé que de femmes, d’enfants et d’adolescents ? Il faut vraisemblablement attribuer cette étrangeté au pouvoir de reconstruction de la mémoire de Pier Paolo, car la particularité de cette mémoire du bonheur est justement de se réclamer du bonheur, de l’éternité. Invoquer des temps immémoriaux (« un Frioul archaïque »), qualifier cette époque de « paradis agreste » ne revient pas seulement à suspendre ce temps de l’adolescence mais à conférer une qualité divine, surnaturelle en quelque sorte aux acteurs de ces scènes. Or, qui sont ces acteurs justement ? Des femmes ordinaires que rien, sinon leur appartenance à ce village, ne distingue. C’est ici le travail de l’écriture, de l’imagination et de la reconstruction qui fait son oeuvre. Pier Paolo mène parallèlement le récit de ce bonheur et celui des scènes où il était confronté à l’image de son père, sans jamais toutefois mêler l’un à l’autre.

D’un côté les hommes adultes, de l’autre les femmes et les enfants : telle semble être la clef du bonheur, l’unique moyen de se préserver du malheur. Dans ces conditions, il paraît très logique que le petit garçon, puis l’adolescent, devienne le complice des femmes, et cela d’autant plus fortement que la femme et l’enfant partagent le sentiment d’être des victimes solidaires du pouvoir masculin, de l’autorité paternelle.

C’est un souvenir travaillé par le narrateur, un souvenir volontaire qui, sans être falsifié ni même délibérément arrangé, reste avant tout un témoignage du bonheur, une vision du paradis. Dans ce jardin d’Éden, les jeux sont inattendus et nous en apprennent davantage sur la personnalité du jeune garçon, sur ses goûts et ses attirances :

‘Mes racines poussaient dans ce premier sol, dans cet humus païen d’où je m’élançais vigoureux, innocent et droit comme une tige.
Un camarade répondait-il à mon sourire, je m’éclipsais avec lui derrière un bosquet ou dans l’épaisseur d’un taillis. Crainte d’être jugés par trop maladroits et novices. Pas de quoi nous vanter en effet de la possession incomplète à laquelle nous bornait la provisoire débilité de nos moyens. Il valait mieux nous débrouiller à l’écart. Mais nous « cacher » par réprobation de nos actes, il n’en fut jamais question entre nous. Le soir, assis à la table de famille, je n’avais pas l’impression de « mentir » en taisant pendant le repas certains de nos jeux poméridiens ; de même que je pouvais recevoir en toute sérénité dans mon lit le baiser nocturne de maman, sans que le sentiment d’une « faute » commise entre les saules du fleuve m’obligeât à fuir son regard. Ange, pp. 40-1. ’

C’est un récit linéaire, sans ruptures ni heurts syntaxiques, qui rapporte ces scènes, un récit propice à recréer la nature paradisiaque de cette partie de campagne estivale. Ici, dans ce chapitre capital, Dominique Fernandez se garde bien de faire écrire à Pier Paolo le mot « sexe ». L’absence de conscience, l’absence même de désir puisque l’attirance pour l’autre se vit dans une continuité d’instants et de jours jamais remise en question engendrent une satisfaction parfaite. Le corps et l’esprit sont comblés dans le respect le plus profond de leur nature. Jamais la morale ne vient perturber, dans le souvenir, cette vie faite d’instants merveilleux qui participent de l’éternité. Ainsi, le sexe, l’idée de sexe n’apparaîtront que plus tard avec le sentiment de culpabilité.

Mais cet ordre du récit annonce pourtant déjà la rupture et la chute. Tant que l’enfant est un roi en pleine jouissance de sa capacité à être heureux, il reste un enfant (infans) au sens fort et premier : il reste silencieux, il ne parle pas. De sorte que la parole dépend directement de l’accident, de ce qui vient perturber à jamais cet ordre des choses qui semblait intangible et de toute éternité. L’accident, c’est d’abord celui de la petite Aurélia qui, en manquant de se noyer, fait voler en éclats ce mythe du bonheur et provoque la prise de parole de l’enfant ainsi rapportée par le narrateur adulte :

‘« Adieu ! » lui criais-je, comme si je la veillais, non plus évanouie sur la grève, mais allongée dans son cercueil ? « Adieu pour toujours ! » Je sanglotais de plus belle sans me douter que je mettais au tombeau, à la place d’Aurélia, une partie de moi-même. Ange, p. 45.’

C’est bien une chute, une rupture qui a eu lieu dans le terrain de jeux et de plaisirs qui a comblé jusque-là Pier Paolo, mais n’a-t-il pas idéalisé ces instants, n’a-t-il pas voulu y voir un paradis, y trouver un bonheur absolu, d’abord avec son coeur d’enfant puis avec ses yeux d’adulte ? Qu’il songe à nommer « chimères de l’enfance » son « rêve de concilier la morale de l’Église et [ses] besoins personnels » tend à le montrer. Et, de là, une double stratégie dans la conduite même de ce récit se révèle.

Dépossédé de son royaume, ce monarque en quête d’un règne ne cesse d’abord de chercher le bonheur : Bologne, ville de « la civilisation du portique », est la première étape. Mais cette fois l’illusion est moins forte et plus brève : Pier Paolo ne doit sans doute son bonheur, ou plus exactement sa jouissance « du sentiment qu[’ils] ét[aient] tous pareils, [eux] les habitants du portique » (p. 16), qu’à sa propre complaisance envers son besoin d’être heureux dans un lieu, de sentir qu’il peut y vivre dans une communauté indistincte. Toutefois, le discours du narrateur est moins vibrant cette fois et le présent d’éternité qui amorçait les scènes de Casarsa cède la place à un présent simple et sec dont la valeur conclusive anéantit tout espoir de reconquête du bonheur : « Que reste-t-il, à Bologne, de l’esprit médiéval ? Un vestige dérisoire, un souvenir trivial, pour tout dire un plat cuisiné. L’escalope bolonaise, oui, qui a fait le tour du monde, comme l’étendard fripé de notre antique splendeur. » (pp. 16-7).

Sa déception mal dissimulée par cette remarque ironique détermine la suite de l’existence du récit et celle de l’existence de Pier Paolo. Éternel errant à la recherche d’un paradis qu’il a lui-même idéalisé pour pouvoir toujours se plaindre de son malheur et tirer matière à création de sa malédiction, existant par son malheur et sa nostalgie du bonheur, Pier Paolo façonne son existence dans la démesure et le paradoxe, écartelé entre le rêve de plaisirs naturels et le besoin de se sentir à jamais privé et interdit d’un bonheur vrai et durable.

La nostalgie d’un bonheur révolu et la mémoire d’une félicité enfantine (idéalisée ?) font fonction d’explication de l’adulte. Ce n’est pas le réalisme (la reconstitution précise d’une période) mais bien la subjectivité d’un regard et donc celle d’une narration qui, point d’ancrage des mémoires de Pier Paolo, de Porporino ou de Porfirio, est mise en valeur par Dominique Fernandez. Certes, la psychobiographie nous a appris que l’enfant révélait l’homme (« The Child is father of the Man », disait Wordsworth10), mais, dans ces trois romans, l’évocation de leur enfance d’après leur souvenir à travers des choix d’événements précis explique les adultes et leur récit. À l’instar de Pier Paolo, Porporino n’écrit pas directement le bonheur, mais tandis que celui-là créait le sentiment de bonheur dans une pureté lyrique, celui-ci discute de la notion même de bonheur après l’avoir identifiée.

‘Au soir de ma vie, je devrais me dire le plus infortuné des humains, n’ayant pas goûté aux plaisirs dont ils font un cas si extraordinaire. Ils m’apparaissent si petits, au contraire, si misérables, tous ces amants tourmentés par l’impatience d’atteindre leur but — et, moi, si prodigieusement enrichi d’avoir échappé à l’obligation d’être un homme. Porp., p. 392.’

C’est d’une part au moyen d’une négation, et, d’autre part, grâce à une formule superlative que Porporino esquive le mot qui est pourtant au centre de sa réflexion. Pourquoi éviter ainsi d’utiliser le mot « bonheur » : par pudeur, par crainte ou peut-être par superstition ? Lier son histoire, au moment même de l’ultime bilan11, à la fortune, n’est-ce pas souligner sa dette envers le hasard et la chance ? Hasard qui a voulu que le petit Vincenzo eût « la plus belle voix du village » et la chance de survivre à la castration. Mais devant cette censure verbale paradoxalement liée à une revendication de sa fortune personnelle, nous pouvons aussi penser que l’histoire de l’enfant puis celle (publique et privée) du castrat a été trop secouée par des événements et des accidents dont Porporino s’est senti victime pour pouvoir s’avouer simplement « heureux ». Cependant, malgré cette réserve assez fragile, les synonymes les plus forts sont employés pour décrire la vie dans son village natal (San Donato). Ce lieu où il a pourtant souffert des manières brusques de sa mère et des jugements de nullité que lui assenait son père, reste, dans ses mémoires, la terre du bonheur. Ici, la vision personnelle, le débat historique et la pensée philosophique de l’adulte sont si étroitement liés au récit des scènes de l’enfance, que les blessures physiques et morales pourtant subies n’ont plus d’importance, par rapport au prestige conféré par la pensée du narrateur à cette terre reculée et préservée de la civilisation :

‘La nostalgie de l’Éden primordial où tout est dans tout et tout communique avec tout et le masculin avec le féminin sans distinction ni de sexes ni de personnes renaît d’âge en âge, à travers d’autres coutumes inventées par chaque nouvelle civilisation : le rite de la couvade des mâles à San Donato, l’institution des castrats à Naples [...]. Porp., p. 390. ’

Les coutumes de San Donato, les rites superstitieux ou païens et, surtout, la tolérance et le respect avec lesquels l’Église (en la personne de Don Sallusto) les traitent ne sont pas sans rappeler la description de l’harmonie de Casarsa. Mais que ces similitudes, pour importantes qu’elles soient, ne trompent pas le lecteur : dans son « premier vrai roman », Dominique Fernandez n’a pas osé donner un érotisme évident aux enfants du village, qui, bien que conscients de leur corps et des désirs, restent pudiques et timides dans leurs gestes et ne s’autorisent que des baisers et des étreintes 12.

Ce n’est qu’après avoir constaté la recherche universelle du bonheur à travers le culte de l’indistinct et de l’androgynie que Porporino découvre vraiment la richesse authentique de San Donato. C’est donc rétrospectivement, par le mouvement de la mémoire et par le travail de l’écriture, qu’il découvre que dans son village natal préexistait intuitivement et collectivement, par le respect des rites les plus étranges, la quête du bonheur la moins réfléchie et, donc, la plus naturelle qui soit. Or, San Donato est pourtant bien un monde qui a déjà perdu le bonheur des origines, un monde de la nostalgie du bonheur originel. Aussi la mémoire finalement heureuse de la vie passée à San Donato est-elle déjà une mémoire de la perte du paradis. Porporino, doué d’une conscience moderne, d’une lucidité et d’une sensibilité qui l’empêchent de participer vraiment aux actes collectifs, qu’il doit se contenter en spectateur attentif, toujours prompt à analyser, de pouvoir comprendre, est né dans un monde archaïque. C’est de ce décalage que naît l’écriture, c’est de sa situation marginale qui le place en-dehors de la civilisation et en-dehors des rites ancestraux qu’apparaît la notion de l’idéal orphique.

Unis dans cette nostalgie de l’Éden primordial, Pier Paolo et Porporino emploient pourtant des moyens très différents pour honorer leur idéal et pour mener leur quête individuelle. La lucidité du second s’oppose à la confiance et à la crédulité du premier qui n’hésite pas, d’ailleurs, pour mieux se convaincre et convaincre son lecteur qu’il a vraiment vécu ce qu’il raconte, à brandir une preuve : « J’ai conservé une photographie de cette époque » (p. 40). Mais bien fragile est cette pièce à conviction, et ce besoin même de l’exhiber nous mène à nous demander une fois encore quelles sont l’utilité, la fonction et la signification de cette mémoire si fortement revendiquée du paradis.

Mais avant même de répondre à cette question, examinons le récit que fait Porfirio de son enfance. Ne nous offre-t-il pas, lui aussi, sa version du bonheur de l’enfant ? Ici, c’est l’éducation sicilienne qui est au centre du débat, l’éducation du jeune garçon sicilien en particulier. Porfirio qui se revoit comme « l’unique seigneur de [la] maisonnée » (Éc. Sud, p. 22), comme un garçon respectueux des habitudes siciliennes, n’ayant connu que celles-ci et, par conséquent, partisan du moindre effort, décrit son paradis :

‘L’habitude de nous promener toujours dans le sens que nous suggérait la nature, et de nous moquer des Anglais sans essayer de comprendre leurs raisons, te dépeint à elle seule sur quelle base reposait notre morale : prendre ce qu’il y avait de plus facile, de plus plaisant autour de nous, cueillir le fruit qui se trouvait à la portée de la main, ne jamais contrarier l’inclination spontanée, croire que ce qui s’offrait à nous de plus aisé, de plus commode, était aussi le meilleur.
Éc. Sud, p. 22.’

Ce paradis des plaisirs faciles, ce paradis naturel dans lequel on se meut avec aisance, qui invite à l’immobilité physique et à la complaisance morale, est donc celui du jeune Porfirio, celui dont tous les jeunes Siciliens goûtent avec une unanime certitude : tout cela est éternel, normal et naturel, aucune raison donc de le refuser. Mais Porfirio songe pourtant un peu à remettre en question cette facilité « plaisante », y pressentant un danger pour sa propre personnalité :

‘[...] je commençais à me poser des questions sur l’efficacité d’une éducation qui expose ses bénéficiaires à une défaite presque certaine en cas de rencontre avec l’adversité. Valait-il la peine d’avoir été heureux jusque-là et de s’être vautré dans une liberté sans restrictions, s’il fallait ensuite, dépossédé du sceptre de la royauté enfantine, et démuni pour les affronter, succomber devant les épreuves ?
Bien sûr, ce n’était là que des idées vagues qui m’effleuraient à peine. Je n’aurais pas renoncé volontiers aux avantages de l’oisiveté, de la paresse, de l’empressement inconditionnel avec lequel chacun de mes caprices, à l’instar d’un souhait légitime, était accueilli et tout de suite secondé.
Éc. Sud, p. 22. ’

Conscient mais sans avoir le courage de « renoncer » à ce paradis dangereux, Porfirio, comme Pier Paolo, choyé par la complicité de femmes toutes entièrement dévouées à sa personne, se laisse aller, artisan passif, victime volontaire du temps et des coutumes, de son futur malheur. C’est, ici encore, une situation idéale arrangée en paradis qui invite à l’illusion d’une vie facile et heureuse. L’enfant considéré comme un roi qui n’a pas besoin d’apprendre à vivre ; on crée autour de lui des impressions de paradis comme si cette expérience du bonheur était indispensable. Les questions de la morale, de la liberté, de la responsabilité, du bonheur et du mérite sont nécessairement posées à posteriori par Porfirio. Et s’il conteste « l’utilité » de cette éducation qui l’a livré à ses instincts et abandonné à lui-même, il montre qu’il n’était pas tout à fait sicilien, possédant en lui les moyens et la possibilité de critiquer cette culture du laxisme. C’est donc de son propre chef qu’il décide de ne plus céder à tous les charmes faciles, de refuser le bonheur offert :

‘Remonter ma pente au lieu de la descendre, chercher à construire ma vie et à lui préparer un avenir au lieu de gaspiller les avantages que la jeunesse nous prodigue en nous dupant sur leur précarité, voilà ce dont je ressentis obscurément l’exigence après la révélation de la plage.
Éc. Sud, p. 24. ’

À une seule occasion, Porfirio louera le bon sens de cette éducation libérale, qu’il estime digne d’estime dans son respect des goûts et attirances naturelles de chacun : quand, s’adressant à Vincent, son fils, il lui expliquera combien l’homosexualité est naturelle 13. Mais hormis de ce bienfait, tout semble décidément propice à créer le malheur dans ce paradis de l’enfance. Ainsi, le bonheur ne semble désigné par son nom que pour mieux dénoncer le danger de ce mythe.

Le processus de la mémoire emprunte donc des itinéraires et des stratégies chez ces trois narrateurs, tout en présentant des points communs : la volonté de se souvenir d’un paradis vécu au début de la vie, le besoin de décrire et de se rappeler le bonheur.

Éternelle dans le souvenir, devenue éternelle par l’écriture, cette époque heureuse de l’enfance semble démentir la définition du bonheur que donne Jean Lacroix, mais peut-être faut-il au contraire faire une autre lecture et se souvenir que le philosophe écrit aussi : « La quête du bonheur est ambiguë : c’est trop souvent paresse et stagnation, désir de repos et d’anéantissement. » C’est donc d’une façon particulièrement astucieuse que Dominique Fernandez a choisi de situer dans l’enfance cette période de la quête naturelle du bonheur. Cela relève d’une nécessité esthétique et psychologique : le romancier prépare de cette façon la rupture — non sans l’avoir annoncée —, et peut s’apprêter à faire évoluer ce héros « dépossédé de son royaume » à travers les épreuves qu’il lui a dès lors choisies.

Notes
7.

Radioscopie, décembre 1982.

8.

Le Rapt de Ganymède (p. 299).

9.

Pour tous les titres abrégés comme celui-ci, v. la table des abréviations en fin de volume.

10.

Julien Green a mis ce vers (du Rainbow) en épigraphe à Partir avant le jour.

11.

Porp., « Épilogue », pp. 388-93.

12.

Ibid., p. 51.

13.

Porf., pp. 417-8.