2) Malheur et désir : la vie après la Chute

La Chute, dans l’univers de Pier Paolo, est d’autant plus brutale que son idéal était absolu. Dès lors, l’énergie de l’adolescent est tout entière utilisée, à partir de cette prise de conscience de soi dans un monde qu’il avait voulu voir paradisiaque et protégé, pour choisir un mode de vie, une place et un rôle. Faire un choix, s’amputer, équivaut à une castration symbolique imposée par la société. La « nostalgie » du paradis frioulan signifie le manque toujours plus douloureux de ce bonheur perdu et engendre par conséquent le désir de le recréer, de le reconstituer dans sa vie en dépit même des réalités.

‘011Pendant les quelque trente ans de mon séjour romain, ai-je manqué un seul jour de soupirer après le Frioul perdu ? Miraculeux éden, qui accueillait le hêtre de Virgile dans la flore du Paradis. Couché de tout mon long sur la grève, j’étais un fils de la Terre sans cesser d’appartenir à la souche d’Adam. Une joie pure de remords, jamais par la suite il ne m’a été permis d’y goûter ; en vain ai-je cherché à retrouver l’innocence de mes premières émotions ; la musique qui parvenait à mes oreilles n’était plus le chalumeau de Tityre ni le psaltérion des anges. Le bourdon de Saint-Pierre a succédé aux cloches de mon village ; il m’a rejeté au ban de la chrétienté et de la nation ; il a faussé toutes mes conduites. J’ai dû braver les interdictions avec l’arrogance du félon, obéir aux impulsions de ma chair avec la fébrilité du parjure, défendre ma cause avec le sectarisme du militant, moi qui étais né pour la douceur et la paix. Ange, pp. 41-2.’

Ce long passage est capital : il offre au lecteur une synthèse exemplaire du destin de Pier Paolo. Il annonce ce que le roman entier montre et développe : les conséquences de la rupture avec le bonheur, les multiples tentatives pour le « retrouver », et au-delà pour se retrouver soi et ses sentiments d’alors, pour reconquérir cette satisfaction et cette entière innocence. Tendre vers ce bonheur signifie dès lors non seulement violer les lois morales et sociales, être « au ban de la chrétienté et de la nation » et devenir un paria, mais aussi par cette quête extraordinaire provoquer les hommes dans ce qui leur est le plus propre : leur renoncement au paradis sur terre, leur résignation à n’être que des hommes. Pier Paolo choisit la voie la plus difficile, celle de la torture incessante des désirs, celle de l’insatisfaction et de la marginalité.

La nostalgie du bonheur, c’est-à-dire la certitude d’avoir vraiment connu le bonheur dans l’enfance, provoque un double malheur. En découle une insatisfaction toujours plus intense qui provoque le divorce de l’esprit (dont l’idéal est toujours le bonheur) et du corps (la chair exige sa part de plaisir, rappel superficiel de la félicité originelle). Le désir, absent du paradis puisque l’Éden comble par une « paix » et une « douceur » éternelles, est la manifestation la plus redoutable et la plus immédiate de la Chute. Mais le désir est aussi une force qui porte et entraîne le personnage, et, à mesure que cette force entraîne Pier Paolo vers la mort, elle fait de lui un créateur, quelqu’un qui tente de sublimer sa vie dans ses oeuvres pour échapper au piège du désir.

Paria, Pier Paolo l’est à plusieurs titres, mais avant tout par sa façon de transgresser les lois humaines, par son refus de se contenter du plaisir, de se satisfaire du sort réservé aux autres hommes. Son récit vérifie exactement l’avertissement de Jean Lacroix : « Pour l’homme la pire tentation n’est pas celle du plaisir, mais le bonheur : mieux vaut parfois faire la bête que se prendre pour un dieu. » D’ailleurs, Porporino, après avoir goûté à la souffrance renouvelée du désir 14, jugeant le sort des hommes en quête de bonheur, ne parvient-il pas à la même conclusion que Jean Lacroix ?

‘Les nouveaux poètes allemands ont repris, sans le savoir, le message resté incompris du prince. L’horreur de la réalité, l’apologie du rêve, le refuge dans l’enfance, le sentiment que le rôle assigné à chacun par les lois de la biologie et par les pressions de la société constitue la véritable mutilation, le refus de se laisser emprisonner dans les limites étroites de l’identité individuelle, le désir de se fondre avec l’univers dans une communion mystique — il n’y a pas tellement loin entre les expériences de don Raimondo sur la transmutation des matières ou la résurrection des corps, et cette soif de s’égaler à Dieu par l’anéantissement de soi. Porp., p. 290. ’ ‘Leurs poètes favoris leur parlent de femmes inaccessibles, d’amours condamnées. Ils rêvent à ce qu’ils ne peuvent atteindre. Les seules passions dignes des Dieux. Ibid., p. 291.’

Ces deux citations montrent le désir, le danger et l’impossibilité de retrouver l’état originel. Cependant, Porporino auquel le sort a offert cette chance par la castration place ses propos dans une double visée, distinguant le péril des hommes qui recherchent le bonheur (« le prince ») et qui mettent tout en oeuvre pour satisfaire leur propension à devenir des Dieux, et la pérennité de ce rêve transposé dans le domaine artistique de la littérature ou de la musique romantiques. La tentation du bonheur possède donc ses degrés dans le risque pris pour atteindre cet absolu (Pier Paolo et le Prince Sansevero ont visé le point de non-retour).

Le souvenir du bonheur, le malheur né de cette perte et le désir irrépressible de reconquérir ce royaume originel sont les étapes essentielles du récit de ces trois narrateurs (Porporino, Pier Paolo et Porfirio) qui, à leur insu, tentent de s’égaler à des dieux. Mais ce choix de l’esthétique du malheur lié à une recherche impossible et dangereuse du bonheur ne répond-il pas à des contraintes de l’écriture de Dominique Fernandez ?

Notes
14.

Porp., pp. 215-7.