Il est temps de rappeler la citation que nous avons placée au début de cette réflexion sur le bonheur :
‘Raconter des histoires d’homosexuels heureux, en harmonie avec leur entourage ? Ce me serait impossible. Le sexe n’est pas ce qui m’intéresse le plus dans l’homosexualité : la condition de marginal, d’exclu , voilà le fantasme qui a toujours mis en train mon imagination.Refuser de décrire, de raconter une histoire heureuse, bref, de faire le récit du bonheur, tout en créant des personnages qui regrettent le paradis de leur enfance, semble étrange à première vue. Or, il faut y voir une stratégie de l’écrivain. Ici encore, Jean Lacroix nous met sur la voie :
‘Au sens strict en effet le bonheur est inconciliable avec l’histoire ; il ne peut être qu’une illusion mortelle — ou la fin de l’histoire. Aussi comprend-on que vue sous cet aspect ma souffrance cesse d’être un destin contingent pour manifester à mes yeux l’existence. Il est instructif que le bonheur pur semble vide.
En écho à cette réflexion, on peut encore utilement reprendre cette phrase de Tolstoï dans Anna Karénine 15 : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à sa façon » et cette autre de Gide dans L’Immoraliste qui, au-delà du sens qu’elle donne à Michel, son héros, définit l’oeuvre de tout romancier : « Que serait le récit du bonheur ? Rien, que ce qui le prépare, puis ce qui le détruit, ne se raconte. Et je vous ai dit maintenant tout ce qui l’avait préparé 16. » Fidèle à l’exemple de Tolstoï et à celui de Gide, Dominique Fernandez s’intéresse — qu’il s’agisse d’homosexuels ou d’hétérosexuels — aux familles ou aux individus malheureux, à ceux qui sont appelés à connaître le malheur. Serait-ce parce que le bonheur est « vide » au point de ne rien avoir à raconter, comme le suggère Jean Lacroix ? Pourtant, nous venons justement de trouver des récits du paradis dans ces trois romans : faut-il remettre en question la pureté des bonheurs qui y sont dépeints ou doit-on chercher une autre cause ?
Et ici encore Jean Lacroix nous indique une piste : « Il [le bonheur] n’implique ni mouvement ni passage ni progrès, mais une absolue stabilité et un complet repos17. » Et en effet, comment, suivant cette définition, trouver dans le bonheur de quoi composer un roman ? Pourtant, si la présence du paradis dans l’oeuvre de Dominique Fernandez est incontestable, c’est qu’il n’avait d’autre choix que de situer ce bonheur dans l’enfance de ses personnages. Seul l’enfant pouvait se permettre d’être un personnage heureux, n’étant encore qu’au balbutiement de son existence ; « une absolue stabilité et un complet repos » ne compromettent nullement l’évolution d’un récit dont le projet est de les remettre en cause puis de les briser. L’éducation de l’enfant et sa confrontation à la réalité ne sont pas menacées puisqu’elles intègrent ce bonheur provisoirement acquis. L’enfant a donc largement le temps de découvrir son malheur, comme le montrent les narrateurs de ces trois romans.
Inquiets, sensibles, confiants mais singulièrement lucides, Porporino, Pier Paolo et Porfirio, ont soin de préciser qu’enfants ils redoutaient déjà la Chute sans pouvoir pourtant, dans leur plénitude, justifier leur angoisse. Cette ambiguïté tient justement à la nature de ces trois récits : Porporino écrit ses mémoires, Pier Paolo retrace sa vie d’outre-tombe et Porfirio s’adresse à Constance, sa femme, afin de comprendre le sens de son destin. L’ensemble de ces romans est donc déterminé par la mémoire, par l’effort d’une écriture qui se veut explicative.
Or, se souvenir du bonheur, outre qu’il souligne une perte, intensifie la douleur du narrateur et augmente donc l’urgence de l’écriture. Le regard du protagoniste est nécessairement rétrospectif et il se rend ainsi compte qu’il a connu le bonheur et qu’il a été cruellement dépossédé d’un bien qui faisait de lui un Élu.
« Il [le bonheur] est donné entièrement tout d’un coup et l’on ne conçoit pas qu’il vienne à manquer : s’il y avait un au-delà, ce ne serait plus le bonheur18. » À jamais perdu, à jamais désiré, le passé le plus lointain et le plus cher est désormais lié au présent d’un malheur absolu. C’est là le deuxième aspect de la stratégie du récit du bonheur. Conter le destin d’un homme dont la souffrance et la soif de plaisir ont été absolues ne peut avoir que davantage de sens s’il a connu justement un bonheur total dans l’époque la plus reculée de son existence.
C’est le choix de Dominique Fernandez qui unit ainsi son idéal de bonheur à ses fantasmes d’écrivain et change, de cette manière, un obstacle apparemment insurmontable en une esthétique originale. Mais à ces mémoires blessées, il prête aussi des qualités, des tempéraments qui ajoutent à leur ambiguïté. Pier Paolo reconnaît ses faiblesses : sa sensibilité, son besoin d’être reconnu et protégé, mais aussi sa tendance à n’accorder d’importance qu’aux événements qui lui procurent les émotions les plus intenses. Réduire la présence pourtant impressionnante de son père à la partie congrue, occulter une partie de sa vie ne sont que les points les plus évidents de ce travail de l’écriture de soi.
On peut, bien sûr, faire les mêmes remarques à propos de Porfirio, mais à condition d’ajouter une donnée essentielle : il ne se contente pas d’évoquer son enfance, il en fait une des causes déterminantes de sa propre vie, sans permettre toutefois qu’elle apparaisse comme une justification ni même une circonstance atténuante. Il explique ainsi, par des coutumes ancestrales qui lient son sort à celui de tout garçon sicilien, pourquoi, livré à lui-même, il s’est égaré puis fourvoyé sans références ni repères, des femmes ayant toujours pris sa vie en main pour lui jusque-là. Et il convient tout particulièrement ici d’insister sur ces détails, car, tout en présentant son roman comme l’histoire de ses propres parents, Dominique Fernandez offre une enfance étrangère à Porfirio (qui est censé représenter Ramon, lequel n’a vécu que les six premiers mois de sa vie au Mexique). Cette attitude, cette modification importante d’une donnée réelle confirme le souhait de l’auteur de mettre en place, pour ses romans biographiques, une stratégie du bonheur, la création d’un paradis de l’enfance, qui révèlent le personnage et les choix de l’écrivain.
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Le bonheur est une donnée indispensable dans l’histoire des héros : cette composante détermine, après la Chute, le sens, le ton et l’orientation du récit de l’adulte. (Il suffit de se reporter à L’Amour ou au Dernier des Médicis pour comprendre que le récit n’ayant pas un « Je » pour narrateur, l’explication du héros naissant d’un jeu avec le lecteur, la plongée dans le paradis de l’enfance n’a pas été nécessaire.) Le destin ne peut être que tragique après l’expérience de la Chute, et, si l’insouciance, la confiance ou l’optimisme des personnages demeurent malgré tout, ce ne sont que des pauses, la marche du roman étant bien orientée vers la déception, la poignante insatisfaction et le malheur. De sorte que Porporino, le seul personnage — mais il s’en rend compte bien tard — auquel est offert un bonheur qui perdure, est aussi celui qui n’a pas à grandir, à devenir un homme, à se confronter aux obligations de la vie ordinaire des hommes.
Tout devient clair : nulle contradiction, au fond, dans l’esprit de Dominique Fernandez, être heureux et ne pas pouvoir écrire l’histoire d’un homme heureux, ne signifie pas seulement rester fidèle à sa propre jeunesse et à son démon, mais rester écrivain, s’assurer d’avoir des contraintes qui correspondent aux exigences profondes de son imagination. Bien sûr, des héros du premier cycle romanesque à ceux du deuxième, une importante évolution se manifeste également à travers cette invention du bonheur de l’enfant, même si l’on trouve toujours, d’un bout à l’autre de l’oeuvre, dans tous les romans, le lien esthétique et mythique le plus fort et le plus opposé au bonheur : le prestige douloureux du paria.
Léon Tolstoï, Anna Karénine, « Bibl. Pléiade », 1989, p. 3. Porfirio cite d’ailleurs cette phrase comme accroche de son chapitre « La société des lumières » (Porfirio et Constance, p. 234).
Cette phrase est la dernière de la première partie de L’Immoraliste, dans Romans, récits et soties..., « Bibl. Pléiade », 1958, p. 408.
Jean Lacroix, op. cit., p. 118.
Jean Lacroix, op. cit.