CHAPITRE II : QUÊTE DU PLAISIR ET CULTE DE L’ÉCHEC

1) Prométhée : mythe et masochisme

Du bonheur au désir, de la félicité à la conviction d’être victime du malheur absolu, il n’y a pas qu’un rapport chronologique mais aussi un rapport de conséquence logique. Qu’advient-il au personnage en proie à son désir d’être heureux, de reconquérir sa place originelle, de devenir non pas un homme mais un dieu ?

Pier Paolo sera le guide de choix de cette réflexion, mais avant d’évoquer son exemple (ou celui du premier cycle des oeuvres romanesques), il nous faut nous intéresser à Porporino et à Prométhée. Prométhée, héros mythologique, au-delà du personnage qu’il devient dans le scénario19 auquel il donne son nom, est le prétexte d’une parabole dont la signification est développée dans Porporino. Porporino résume et interprète la fable mythologique, il voit dans l’acte du voleur de feu le refus du bonheur, la transgression la plus radicale parce qu’elle est aussi la plus incompréhensible et la moins naturelle qui soit :

‘Avez-vous entendu parler de Prométhée ? Les dieux régnaient dans l’Olympe et par l’exemple de leurs amours indiquaient aux mortels le devoir à suivre : aimez-vous, soyez heureux, prospérez, tout est permis, sauf de vous croire interdite une seule de vos tendances ! [...] Obéissez à vos goûts, ne prenez pour règles que les exigences de votre développement !
Porp., p. 201.’

Comment résister à une telle invitation, quel motif peut être assez fort, assez déraisonnable pour qu’on repousse cette possibilité offerte sans aucune contre-partie ni restriction d’être heureux ? Et surtout, quelle est la fonction de ce rappel dans le récit de Porporino ?

‘Prométhée secoua la tête et dit : votre programme, ô dieux, me répugne. Il leur vola le feu. Le feu, le feu destructeur, la flamme corrosive, le démon qui embrase dans la grange la moisson à peine récoltée, le fléau et la ruine de l’immense poussée naturelle de toutes les choses vers leur accomplissement. Voilà ce qu’il vola aux dieux pour en faire cadeau aux humains. Mais les humains se débrouillèrent pour apprivoiser le feu lui-même et pour le plier à leurs vérités mesquines. [...] Prométhée les contempla, avili. Mais au moins, s’écria-t-il en redressant la tête, ceci vous ne me l’ôterez pas ! Il s’adressait à la fois aux hommes et aux dieux et leur désignait à la place de son foie le trou noir que le vautour y creusait chaque jour plus profond, depuis que, pour le punir de son forfait, Zeus l’avait enchaîné contre un pic du Caucase. Porp., p. 202.’

Inventer un absolu d’un genre nouveau et en tout point contraire à celui que proposent les dieux, en être fier au point de vouloir l’offrir aux hommes, c’est-à-dire leur enseigner le sentiment de la menace, de l’angoisse et leur proposer la perte du bonheur et de la liberté, c’est là le « forfait » de Prométhée. Mais dans cette tentative de convertir les hommes au culte du malheur et de l’angoisse, Prométhée échoue : « Ils s’en [du feu] servirent pour [...] ajouter aux avantages qu’ils tiraient de la nature les bénéfices qu’ils obtinrent de l’industrie » (p. 201).

L’homme capable de domestiquer le feu et d’en tirer partie prouve-t-il son intelligence ou la bassesse de son esprit, qui, au lieu d’adorer ce qui symbolise le danger, ne peut voir qu’un moyen de tirer profit, de servir ses intérêts et de lui rendre la vie platement confortable ? Par ce feu symbolique, Prométhée introduit le paradoxe et l’ambiguïté. Mais qui est prêt, en dehors de Porporino, à recevoir et comprendre le message ? Et surtout qui est prêt à suivre l’exemple maudit de Prométhée au lieu d’accepter l’invite aux bonheurs faciles des dieux de l’Olympe ?

Il faut être conscient de sa particularité, tenir coûte que coûte à son étrangeté et à sa marginalité pour prendre le même chemin que Prométhée, ou, comme Porporino, il faut avoir acquis la certitude de posséder comme seul bien authentique le prestige de celui qui est à jamais exclu de la société :

‘Aimez, soyez heureux, réalisez-vous, prospérez, si telle est la médiocrité de vos ambitions, vous n’empêcherez pas qu’il y ait, quelque part au-dessus des montagnes, un homme condamné à n’aimer personne, à n’être aimé de personne, à souffrir nuit et jour fouaillé par le bec implacable, mais qui vous domine tant que vous êtes, autant que les cimes neigeuses brillant d’un éternel éclat dominent vos plates vallées, l’agitation fébrile et infime de vos vies à la recherche de leur épanouissement.
J’avais mon vautour : quelle douleur de voir que Feliciano ne restait pas fidèle au sien !
Porp., p. 202.’

Maudit, condamné à la torture éternelle mais dans une situation élevée qui lui permet de dominer le reste de l’humanité, Prométhée tire de sa douleur et de son exclusion son orgueil : il a atteint l’absolu. Différent et revendiquant sa différence, coupable et brandissant avec fierté et insolence les motifs de sa culpabilité, il défie les hommes aussi bien que les dieux, refuse le plaisir de ceux-là et le bonheur de ceux-ci. Porporino interprète le mythe de Prométhée pour justifier, expliquer et illustrer son attitude face à la vie.

‘Mais comment ne voit-il pas qu’en misant sur la possibilité de succès, nous nous privons de notre unique justification, l’orgueil d’appartenir à la race mystérieuse des exclus ? Que nous reste-t-il de notre suprématie de déchus, si nous essayons d’être heureux ? Si nous nous mettons à cesser d’être à part, c’est pour le coup qu’on nous trouvera diminués ! Le plus et le moins seront notre lot détestable. Feliciano, tu avais trahi ! Porp., p. 200.’

Au-delà de ses choix individuels, c’est l’esprit des castrats que Porporino définit. La trahison de Feliciano est lourde de conséquences pour celui qui revendique son idéal comme seul mode d’existence pour le castrat. Tout oppose donc Feliciano à Porporino : l’un tient un discours qui se veut général (« nous »), et se montre soucieux de préserver les biens d’une communauté, l’autre au contraire ne parle qu’en son nom, pour son plaisir individuel. Entrent donc en opposition le culte de l’absolu et la recherche relative du plaisir.

Cette réflexion de Porporino, cette revendication morale et identitaire est une introduction à la délicate question du masochisme. Prônant le culte de la souffrance et le refus de la recherche d’un plaisir banal, élevant l’infamie au rang d’une vertu par la référence mythologique, Porporino ne s’autorise-t-il pas le renoncement au bien-être et ne favorise-t-il pas l’épanouissement d’une sorte de masochisme intellectuel ? La question posée par l’intermédiaire de Prométhée est l’une des questions les plus complexes et les plus fondamentales de l’oeuvre de Dominique Fernandez, celle-là même qui donne sens et définition au thème du plaisir comme thème structurant des oeuvres romanesques, des essais et des récits de voyage.

De plus, nous est proposée une deuxième interprétation du mythe de Prométhée, qui, sans contredire la première, vient ajouter une nouvelle piste de lecture ; le nom du héros, sa signification sert de point de é à la réflexion : Prométhée, le prévoyant. Et en suivant une méthode qui transpose un mythe dans un contexte moderne20, les rapports conflictuels entre deux catégories de l’humanité sont ainsi mis en valeur. S’opposent donc les hommes sans scrupule, prêts à exploiter le feu, dont le seul souci est le profit, et ceux qui réfléchissent au principe du feu, à son pouvoir, à son danger. Très peu présent dans ce synopsis (une seule réplique lui est attribuée), Prométhée est le symbole de l’avertissement dans ce court texte dont le comportement des hommes est le véritable enjeu.

‘M. Feu reconnaît Einstein et entame avec lui un dialogue. Que signifie le progrès ? L’homme est-il maître de son destin ? Ceux qui sont enchaînés ici, explique Einstein, sont ceux qui ont été saisis par le feu du doute, de l’interrogation intérieure, par le feu qui brûle et qui conteste le premier feu, par le feu métaphysique qui remet en question le feu utile. Le vautour n’est qu’une figure de ce premier feu. Bienheureux ceux que le vautour a saisis ! et Einstein, invitant M. Feu à se pencher au-dessus d’un cratère duquel montent d’horribles panaches de fumée sanglante, lui dit que là, en bas, brûlent et se tordent dans d’indescriptibles supplices, les maniaques du feu qui ont toujours détesté leur vautour : Hitler, le Président Johnitson, etc.
Prométhée, pp. 24-5.’

L’homme qui, comme Einstein, découvre et accepte le feu métaphorique, est un élu qui perd le sens de la conquête utilitariste, la notion vulgaire de l’intérêt du profit, et renonce au matérialisme pour accéder à un idéal supérieur, celui de la remise en question et du doute. Le vautour fait sa fierté, son orgueil, son élection et sa torture. Il s’agit donc d’accepter d’avoir mal pour pouvoir s’élever au-dessus de l’idéal commun. La douleur est indispensable dans cette quête de l’absolu : M. Feu renonce à sa réussite (« au feu de la réussite »), Prométhée au bonheur facile, Porporino à la gloire théâtrale et à l’amour, et Pier Paolo au succès et à la reconnaissance pour accéder à un idéal d’un ordre spirituel. Il s’agit de cesser d’être un homme parmi les hommes et de devenir un héros solitaire acceptant le bonheur de souffrir de son élection. Par cette lecture symbolique de la légende de Prométhée, Dominique Fernandez illustre un des thèmes centraux de son oeuvre : l’isolement nécessaire du personnage qui vit et revendique son statut d’exclu. Le vautour est donc moins un châtiment des dieux qu’une preuve d’élection individuelle, une marque de distinction dont le personnage peut être fier et qu’il s’applique à nourrir lui-même.

Cette double fonction du vautour, symbole spirituel d’un châtiment corporel, résume à elle seule l’ambiguïté du culte de l’échec des personnages du premier cycle de l’oeuvre romanesque et celle du comportement masochiste de Pier Paolo. Mais peut-être faut-il justement s’interroger sur la définition exacte à donner du masochisme...

La douleur symbolisée par le vautour, puis le mythe utilisé comme parabole dans Porporino dessinent l’évolution du héros dans l’oeuvre de Dominique Fernandez. À partir de cette double signification se manifeste la première difficulté pour définir le masochisme : distinguer l’attitude morale et la mentalité du héros face à la vie, du comportement (des actes). Ainsi, la référence à la mythologie et à l’art ne se présente pas comme le besoin de trouver une licence culturelle mais remplit le rôle d’une confirmation et d’un encouragement esthétiques.

À travers Prométhée, c’est le destin et l’idéal des héros fernandeziens qui se jouent. Or, Prométhée représente une étape exemplaire mais déjà seconde car les détours furent nombreux et les esquives fréquentes pour mettre en scène ce débat entre la tentation de la vie et le refus du relatif, le culte de l’échec et de l’absolu. La psychanalyse a été une des stations de ce chemin de croix vers la recherche d’un plaisir stimulée par le refus de croire au bonheur.

Notes
19.

Prométhée est un scénario écrit en 1973 pour la télévision ; resté à l’état de projet, il a été rédigé sous la forme de dialogues et de plan. Dominique Fernandez, comme Gide dans son Prométhée mal enchaîné, transpose la fable dans un univers moderne, mais loin de plumer le vautour, il en fait un signe de douleur et d’élection.

20.

Dominique Fernandez réemploiera le même procédé dans Le Rapt de Perséphone faisant d’Hadès un roi du pétrole.