2) Le culte de l’échec et sa rationalisation

Le refus de l’épanouissement est illustré par des critiques qui concernent des sujets ou des objets très divers. Ainsi, de la métaphore végétale à l’art, et dans la conduite du héros envers autrui où le culte de l’échec prend la forme d’une mortification et d’une agression contre l’autre ou contre soi-même, les domaines de la vie consciente sont presque tous abîmés par ce regard dépréciateur. Henri (dans L’Écorce des pierres), malgré ses tentatives pour échapper à son attirance pour l’échec, retombe immanquablement dans sa fascination de l’échec ; voulant écrire un poème sur la vie, il finit par sacrifier thème et contenu à son idéal :

‘Mais à mesure qu’il avançait dans l’élaboration de son poème, il s’apercevait que ce besoin de rendre la vie plus belle, de l’éclairer par une lumière jaillie d’ailleurs, cette recherche et cette soif de la vérité, de la perfection, de l’absolu, ce sentiment de privation qu’avaient éprouvé les millions d’hommes en quête de leur salut, tout cet effort pour échapper à leur condition de vivants, ne témoignait peut-être pas tant d’un amour de la vie, que d’une haine de la vie, d’une incapacité à supporter la vie comme telle. Écorce, p. 24.’

La contradiction d’Henri est en fait ce qui constitue le plus profondément sa personnalité, ce qui définit le plus exactement son comportement et son incapacité à croire en la vie, bref, son culte de l’échec, son irrésistible attirance pour le malheur. Après avoir imaginé écrire un poème pour « expliquer comment la rédemption de l’humanité avait été liée au sort particulier d’un arbre » (p. 22), Henri parvient à une situation en tout point contraire puisque, misant sur le miracle de la vie, il se trouve confronté au désespoir : « Après des mois de réflexion, Henri en était arrivé à ce point, que le poème de la rédemption lui paraissait devoir être un hymne pour célébrer l’horreur de la vie. » Comment Henri a-t-il pu se laisser entraîner aussi loin de ce point de départ, si loin qu’écrire lui semble finalement impossible ? Comment, et pourquoi, sont les questions que le lecteur doit se poser et aussi les questions auxquelles tente de répondre l’écrivain.

Comment un poème digne de ce nom peut-il être une « explication » ? L’échec de la tentative de création poétique d’Henri ne commence-t-il pas là, dans cette intention précise du jeune poète, pour trouver un terrain particulièrement favorable dans sa psychologie ? Les « mois de réflexion » qui ont inversé le sens de son projet, les moyens et les procédés de sa réflexion renferment le secret de cet échec.

Se révèle à travers Henri (dans le premier roman de Dominique Fernandez) l’un des points essentiels de la constitution du héros fernandezien. Le personnage, pour qu’il soit intéressant dans son incapacité à être heureux, doit avoir des qualités ou même des dons qui le rendent susceptible d’être admiré, désiré et aimé : il doit être supérieurement intelligent et ne souffrir d’aucune tare. Le piège du ressassement, dont il est la victime et l’artisan, est d’autant plus redoutable que ses facultés intellectuelles sont grandes. Cet état est celui de tous les héros du premier cycle romanesque, celui des quatre premiers romans antérieurs à Porporino. Mais plus qu’un piège pour le héros, il semble que cette annihilation de l’espérance par la foi dans le malheur absolu devienne le piège de la création romanesque, réduise les possibles du roman et lui nuise. C’est là le sens de la réflexion de Dominique Fernandez sur la psychanalyse21 et la raison pour laquelle le romancier a jugé nécessaire de rompre avec une méthode qui mettait en péril l’oeuvre et ses personnages.

‘Elle a compté beaucoup pour mon travail d’écrivain, à l’époque où je pensais que le roman devait être une sorte d’anamnèse, de remontée aux sources, d’interrogation passionnée de l’enfance. À présent, je crois qu’il n’y pas de plus mortel danger pour l’écriture que l’exploration analytique. Pour se connaître soi-même et se guérir de son mal d’être — but de tout livre — il faut non pas regarder dans son propre passé mais se jeter en avant, s’imaginer sous d’autres identités, renaître avec un autre état-civil. Se métamorphoser en un autre, en autant d’autres qu’il y aura de romans. Travail non pas d’introspection mais de prospection. Cure par l’imagination, non par le ressassement. [...] La fixation sur sa propre enfance est le plus sûr moyen, d’abord d’y rester enlisé, ensuite d’écrire des livres narcissiques, stériles, morts-nés.’

L’introspection et le ressassement désignés comme des dangers, sont les termes qui définissent la création romanesque antérieure à Porporino. Deux questions se posent pourtant à partir de cette déclaration : d’une part, comment celui que l’on présente comme l’inventeur de la psychobiographie22 peut-il montrer une telle réserve à l’égard d’une méthode de connaissance du créateur et de l’oeuvre qu’il a lui-même mise en place et imposée, et, d’autre part, ses quatre premiers romans, s’ils sont des vérifications de son jugement contre la psychanalyse comme moyen véritable de créer, n’étaient-ils pas aussi des étapes indispensables de son oeuvre ?

Si la définition globale de cycle de l’échec ou du ressassement23 est très pratique et justifiée, il est cependant nécessaire d’établir des distinctions entre ces quatre premiers romans. Les mêmes thèmes courent dans ces livres qui sont pourtant aussi très différents les uns des autres. Un point commun entre eux, pourtant : l’adolescence. Leur héros est en effet encore un adolescent. Cet âge de l’indétermination, de la recherche d’identité, de l’angoisse de l’avenir et pourtant du refus de l’enfance, apparaît comme le terrain de prédilection du jeune romancier. C’est pour lui la meilleure façon de légitimer l’obsessionnelle recherche des premiers souvenirs de ses personnages, de montrer que la logique de l’échec à laquelle ils se vouent fidèlement est une conséquence de leur « préhistoire » intime. Pourtant, dans L’Écorce des pierres, l’enfance d’Henri nous reste presque entièrement inconnue, et c’est dans une poétisation hermétique de l’instant que se meut le protagoniste. On ne peut expliquer et même tenter de saisir les motivations de ses actes que dans le présent des différents épisodes du récit. Contre-exemple et illustration inespérée des hésitations du romancier débutant, ce roman est riche d’enseignements.

L’inexplicable de ce premier roman reste donc à élucider par les autres oeuvres. Avec L’Aube, la modification est radicale : une forme courte, le récit, vient remplacer la forme lâche du premier livre. La voix de Jean qui se souvient et raconte monopolise le texte, lequel n’est d’ailleurs écrit qu’autour et qu’en fonction de lui. Presque entièrement autobiographique, ce récit qui vise l’épure, au sens formel de l’écriture et moral du personnage, est une tentative d’exorcisme, le voeu doublement exprimé24 de commencer à vivre en dépit du passé. Ce récit, où le geste créateur, entièrement tendu vers une guérison, vers une métamorphose intérieure, est donc pleinement cathartique dans la volonté de l’auteur.

Or, selon les propos de Dominique Fernandez lui-même, la méthode était inefficace parce qu’elle mimait une fausse libération, enfermant en fait l’écrivain dans son complexe au lieu de l’en faire sortir. La distance entre Jean et son créateur n’était pas assez grande, ne permettait pas une vraie projection et ne pouvait donner la possibilité au romancier de critiquer son personnage et de dépasser le récit qui devait se borner à n’être qu’une reconstitution du passé sans réelle recomposition. À ce titre, on peut voir en Lettre à Dora une étape de transition, mais encore trop partielle, où la projection ne donne pas encore naissance à la formule romanesque fernandezienne : « la bonne méthode n’est pas l’introspection mais la projection25 ». Il lui faut, avant de parvenir à cette règle, écrire encore un roman dont le rôle est déterminant à de nombreux égards : Les Enfants de Gogol.

Premier roman narré par un « je », celui d’Étienne, il est aussi le roman du dédoublement, du miroir de l’anamnèse psychanalytique. L’histoire d’Étienne se reconstitue à partir du cas de Stéphane (un adolescent auquel le premier donne des leçons de russe). Tous deux sont obsédés par l’absence du père, et, d’emblée, le romancier souligne pour la rendre évidente la correspondance entre les deux personnages, faisant d’eux des sortes de jumeaux (ils ont un prénom pour deux, tous les lecteurs l’auront remarqué). Ce « roman freudien » propose une analyse rigoureuse des personnages et n’en demeure pas moins une illustration du culte de l’échec. Toutefois, ce roman manifeste chez le romancier sa volonté et sa tentative de prendre ses distances avec la psychanalyse : ce premier essai de transposition avec l’écriture du « je » est le signe de cette évolution de la création. Mais cette évolution demeure sans précédents ni descendants. Ce roman est celui des clôtures : il signe la fin du personnage égocentrique, la fin du cycle du ressassement, la fin du roman complètement commandé par une grille rigide tout entière issue de Freud et dont se sert exclusivement Étienne.

Prisonnier volontaire, captif nécessaire de la psychanalyse et de son adaptation à la critique littéraire, le romancier pressent sans doute qu’il doit s’affranchir des règles qui menaçaient sa création et, donc, son espoir de surmonter ses propres complexes. Conscient d’ailleurs de ce problème, avant même d’avoir tenté et réussi l’écriture de la projection avec Porporino : on trouve dans L’Arbre jusqu’aux racines de courts développements qui montrent que, sans vouloir théoriser la nouvelle voie qu’il cherche pour sa création, les questions qu’il pose le mettent déjà sur le chemin de ce qui formera, selon son expression26, son « premier vrai roman » :

‘[...] Gide [...] réalisa dès son premier livre, avec son premier personnage, André Walter, une véritable opération prospective : « Je n’aurais plus su dire bientôt qui de nous deux guidait l’autre, car si rien n’appartenait à lui que je ne pressentisse d’abord et dont je ne fisse pour ainsi dire l’essai en moi-même, souvent aussi, poussant ce double en avant de moi, je m’aventurai à sa suite27. » On remarque que ces écrivains qui sont nés à une seconde vie par leur oeuvre peut être considérée comme une cure psychanalytique réussie. Arbre, p. 63.’

Ce n’est donc qu’après avoir réservé une place centrale à la psychanalyse que Dominique Fernandez peut définitivement la dépasser. À ce titre, Les Enfants de Gogol vérifie exactement la fin de la réponse à l’enquête de L’Âne : « Je n’ai prêté que trop d’attention naguère à l’appel séduisant de la psychanalyse : cette sirène insidieuse ne m’y reprendra plus, et je me porte beaucoup mieux depuis que je me suis bouché les oreilles à son chant. » Ce quatrième roman est en effet séduisant, mais que montre-t-il au fond dans son développement explicatif sinon l’échec de l’écriture qui tente d’exorciser le mal-être par la psychanalyse ? Le lecteur comprend plus qu’il ne sent : tout est expliqué minutieusement, souvent même systématiquement, de sorte que les personnages ne semblent jamais libres, jamais affranchis de la pensée du narrateur qui les ligote sans répit à mesure qu’elle assujettit le lecteur. Pourtant, ce roman à thèse est avant tout un roman ironique dans la trame et l’intention de son discours. La cible privilégiée d’Étienne, au-delà des portraits analysés de la famille Athanazy, est le lecteur lui-même et la remise en cause de sa prétendue liberté de jugement. Ce roman est un roman à thèse a contrario : feignant de montrer la grandeur de la pensée psychanalytique et son rôle salvateur, il dénonce en fait le danger de cette méthode, et si elle est exclusive, son inadéquation à l’écriture, et de là, à la vie.

Tout à la fois victime et pleinement acteur de cette quête d’identité dans et par l’écriture, Étienne remonte depuis les racines jusqu’à la cime de son arbre et de celui de Stéphane. Spectateur investi d’un vrai rôle dans la vie de Stéphane (il est son répétiteur : il a donc tout le loisir d’étudier, voire d’influencer, le comportement de son élève), logé chez les parents de celui-ci, la position d’Étienne est donc idéale pour devenir un héros-narrateur. Étienne se livre, à travers la psychanalyse sauvage du clan Athanazy qu’il conduit, à son auto-analyse.

Le récit, à mesure qu’il se construit sous cette plume doublement intéressée, réorganise de façon logique, rationnelle et systématique les événements dans de stricts rapports de cause et de conséquence introduits dans une chaîne ininterrompue d’interrogations qui créent un suspens intellectuel. La distribution des rôles, plus complexe que celle des autres romans, fonde les jeux de doubles sur lesquels repose la réflexion psychanalytique d’Étienne. Le père d’Étienne est mort, celui de Stéphane est vivant mais absent de la vie de l’adolescent, le beau-père de Stéphane — Titus Athanazy — serait tout prêt à occuper la place cette place vacante, à la seule mais capitale réserve près qu’il est lui aussi torturé par le mal des « enfants de Gogol » : l’absence du père et le complexe d’échec.

Aux femmes, présentes, actives, lucides et anxieuses revient la responsabilité d’éduquer et, de ce fait, d’être la cible des accusations du narrateur. La première à faire son entrée dans Les Enfants de Gogol est la mère d’Étienne : « Je grandis seul avec ma mère : le chagrin et les soucis d’argent l’empêchèrent de manifester autrement sa tendresse que par une sollicitude de tous les moments, anxieuse et excessive. » Proche de la tante de Jean, de la mère de John et même de celle de Vincent (Constance), la mère d’Étienne, blessée par la conduite de son mari et convaincue d’être responsable de cette blessure, reporte son amour sur son fils mais sans jamais se permettre d’être de joyeuse ni de vivre vraiment. L’imago maternelle devient (celle du père étant l’objet d’une quête et d’une obsession) le centre du récit au présent de l’histoire familiale, le point de convergence des questions et des manques, des complexes et des doutes.

Notes
21.

[Réponse à l’enquête : En quoi la psychanalyse compte-t-elle pour vous ?], L’Âne, février 1986, n° 25, p. 42 (article recueilli dans Lectures IV, p. 78).

22.

Voir l’introduction à L’Échec de Pavese et L’Arbre jusqu’aux racines où, en réaction contre le terrorisme de l’école structuraliste qui prétendait nier l’importance de l’auteur, Dominique Fernandez souligne la nécessité d’éclairer le sens des oeuvres artistiques par la vie de l’auteur, de faire un continuel va-et-vient entre l’auteur et son oeuvre pour construire le sens.

23.

Le cycle de l’échec comprend les quatre premiers romans (L’Écorce des pierres, L’Aube, Lettre à Dora et Les Enfants de Gogol, c’est-à-dire ceux où l’homosexualité, bien que présente, n’est évoquée que de façon fugitive derrière un masque et avec de nombreuses esquives). Romans aussi dont les héros souffrent d’un complexe qui les pousse à détruire ceux qu’ils aiment et à se détruire eux-mêmes.

24.

L’Aube est dédicacé à Diane de Margerie (« From D. to D. »), et à ce signe il faut ajouter les derniers mots que Jean dit à Agathe et qui forment une sorte de prière pour sortir de la nuit et du désespoir.

25.

« La rigueur baroque » (entretien avec Guy Scarpetta), Art press, janv.-févr. 1986, p. 28.

26.

“Dominique Fernandez : « Mon premier vrai roman »” [interview accordée à Jean-Marie Guillaume], Le Quotidien de Paris, 26 novembre 1974.

27.

Dominique Fernandez ne donne pas ici les références de la citation d’André Gide, qu’il ne livre d’ailleurs pas dans sa littéralité. Le texte se termine ainsi « et c’est dans sa folie que je m’apprêtais à tomber. » (Si le Grain ne meurt, 1ère partie, chap. VIII, dans Journal 1939-49 — Souvenirs, « Bibl. Pléiade », 1954, p. 506). La coupe, on le voit, modifie le sens du texte cité, et, s’il est vrai que l’auteur a tous les droits, il nous faut noter cependant comment il adapte la pensée d’un autre à sa propre recherche en formation alors. Soucieux de trouver une aide dans la création, un moyen de vivre, il supprime donc ce qui pourrait menacer son intention et l’inquiéter, et, ce n’est qu’avec l’écriture de Dans la main de l’ange (dix ans après L’Arbre jusqu’aux racines) qu’il aura l’audace de créer un héros véritablement en danger, menacé par un démon intérieur : Pier Paolo.