3) La mère : solitude, rigueur et conscience

‘Elle avait épousé un homme d’un milieu plus élevé que le sien, en éprouvant un fort complexe d’infériorité et presque un sentiment de culpabilité. [...] Droite, courageuse, passionnée mais d’une timidité maladive qui lui ôtait toute souplesse d’adaptation, ma mère manqua seulement de qualités secondaires pour réussir sa vie. Gogol, p. 16.’

Au complexe d’infériorité maternel, véritable leitmotiv de l’oeuvre, répond le complexe d’échec du fils. Il y a plus : si Étienne utilise la grille psychanalytique pour lire l’histoire de ses rapports avec sa mère, il n’en exploite que les valeurs les plus rigides. Ainsi, la référence au schéma freudien démontrant la nécessité pour l’enfant d’une relation triangulaire lui procure autorisation et confirme sa certitude d’être voué au malheur et à la recherche à jamais insatisfaite de son identité. Son histoire ne répondant pas au schéma l’entraîne à penser, d’une part, qu’il est différent et, d’autre part, que cette particularité est le signe de sa vocation pour l’absolu de la pensée de l’échec. La psychanalyse devient donc le moyen d’édifier une nouvelle mythologie, plus terrifiante parce que plus rationnelle, moins merveilleuse, plus réfléchie et surtout individuelle :

‘Je ne ressentais pour ma mère qu’une indifférence polie. Impossible de l’aimer puisque de l’amour, il me manquait l’élément essentiel, cet esprit d’émulation et de conquête. À nous deux, nous ne formions pas un couple animé par des tensions secrètes : nous n’étions que deux solitudes juxtaposées.011Gogol, p. 20.’

La parataxe stylistique traduit ici le manque qui obsède le récit et la pensée d’Étienne. Manque dont souffrent dans leur non-dialogue, mère et fils. La parole et le récit, au lieu de tenter de combler ce vide, en accusent et en revendiquent le sens tragique. L’absence du père est définitive, les pères de substitution que se choisit Étienne ne sont que des remplaçants d’autant plus inefficaces qu’il les prend parmi l’humanité qui lui ressemble, celle qui a aussi son complexe incurable, celle dont l’histoire est également marquée par l’absence du père : ceux auxquels il peut s’identifier, ceux dans lesquels il se reconnaît, et non pas ceux sur lesquels il pourrait se reposer.

La mère qui assume donc seule l’éducation de son fils unique, naturellement inquiète, angoissée par l’avenir, a tendance à rendre plus forte une rigueur qui constitue déjà le fond de sa personnalité. Refusant obstinément que son fils puisse reproduire le modèle paternel et en connaisse le sort, elle tente d’inculquer une morale du devoir et du travail, le sens du respect des règles et l’ascèse. Le but de ce plan est de porter l’enfant à pratiquer son propre examen de conscience et à lui transmettre le sentiment de la faute. C’est cette exigence, ce scrupule continuel que décrivent Jean, Étienne et... Porfirio.

Jean livre une analyse plus linéaire et moins systématique qu’Étienne mais le portrait de la tante Élie-Anne28 est cependant très minutieusement tracé, du passé de l’enfance de Jean au présent de sa narration. L’image de la tante (elle remplace la mère de Jean, orphelin très jeune), renforcée par l’intrusion d’un dialogue passé et reconstruit dans ce court récit, montre quelle importance et quelles conséquences a sur Jean la conduite de cette femme « exemplaire ».

‘Y a-t-il rien de plus nocif que ces éducations, où l’on surveille sans sévir, où l’on ôte à l’enfant des motifs de se dire malheureux, sans lui permettre de se sentir libre ? Une prison. Impossible de s’en évader, puisque ce serait être ingrat, se préparer des remords. [...] Car la froideur sans coups, le reproche, mais latent, la demande de comptes, à chaque minute, sous prétexte de protéger, d’orienter, voilà ce qui infuse chez l’enfant puis le jeune homme l’impression qu’il est toujours coupable, aussi bien de rester à la maison que de songer à fuir. Aube, pp. 49-50.’

Perfectionniste, étrangère à tout laisser-aller, ennemie du plaisir — lequel est considéré comme la plus redoutable des licences —, la tante de Jean, applique avec sévérité la règle de vie qu’elle s’impose d’abord à elle-même. Le style traduit cette morale de l’étouffement des instincts : L’Aube est un récit littéralement haché par les virgules qui, loin de permettre une respiration normale, provoquent au contraire un effet de halètement et mime l’oppression physique29 et morale que subit Jean. Élie-Anne, double de Liliane, annonce Constance (Éc. Sud. et Porf.). Cependant, dans ce gros roman, le narrateur n’est plus le fils de cette mère austère mais l’époux, le récit rétrospectif est celui de la recherche d’une explication, non celle d’une identité. L’homme du Sud, Porfirio, convaincu d’avoir été élevé dans une permissivité nocive, critique l’éducation dispensée par Constance à leurs deux enfants : Armelle et Vincent. C’est parce que Porfirio attendait que Constance fût pour lui une mère autant qu’une épouse, qu’elle lui offrît un Salut30 impossible sans elle, parce qu’il voulait se défaire de la tutelle infantilisante de sa mère, Adeline, qu’après l’échec de leur vie commune il analyse les causes de leur naufrage mais aussi tout ce qui les opposait, Constance et lui, dans leur conception de la vie.

Avec Porfirio, ce n’est plus la psychanalyse qui sert de méthode de lecture ou de grille de déchiffrage mais « l’école du Sud » elle-même, et ce n’est pas seulement la remise en cause du culte de la rigueur mais aussi celle de la raideur pascalienne :

‘La jeune fille brillante dont je fis la connaissance séduisit le barbare que j’étais, dont le bagage consistait en quelques mélodies de Donizetti, alors que tu connaissais presque tout Polyeucte par coeur. En revanche, quoique inculte, j’avais appris à vivre avec le naturel des Siciliens pour cet art où il faut seulement de la souplesse, de la confiance en soi, de l’indulgence pour ses défauts, de la tolérance pour ceux d’autrui. Éc. Sud, p. 258.

La volonté de comprendre les motifs de l’échec du mariage, le point de vue d’un personnage non pas spectateur mais acteur dans la tourmente des événements de la vie familiale, ont pour principale conséquence d’étoffer, en le rendant moins caricatural et donc plus complexe, le personnage de l’épouse et de la mère. Constance est saisie dans une continuité, elle est replacée dans l’unité de sa vie. Des aspects nouveaux apparaissent grâce à ce procédé : les motifs profonds, les références culturelles, les bases et les principes de cette vigilance sans faille, de ce contrôle absolu de soi. C’est en homme du Sud que Porfirio examine les sujets qui ont intéressé Constance et la façon dont elle s’y est intéressée. C’est donc avec un point de vue de psychobiographe mais sans grille psychanalytique que le narrateur tente de comprendre qui est Constance. Porfirio enquête méthodiquement et commence par analyser les lectures de Constance, c’est-à-dire la façon dont elle a lu les auteurs qui ont structuré sa pensée et sa morale, qui ont commandé ses actes. Les Pensées de Pascal jouent à ce titre un rôle déterminant, car c’est l’interprétation, l’utilisation immédiate dans sa vie quotidienne qu’en fait Constance dès l’adolescence qui sont l’enjeu de la psychologie du personnage adulte, droit et rigoureux, sans faiblesses, qu’elle devient. L’exégèse de Porfirio est double : il s’agit d’une part d’expliquer les fragments de Pascal et d’autre part d’expliquer les commentaires portés en marge du recueil par Constance.

Il apparaît donc que la lecture, au lieu d’être un plaisir ou un divertissement, est un acte solitaire dont elle attend un rappel à l’ordre, une obligation et une exigence : lire n’est pas une évasion de soi mais un rappel à soi, le moyen de retrouver justifiés son éternelle insatisfaction morale et ses efforts sur elle-même.

‘Le Pascal que tu as retenu pour ton usage personnel n’est donc qu’une moitié de Pascal, un Pascal sans Dieu, sans Jésus-Christ, un Pascal attaché uniquement à montrer le néant de la condition humaine. Ton jansénisme n’est qu’un jansénisme amputé de sa partie consolante. À la place de la Grâce, comme unique contre-partie au désespoir, tu as mis la Volonté. À la place de Jésus-Christ, le Devoir. Un seul mot d’ordre : rester vigilante au milieu du chaos, ne se permettre aucun relâchement. Mettre son corps, ses désirs, ses rêves sous la surveillance étroite de sa volonté. Se défier de tout ce qui peut plaire et ne présente pas l’aspect austère du devoir. Éc. Sud., p. 389.’

La volonté, le refus de la consolation et la constance dans la recherche des qualités humaines et morales les plus élevées, les plus difficiles à acquérir, celles, justement, qui ne sont jamais définitivement conquises : c’est là le point saillant de la personnalité que Constance s’est bâtie pour résister au monde et à ses avanies, mais aussi à elle-même. En conséquence, ce qu’elle exige d’elle-même, elle l’exige aussi de ses proches, de son frère d’abord puis de Porfirio et de ses enfants. Les débats qui opposent Porfirio et Constance à propos des questions d’éducation sont essentiels dans cette visée puisqu’ils mettent en scène la confrontation entre le Sud et le Nord, la rencontre et l’impossible union entre deux pensées extravagantes. Dans cette controverse, la parole de Constance domine et l’emporte puisque c’est à elle seule que revient la charge d’élever les enfants, d’assumer les responsabilités du foyer. Porfirio, absent ou épisodiquement présent, incapable à cause de ses propres faiblesses de servir d’exemple, de modèle, ne peut que s’en remettre aux lois dictées et appliquées par Constance, ou, sinon, jouer de ruses et devenir dans ce cas le complice de ses enfants, le troisième enfant de Constance :

‘Dans votre chambre, il fallait que vos vêtements fussent pliés avec soin sur une petite chaise placée au pied du lit : lutte contre la négligence. À table, interdiction de laisser le moindre reste au fond de l’assiette : lutte contre le gaspillage. Jamais un mot d’encouragement quand vous aviez réussi une page d’écriture : lutte contre la vanité. M. de Sacy, un des solitaires de Port-Royal, n’avait-il pas posé en axiome que si l’on trouve quelque chose bien dans un enfant, on doit se garder d’en faire mention, étouffant ce plaisir dans le secret ? Sans prévoir que cette avarice dans la louange serait une des causes des échecs scolaires de Vincent, je me sentais en rébellion contre l’austérité d’une telle doctrine. Porf., p. 231.’

Porfirio n’aura eu aucune influence sur la conduite et la politique domestique de Constance, celle-ci refusant d’accorder sa confiance aux enfants, moins sans doute parce qu’elle tient à suivre les préceptes les plus rigoureux en matière d’éducation, que parce qu’il y a en elle un refus obstiné du mythe de l’enfant et du mythe du paradis de l’enfance. Enquêtant sur l’enfance de Constance, c’est-à-dire sur une part absolument inconnue du narrateur, Porfirio met à jour les motifs de cette angoisse de l’enfance heureuse. La lutte contre le plaisir, la surveillance et l’apprentissage sévère des règles ont donc une histoire et des racines profondes. L’obstacle de la morale et de la philosophie auquel se heurte Porfirio, incapable de faire fléchir Constance dans sa rigueur, est une intellectualisation d’un complexe profond, une réponse de l’esprit pour se protéger contre soi-même. Porfirio reconstitue peu à peu les événements qui ont marqué l’enfance et l’adolescence de Constance en veillant à préciser quelles interprétations elle en faisait :

‘Mais ton grand-père, Constance, ne s’était souillé d’aucun déshonneur ; on ne peut même pas le qualifier de « drogué ». J’apprenais que sa « chute » n’avait ressemblé ni de près ni de loin à un naufrage spirituel ; il n’avait fait que tomber, tout bêtement, d’un toit. Loin de vouloir se détruire, il avait cherché dans la morphine non seulement un palliatif à ses souffrances mais le moyen de se remettre à travailler. C’est pure mythologie de ta part de l’avoir divinisé sous les traits fantastiques d’un spectre poursuivi par la Némésis. Éc. Sud, p. 250.’

Préférant à toute croyance les pensées qui exigent d’elle un effort, à toute interprétation rassurante ou optimiste d’un événement, ce qui provoque inquiétude et angoisse, Constance trouve sa raison de vivre et de penser dans toute chose qui lui rappelle ce qu’elle a voulu voir comme la descente vers l’Enfer31, l’annonce d’une vocation pour le malheur. « Entre plusieurs conclusions à tirer d’un fait en lui-même incertain, tu choisirais toujours, à trente ans comme à douze, celle qui te ferait le plus mal, et tu t’y cramponnerais avec la fébrilité du mystique craignant qu’on ne lui retire son excitant. » (Porf., p. 251). Le mythe de la malédiction originelle pour Constance est le pendant du mythe du paradis de l’enfance pour Porfirio : entraînés par cette force qui, s’inscrivant dans une culture et une société, les dépasse et dont ils ne peuvent s’affranchir, chacun trouve le moyen de vivre avec cette mythologie personnelle, sans jamais pouvoir unir leur mythe respectif de l’enfance. Constance reporte chacun de ses actes sur le terrain de la morale : ne voulant voir que ses insuffisances, elle néglige et même combat le plaisir. L’éducation qu’elle transmet est une morale de l’inquiétude et de la vigilance. Le débat philosophique qui l’oppose à Porfirio est donc le débat entre le principe de réalité et le principe de plaisir, le débat entre Pascal et Rousseau :

‘Ainsi l’enfant sur lequel les grandes personnes s’extasient, et qui est devenu, depuis Rousseau relayé par Chateaubriand et par Proust, synonyme de richesse spirituelle, de trésor mystique, de condensé primitif d’humanité, de pureté aurorale, n’était pour Constance qu’un signe négatif. Celui qui ne parle pas, c’est un être chez qui la volonté est encore inexistante, la liberté comme nulle, le sentiment du Bien absent, la disponibilité au Mal entière. Soumis aux plus élémentaires de ses désirs, il végète dans l’ignorance de tout, dans la désobéissance de tous les instants. Porf., p. 288.’ ‘Je lui citais le début de l’Émile. « Tout est bien en sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » Ce texte la mettait en fureur ; c’était pour elle l’anti-Pascal, la négation de la vérité ; elle attribuait à Jean-Jacques (comme je m’obstinais à l’appeler, alors qu’elle ne l’évoquait que par son patronyme, jugeant abêtissante la familiarité du prénom) la responsabilité de tous les maux de la société moderne. Ibid., p. 290.

Mais nous l’avons dit, à travers Constance se peint la figure de Liliane Fernandez et du personnage de la mère. Constance est donc la quintessence de toutes les mères du Nord, de toutes ces femmes qui sacrifient le plaisir à la morale, leur bonheur à leurs valeurs et à la mise en exécution de ces principes moraux : faire est aussi important que dire ; parce qu’elles ont dû lutter pour prouver aux autres et se prouver à elles-mêmes que la médiocrité ou la déchéance étaient des conséquences du laxisme, elles entretiennent un combat sans merci contre ce qu’elles considèrent comme leur ennemi, le plaisir de l’abandon. L’éducation de ces mères scrupuleuses et méfiantes a une importance considérable dans la conception de la vie de leur fils, car si le complexe d’infériorité et l’absence d’assurance en soi ne sont pas héréditaires, le goût de l’obstacle à surmonter, le sens de l’effort, celui de la lutte contre soi, sa propre nature et ses goûts, eux, sont destinés à essaimer au gré des générations, et se nomment tantôt vigilance, méfiance et exigence, tantôt culte de l’échec et masochisme moral.

Notes
28.

Précision importante : dans L’Aube, Dominique Fernandez a transformé très légèrement le prénom de sa mère (Liliane en Élie-Anne) pour peindre son portrait sous les traits de la tante de Jean. D’après l’auteur, le modèle s’y étant reconnue, fut très affectée et même blessée par cette peinture.

29.

Rappelons à ce propos que Jean et Stéphane souffrent tous deux de troubles respiratoires, le premier souffre d’une « bronchite tenace » tandis que le second est sujet (comme Dominique Fernandez) à de violentes crises d’asthme.

30.

Lors de la première rencontre, Porfirio s’adresse ainsi à Constance : « Il y a en vous une force magique, te chuchotais-je d’une voix oppressée. Sauvez-moi ! Vous en avez le pouvoir. Ayez-en la volonté ! De vous seule, mademoiselle, j’attends mon salut... Si ! Si ! Je ne puis en dire plus... Vous avez devant vous un homme en perdition, qui sera sauvé si vous ne le repoussez pas, qui fera naufrage autrement... » (Éc. Sud, p. 482.)

31.

La descente réelle vers la rivière « Enfer » donne lieu dans l’esprit de la jeune fille à une descente métaphorique (de même qu’elle préfère à la chute réelle de son grand-père la chute métaphorique, celle de la perdition), et elle forme le voeu de ne jamais se laisser entraîner dans aucune pente, aucune faillite. La discipline de Constance naît avec elle, produit de la Troisième République, de la religion laïque du devoir et de la conscience, et se développe, se fortifie à l’occasion de chaque nouvel obstacle qu’elle considère comme un nouveau défi. (Éc. Sud, pp. 251-3.)