4) La fascination de l’échec et la tentation du plaisir

La tentation de la découverte du plaisir se manifeste d’une façon on ne peut plus ambiguë. Le héros fernandezien est écartelé entre son besoin de rendre un culte à la pensée de l’échec, et — forme déjà seconde de cette obsession —, son désir d’être fasciné par l’échec. À cette complexité psychologique, il faut ajouter une question centrale et obsédante qui torture tout personnage et joue un rôle déterminant dans sa recherche du plaisir : la question de l’identité.

Ici encore, on peut utilement distinguer deux grandes périodes distinctes dans l’oeuvre de Dominique Fernandez. Après avoir esquivé la question, après l’avoir traitée d’une façon détournée, l’homosexualité est non seulement abordée mais devient le centre et même le sujet de L’Étoile rose. David, narrateur, dans son refus de croire en la vie, dans son incapacité à imaginer possible son bonheur, admet son identité d’homosexuel comme une interdiction à la découverte du plaisir. En effet, parce qu’il a construit sa personnalité à partir de son orgueil à se sentir différent et exclu, il ne peut facilement se laisser séduire par les possibilités qui lui sont offertes d’être heureux ni se résoudre à chercher et à vivre librement son plaisir.

Tiraillé entre un désir qu’il pense — et qu’il veut — inavouable et l’assurance d’être possesseur d’un bien, d’une richesse due à son refus d’être avec et comme les autres, Étienne, aux côtés de Stéphane, reconnaît et redonne vie aux démons d’une adolescence qu’il croyait terminée et retrouve intacts les complexes qu’il pensait avoir vaincus : « Comment, étant retombé amoureux de ma jeunesse, me suis-je fait horreur à moi-même d’avoir songé à la trahir ? » (p. 12). Regardant vivre son élève, il se retrouve lui-même fasciné par le double qu’est cet adolescent habité par la même quête d’identité, par le même refus de la vie et surtout par la même pulsion de destruction, et il se sent soudain en proie à son ancien désir ravivé et plus impérieux que jamais :

‘Il venait de réveiller cette hantise qui m’avait si longtemps poursuivi. Je croyais pourtant m’en être libéré, d’abord en devenant professeur, puis en me fiançant avec Patricia. La carrière, le mariage : de non méprisables buts, où réside la maturité psychologique pour un homme, de la même façon que les écoles, les hôpitaux et les usines sont de nobles ambitions pour un peuple, les signes de son développement économique et social. Néanmoins à partir de ce jour une secrète honte recommença à empoisonner ma vie. Honte d’avoir cru, en cachant le portrait de ma fiancée dans le tiroir, rendre un hommage suffisant aux puissances du refus et de l’ombre. Honte d’avoir accepté que mon admiration pour Gogol et les autres prophètes russes de l’échec se transformât, comme c’était le cas pour tous mes collègues universitaires, en thème rhétorique. Honte de m’être montré moins intransigeant, moins pur que Stéphane. Il y avait maintenant entre nous une différence énorme et pour moi terriblement humiliante.
Gogol, p. 218. ’

Ici, se manifestent les ramifications ténues et complexes de la fascination de l’échec, fascination d’autant plus redoutable qu’elle est seconde et intervient après des tentatives faites pour découvrir le bonheur, ou du moins la sérénité. D’un seul coup, après ce qui aurait dû provoquer le plaisir (Étienne vient de voir Andreï Roublev), il retombe amoureux de son adolescence. Plus systématique, parce que plus réfléchi et voulu définitif, ce désir de livrer son être à l’empire des puissances de l’échec s’organise selon plusieurs unités que l’on peut identifier :

  1. le refus de la maturité,

  2. la recherche d’obstacles insurmontables,

  3. le besoin d’une parole du ressassement ou d’un monologue analytique qui traque le souvenir pour mieux l’asservir à une religion du désespoir,

  4. le refus du salut par la rationalisation de la pulsion de destruction (que cette pensée soit la psychanalyse ou un autre moyen de masquer le désir d’échec),

  5. un puissant sentiment de honte et de culpabilité en conséquence de cette catégorique et soudaine inversion de son idéal.

Ainsi, le cas d’Étienne est sans doute le plus complexe à cause de cette révolution subite mais aussi celui qui montre de la façon la plus exemplaire le sort de ces premiers héros. En confiant la parole à un jeune adulte, Dominique Fernandez peut en effet s’accorder une plus grande liberté de création mais aussi conférer une plus grande ambiguïté à la conduite de la réflexion de son narrateur. Le problème du plaisir ne peut se résoudre par son absence : il se trouve au contraire enrichi par le raffinement des thèmes de l’échec et de l’exclusion. Si un personnage adolescent pouvait s’interdire de penser au plaisir par inexpérience ou se punir de trop y penser comme John (Dora), un jeune adulte comme Étienne ne peut plus se protéger derrière ces motifs pour justifier son inaction : son comportement doit être plus explicite, sa position plus ferme. Aussi découvre-t-il un plaisir nouveau, plus insaisissable et plus compliqué puisqu’il est dépendant de la notion la plus contraire au plaisir : le refus de la vie et de l’épanouissement.

Un piège se referme sur le lecteur des Enfants de Gogol car le comportement d’Étienne est conçu de façon à échapper à n’importe quelle autre analyse que la sienne. Mais des cinq unités qui forment le comportement d’Étienne, il faut tirer des conséquences car, si le souvenir et la construction du récit sont asservis à une pensée de l’abîme, encore faut-il ajouter que le seul fait de se reporter systématiquement vers le passé est aussi une façon de manquer le présent et de ne pas se donner la capacité de jouir. D’ailleurs, loin d’être prêt à renoncer à cette habitude, John ne pressent-il pas cette réalité, lorsqu’il écrit sa lettre à Dora :

‘Avouez que rien ne nous fait mieux sentir combien la réalité nous ennuie, que les efforts d’une société gaie pour l’embellir. « Comme c’était amusant ! » disons-nous. Jamais : « Comme c’est amusant. » Car on ne s’amuse jamais : on s’amusera, on s’est amusé. [...] Le seul intérêt des fêtes, c’est de nous permettre de savourer avec délices la distance qui nous sépare du commun et nous empêchera toujours de trouver du plaisir à ce qui distrait tant de gens à la fois. Dora, pp. 175-6. ’

Les héros des quatre premiers romans semblent accomplir des efforts pour sortir de leur attitude contemplative, de leur solitude, mais, si des rencontres provoquent des discussions sur l’idéal de l’échec, elles ne tirent jamais le personnage à la vie. Et même celui qui s’est avancé le plus loin sur le chemin du renoncement au culte de l’échec demeure bien fragile dans l’ultime promesse qu’il fait à Agathe de se laisser aimer, c’est-à-dire d’accepter l’idée d’être aimable, de découvrir l’amour et le bonheur et de renoncer à son idéal personnel.

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C’est un plaisir inversé que découvrent les jeunes héros du premier cycle des oeuvres romanesques. Leur plaisir naît de cette forte opposition au monde et à soi-même, de cette marginalisation volontaire par le refus des dogmes et idéals ordinaires du bonheur. De cette attitude contestatrice découle un sentiment d’orgueil, celui de se sentir différent, à part et donc intouchable, mais, si ce comportement du personnage adolescent peut amuser le lecteur (car l’adolescence est encore un être en devenir et sa crise peut sembler passagère), la même attitude venant d’un adulte prend une tout autre valeur, autrement plus inquiétante et fascinante. Le portrait d’Étienne est celui d’un homme à part, derrière lequel le romancier ne peut pas abriter des motifs d’adolescents car, même s’il réfute la notion de maturité, il faut que son complexe d’échec soit plus raffiné dans son expression et plus absolu dans son intention pour prétendre à une certaine épaisseur romanesque. On comprend mieux ainsi pourquoi ce personnage est voué à la mort romanesque : l’esquive et le non-dit n’étant plus possibles désormais, il faudra inventer d’autres procédés pour la mise en scène du culte de l’échec et pour la mise en acte de l’oxymorique devise des héros fernandeziens : « Prestige et Infamie ».