CHAPITRE III : DÉCOUVERTE DU PLAISIR

1) Les premières expériences

Prisonniers d’une éducation qui exerce une continuelle surveillance et transmet le sens de la culpabilité et du devoir, les héros fernandeziens sont pourtant attirés, malgré eux et malgré leur propre idéal, par le plaisir. Mais comment s’autoriser la découverte du plaisir, sans avoir l’impression de déchoir vis-à-vis des règles morales maternelles mais aussi vis-à-vis de soi-même : tel est le dilemme de chaque personnage au sortir de l’adolescence.

Chacun trouve sa solution et Étienne, par exemple, subvertit l’idée de plaisir en l’adaptant à sa pensée personnelle. Le plaisir ainsi intellectualisé lui permet de mener à terme sa réflexion et son récit, de retrouver et préserver son culte de l’échec. Mais la satisfaction d’Étienne reste morale, il ne peut découvrir vraiment le plaisir. En effet, c’est seulement un plaisir de surface qui n’a rien de commun avec une sensation limitée dans le temps et vouée à la répétition : ce que recherche Étienne est un vide durable, une quête austère de l’échec qui se situe dans l’éternité, et ses références mythologiques ou littéraires sont les meilleures preuves de cette visée d’éternité. Il n’écoute pas son corps, sa sensualité est comme niée par son esprit, reléguée à un deuxième plan et totalement absente de sa réflexion ; pas d’éveil ou de réveil du corps pour lui : son plaisir n’est pas fait par les sens et n’exige nullement le concours de sa sensibilité physique. De sorte que l’exemple d’Étienne est celui d’une connaissance du plaisir dans son abstraction la plus totale et dans sa singularité la plus évidente.

Cependant, il existe dès le premier cycle des oeuvres romanesques d’autres visions que ce plaisir étranger à la notion de chair et de désir. Dans L’Écorce des pierres, Henri, qui pourtant se trouve loin lui aussi d’une vraie possibilité de s’affranchir de son culte de l’échec, tente à quelques reprises, mais de façon toujours détournée, de saisir des éclats ou des bribes de plaisir. Ainsi, le désir mal et incomplètement avoué qu’il éprouve pour le jeune et beau Christian se change, ne pouvant être cause de satisfaction, en un instant de lutte lors d’une promenade en barque sur un lac :

‘Les deux plus riches sensations musculaires alternaient dans l’acte [de ramer] : concentrer ses forces avant l’effort, éprouver dans le creux de son être la certitude de sa vigueur imminente, attendre comme la bête aux aguets le moment de jeter sa puissance.
[...] L’eau seule substance toute pure qui ne borne pas le désir ! l’eau lustrale et rieuse, ennemie du regard ! Christian que j’ai invité aujourd’hui pour me défendre de l’eau, Christian qui m’y attire. Écorce, pp. 117-8.’

La résistance au plaisir qui s’offre est ici manifeste : Henri ne peut s’autoriser de jouir de l’instant qu’il a lui-même provoqué, il se sent contraint de menacer ce qu’il a désiré pour rester lui-même. Cette promenade en barque qui mime pourtant avec évidence l’acte sexuel ne reste qu’une tentative esquissée et volontairement compromise. Le piège dans lequel Henri se débat si peu n’est pas la psychanalyse mais tout simplement le narcissisme et la complaisance : le héros n’est pas prêt à renoncer à lui-même, à ses contemplations solitaires pour se donner au monde et aux autres, pour livrer son corps au plaisir. L’extase et la contemplation, la joie et la gaieté sont les seules sensations que s’autorise le jeune homme, sensations qu’il juge nobles par leur pureté, sensations qui ne nécessitent pas la présence d’un tiers et qui le confortent dans sa solitude.

Certes, on ne sait rien sur l’enfance qu’a eue et le type d’éducation qu’a reçue Henri, pourtant, on se doute bien qu’elles ne peuvent être que très proches de celle des autres héros des romans de l’échec. En effet, la pensée d’Henri, ses propos, sa conception du plaisir (même le plus anodin) témoignent d’une extrême méfiance à l’égard du laisser-aller et de l’abandon au plaisir :

‘Il se répétait qu’il était doux, infiniment doux de vivre ainsi. Une sensation si neuve pour lui ne lui causait pas d’autre étonnement, qu’une vague inquiétude de n’y savoir mieux résister.
Écorce, p. 118’

Au lieu de se livrer au plaisir, Henri pense au plaisir qu’il est en train de vivre et engage à ce propos un débat avec lui-même qui tue dès cet instant la possibilité de faire perdurer cette sensation. Son inquiétude est celle de ne plus se battre contre son désir et contre lui-même, mais aussi, par le plaisir, de devenir un autre dont l’existence ne serait plus due à sa seule volonté mais à la présence d’un compagnon. Renoncer à ses habitudes solitaires et contemplatives pour découvrir le plaisir et se découvrir soi-même autrement est l’enjeu qui terrifie Henri.

Il a donc recours, pour résister à cette tentation qui menace à la fois ce qui est le plus intérieur à lui et le plus extérieur à toute sa culture, à ce qui constitue le plus profondément sa personnalité : le plus solitaire de ces actes, la lecture. La lecture est pour lui une référence qui justifie son attitude contemplative : elle donne crédit à son isolement.

‘J’ai beaucoup lu, beaucoup médité ces temps-ci. Je me rends bien compte que j’établis une communication plus importante, plus secrète, avec les oeuvres d’art qu’avec les humains — et que c’est là ma grande faute, la peine et l’injustice de mon destin. Je ne dis pas tellement les oeuvres d’art : mais tout ce qui est immobile, en soi-même achevé, et ne demande de moi que l’effort de la contemplation. Certains jours je m’interroge pourquoi je continue à voir Christian, et si je ne devrais pas mieux m’enfermer pour toujours dans la solitude et m’acharner sur elle et la posséder tout entière pour moi seul et ne plus chercher à me distraire, de la joie parfaite que je saurai bien lui faire me donner. D’autres fois je me dis que rien ne ressemble plus aux longs traits de cette extase convoitée, que le regard fixe et froid que de loin je jette sur Christian — et qui est pour moi l’unique, l’irremplaçable moment de nos rencontres. Alors, pourquoi ne pas me livrer sans mesure à une passion si étrangère à l’amour ?
Écorce, pp. 84-5.’

Ce passage du « Journal d’Henri » est essentiel, il montre comment le débat intérieur s’est déplacé avec le désir, comment Henri se trouve dans l’obligation de faire un choix, et nomme les valeurs qui animent le jeune homme : la joie parfaite, l’extase et la passion. Toutefois, en dépit de ce besoin de tirer au clair les troubles de son esprit par l’écriture d’un journal, Henri ne peut entièrement se dévoiler à lui-même les raisons de son malaise : il préfère se laisser croire que son attirance pour Christian n’est pas de l’amour. À ce point, il entre donc dans un jeu complexe avec lui-même qui consiste à se convaincre qu’il ne peut déchoir ni se renier en s’octroyant ce qu’il considère comme le pur et noble plaisir : la contemplation de Christian. Mais son regard l’engage plus qu’il ne le croit car ce qu’il concevait comme une protection contre le passage à l’acte se révèle malgré lui comme une expression de son désir. Le culte de l’échec devient alors une pensée-refuge pour cacher des sentiments qui ne peuvent être déclarés, assumés ni assouvis. Comme Étienne, Henri n’est pas prêt à s’autoriser la sensualité, à accepter de satisfaire ses désirs : la subordination de la vie à l’analyse de la vie pour Étienne, la contemplation et le refus de l’abandon (et même le travestissement du désir en un agressif corps-à-corps 32) pour Henri, sont décidément les seules voies possibles.

La lutte d’Henri est d’autant plus complexe qu’elle est aussi celle du romancier qui cherche à exprimer un thème sans pourtant pouvoir lui donner des contours précis. Faisant de ses personnages des êtres dont le désir restait inavouable, coincés entre des frustrations et une quête à jamais insatisfaite de leur identité, Dominique Fernandez s’imposait des contraintes qui réduisaient en même temps leur épaisseur : la libération était nécessaire pour le romancier autant que pour ses romans. La délivrance de la création et la libération de l’univers romanesque s’opèrent donc en deux temps : d’abord avec Porporino, puis avec L’Étoile rose. En bref, on peut dire que Porporino est le roman de la transposition réussie, l’expression de la maturité de Dominique Fernandez et l’oeuvre dans laquelle il trouve sa voie de création littéraire, tandis que L’Étoile rose est le livre de l’homosexuel qui s’exprime pour le groupe auquel il appartient. Porporino permet l’affranchissement du créateur par la voie romanesque, tandis que L’Étoile rose permet la rationalisation de la lutte pour la libération par la mise en ordre méthodique et historique d’idées et de faits :

L’Étoile rose évoque les péripéties de cette lutte entre l’envie et le refus de sortir du ghetto, le désir et le dégoût de trouver le confort et la tranquillité morale qu’il faut payer de la perte du prestige attaché à la marge. Mes premiers romans, L’Écorce des pierres (1959), Lettre à Dora (1969) et Les Enfants de Gogol (1971) appartiennent à l’époque où je ne croyais pas possible de parler franchement de l’homosexualité. Ce thème n’y apparaît que sous la forme assez gauche et lâche, de fiançailles interminables et finalement rompues, ou de dissociation entre la passade hétérosexuelle et l’adoration silencieuse pour des garçons inaccessibles. Les « malfaiteurs » qui hantent les errances nocturnes de John et par lesquels il rêve de se faire dépouiller ne sont bien entendu qu’une figure de la caresse érotique qui le délivrerait de sa couardise sexuelle.
Ces trois romans, d’une écriture brumeuse et tremblée, qui reflète le manque de courage de leur auteur, ressortissent à ce que j’ai appelé le « style du malaise ». Plus crûment, disons qu’ils illustrent la « culture du placard » où je ne suis pas le seul à m’être complu. Gan., p. 298.’

David, héros de ce roman de la libération homosexuelle, est donc le porte-parole d’une communauté qui témoigne en victime et en actrice des difficultés rencontrées non seulement dans l’après-guerre de son adolescence pour exprimer et satisfaire ses désirs mais également à travers l’histoire. La chronique cesse d’être celle d’un homosexuel pour devenir celle de l’homosexualité, et le roman, transformé en une lecture subjective de l’histoire de l’homosexualité, se fait le plaidoyer d’une thèse : le désir homosexuel est un désir naturel. C’est à travers les hésitations et la quête d’identité de David (que Dominique Fernandez a voulu rendre représentatives) que cette thèse est dessinée et que le bilan sexuel de quelque trente années est fait. Les premières expériences de David montrent la prise de conscience de son désir et la difficulté à vivre ce désir, les mémoires de David se veulent le témoignage de cette époque vécue entre la crainte de se voir découvert homosexuel par la société et le besoin d’aimer et d’être aimé :

‘Le lycée n’était pas si bête. Loin de nier que nous eussions à nous débrouiller avec notre sexe, il nous désignait lui-même l’endroit où il nous permettait de nous soulager. Là, au centre de la cour, dans ce chalet d’allure chinoise, qui abritait, au su et au vu de tous, une intense activité manuelle, clandestine par l’effroi qu’elle soulevait dans nos coeurs, déprimante par le sentiment de culpabilité que nous emportions de nos hâtifs séjours dans l’édicule, mais légitimée par l’accord implicite des autorités. Nous disposions d’une liberté certaine, avec cette restriction, humiliante et d’une perfidie consommée, que nous n’avions pas le choix du lieu. L’habileté suprême du lycée consistait à faire, de la fréquentation de ce cloaque, la condition obligatoire du plaisir qu’il nous autorisait.
Qui, parmi nous, peut se vanter d’être sorti indemne d’une initiation aussi peu ragoûtante ?
Étoile, p. 49.’

David adolescent rêve d’un aveugle venant lui offrir l’angoisse de la volupté puis fera, dans les profondeurs du métro, la découverte du plaisir lié à l’agression : il est conduit par la force des circonstances à assimiler son désir au sentiment de faute, à la notion d’interdit. Comme il se sent coupable jusque dans ses rêves, la seule possibilité d’assouvir ses envies réside dans la clandestinité. Le jeune homme, contraint à mener une double vie, est désormais écartelé entre des fantasmes liés à une existence qu’il ne peut concevoir que nocturne, triste et sordide, et l’image qu’il donne de lui-même au grand jour, celle du mensonge social, de la honte cachée et de l’inavouable sentiment de culpabilité. Mais si cette souffrance de la marginalité et de la dissimulation de soi-même crée des situations troubles, elle est aussi la source d’une stimulation inattendue du désir. En effet, cette résistance obligée dans l’ombre et l’illicite, ces masques empruntés pour esquiver les menaces sociales qui pèsent sur l’homosexuel deviennent des composantes du plaisir : chercher son plaisir, c’est dès lors chercher le risque et sa mort, la réunion mythique d’Éros et de Thanatos. La crainte du châtiment se change bientôt en un besoin maladif du châtiment et le personnage est obligé à la duplicité pour survivre, obligé de revendiquer une libération des moeurs qu’il redoute puisqu’il a pris conscience de sa destinée dans la clandestinité. La liberté serait une limitation de sa représentation personnelle du plaisir et, s’il la revendique ce n’est que parce que, pleinement cohérent dans son rôle de paria, il a décidé d’aller jusqu’au bout de son désir. Partagé entre le besoin identitaire de revendiquer sa liberté d’aimer et son désir de se sentir exclu de la société, il ne peut que vivre entre un autre jour (celui de la lutte de mai 68) et une autre nuit (celle qui l’isole à l’intérieur d’une minorité à laquelle il appartient par la nature mais non par le sens de son désir). Les réactions de David et de Pier Paolo à la nouvelle de la légalisation de l’avortement sont sans équivoques sur ce point :

‘La nouvelle loi fournissait à la société de consommation l’arme la plus subtile qu’elle pût diriger contre nous. Désormais, les garçons auraient l’obligation de sortir avec des filles. Non seulement la permission, mais l’obligation. En autorisant l’avortement, la société donnait son accord à un seul et unique modèle de satisfaction sexuelle, aux dépens de tous les autres, qui restaient prohibés. Tu devais comprendre que cette mesure, en apparence libérale, nous refusait plus brutalement que jamais le droit à la différence et ouvrait la porte à une reprise du harcèlement.
Étoile, p. 55.’

David voit dans cette mesure, qu’il juge comme une nouvelle menace, comme une atteinte masquée aux libertés homosexuelles, une « impulsion formidable ». La terreur que ce discours vigoureux exprime, est-elle due aux abus d’un esprit critique prompt à déceler derrière toute mesure consensuelle un motif caché d’exclusion ou à une lucidité extraordinaire ? Reste que David s’empresse de citer Pier Paolo Pasolini pour fournir la caution d’un autre esprit sur cette question, pour donner poids à ses arguments. Et ici, ce sont l’unité et la progression de l’oeuvre romanesque mais également les projets du romancier qui semblent se révéler, car quatre ans après la publication de L’Étoile rose paraît Dans la main de l’ange dont le héros nommé Pier Paolo incarne dans le roman le célèbre cinéaste : Dominique Fernandez y mêle à ses inventions, ou plutôt à ses interprétations, des éléments réels et en particulier des propos tenus par Pasolini. Il est donc intéressant de remarquer ici comment est élaboré le personnage romanesque : Dominique Fernandez se sert d’un document contenant un thème qui lui semble essentiel et en fait un des motifs de deux de ses oeuvres de fiction. Le débat d’actualité est donc hissé au rang d’une source d’interrogation révélatrice pour le personnage lui-même. Ce collage met en valeur l’angoisse de la permissivité apparemment réclamée par les héros, laquelle dépasse en fait la sphère légale et civique pour rejoindre des interrogations centrales et structurantes, comme le montrent les propos de Pier Paolo :

‘Dire que la légalisation de l’avortement rendra plus facile l’amour entre homme et femme est une imposture. Il faut crier bien haut qu’une telle mesure rendra l’amour entre homme et femme obligatoire. Plus aucun garçon, plus aucune fille ne pourra se soustraire à cette obligation, qui ne sera donc pas une conquête du progrès et de la démocratie mais l’insolente mise en demeure de nos nouveaux maîtres. Faites l’amour, jeunes Italiens, c’est un ordre. Montrez-vous à la hauteur de vos nouvelles libertés. La facilité créera l’obsession de l’amour. Personne n’aura le droit de se tenir à l’écart et de bouder la fête. Malheur à qui sentira en lui un obstacle invincible pour arriver au bonheur par ce moyen-là. Il sera désigné à la réprobation publique et mis au ban de la société.
Ange, p. 401. ’

Cette violence verbale et ces procédés hyperboliques révèlent une angoisse plus profonde : celui qui a trouvé le sens de son existence dans le sentiment de sa différence, dans sa conviction d’être un marginal, qui n’a réussi à se ménager qu’un plaisir trouble lié à l’obscurité, à l’aventure et au danger de rencontres, ne peut être au fond de lui qu’hostile à la libération des moeurs. Son conflit intérieur est désormais d’autant plus complexe que s’affrontent en lui le créateur, qui trouve l’unité et la matière de son oeuvre dans l’interdit, et l’homme qui reste charmé par le souvenir de l’Éden de son enfance mais qui demeure incapable de jouir sans être certain de risquer sa vie dans la recherche de la volupté.

Rendant licite tout à coup un mode de vie dont dépendait l’acte créateur de Pier Paolo, la société condamne en fait l’homme qui ne peut plus trouver de sens à son oeuvre ni de goût à son plaisir. Le refus de la permissivité et du laxisme devient le dernier retranchement de Pier Paolo et de Gian Gastone, attitude paradoxale en apparence pour ceux dont les provocations publiques se justifiaient par la revendication de leur plaisir, mais qui en fait se sont entièrement construits dans la crainte et l’espoir de la réprobation de la société. Le discours que tient le dernier des Médicis à Pino Simonelli et à son père est celui du refus de la compréhension : la lutte pour le plaisir ne peut avoir de sens que si elle est menée contre la morale générale, si elle est l’objet d’une réprobation. Au-delà du plaisir, l’enjeu du plaisir, la sensation de remettre son existence en cause en recherchant et en trouvant son plaisir sont les véritables moteurs de ces personnages comme le montre cette dispute où Gian Gastone voudrait s’opposer à ce qu’il croit être la morale de son père.

‘— Vous faites chanter des Te Deum pour les victoires sur les Turcs, sur les Mahométans, et vous tolérez que je m’abaisse dans la compagnie d’un moricaud !
— T’abaisser ! Où as-tu pris que c’était s’abaisser, que de conformer ses passions aux bergers virgiliens ?
À bout d’arguments, Gian Gastone bredouilla :
« Vous ne pouvez pas à la fois permettre que je me conduise en païen et me pousser dans les liens saints du mariage, comme vous les appelez.
Sancta simplicitas ! L’épouse est pour la procréation, les amis de coeur pour la récréation. La poésie de l’âme peut et doit coexister avec la prose de la vie. Réserve ce qu’il y a de meilleur en toi à ton ami de coeur, et, pour le reste, obéis-moi. Tu auras vingt-cinq ans le mois prochain. Le trône a besoin d’un héritier. » Médicis, p. 125.’

La réponse du père de Gian Gastone règle le problème de la morale du plaisir en dissociant la contrainte de la paternité, afin de s’assurer une descendance, obligation de pur conformisme social dicté par une raison d’État, et le désir à visée de volupté lié à une noblesse poétique, légitimé par une tradition culturelle et philosophique. Cette justification anéantit les plans de provocation de Gian Gastone et le mortifie doublement : il est nié dans son identité même de paria, son besoin de se voir à jamais rejeté est frustré. Pensant avoir commis un crime réprouvé par la religion et par l’autorité paternelle, Gian Gastone, disculpé et même encouragé dans son désir, est un jeune homme dont la vie a perdu son sens. Il lui faudra donc provoquer sa chute de façon irrémédiable afin de rester lui-même, pour regagner sa place de paria. Le refus de la liberté correspond une fois encore au refus d’être en harmonie avec la société et de remplir une fonction au sein de celle-ci. C’est moins le plaisir dû à la présence du jeune Damiano que le plaisir provoqué par la pensée de transgresser une loi morale que recherchait Gian Gastone, moins donc le plaisir du corps que l’esthétique de la faute. Pour s’affirmer, Gian Gastone doit devenir plus seul encore, trouver le moyen d’être vraiment un être à part auquel la beauté et la noblesse du plaisir sont à jamais interdites. L’aveu de sa relation avec Damiano se révélant insuffisant pour provoquer la colère paternelle (son père le presse malgré tout de se marier), c’est par une voie plus originale qu’il dégoûte le monde de sa présence.

Notes
32.

Dominique Fernandez, dans sa préface à Armance [Stendhal, Armance. Précédé de « Le Secret d’Octave » par Dominique Fernandez, Paris : P.O.L., coll. « La Collection », 1992] : « La méchanceté occasionnelle d’Octave est typique de ceux que la société contraint à refouler leur nature ; quant à sa violence, elle s’exerce toujours — ce qui ne peut être une coïncidence — contre des jeunes gens que le hasard met sur sa route : objets de désir, qu’il doit agresser pour se protéger de la tentation » (p. XII), et dans son article de présentation de Billy Budd [Le Monde, « Un Opéra sans femmes », 25 mars 1992], a montré comment la violence était un moyen détourné d’exprimer le désir homosexuel au moment où les créateurs ne pouvaient se permettre d’aborder de front le sujet. On ne s’étonnera pas de trouver dans L’Écorce des pierres de nombreuses citations de Billy Budd de Melville et ce même recours à la violence chez le jeune romancier, alors convaincu de l’impossibilité d’aborder directement cette question.