2) La gourmandise

Pour Gian Gastone, la gourmandise est un des éléments essentiels de la stratégie de déchéance, de provocation morale et de corruption sociale. Afin de supprimer en autrui le désir d’entretenir un commerce avec lui, il choisit paradoxalement la nourriture. La table, les couverts et la vaisselle ont disparu et la notion même de repas est remise en cause par la nature des aliments qui constituent son ordinaire : se nourrir est chez Gian Gastone le moyen spectaculaire de se dégrader. Seuls les desserts raffinés et très sucrés sont autorisés à franchir le seuil de son palais, et, s’il est entouré de nombreux ruspanti pendant ses sales orgies, ce n’est pas pour les transformer en commensaux mais pour les utiliser dans sa savante mise en scène de la répugnance qu’il s’applique à parfaire jusqu’au dégoût :

‘Pis encore que de se complaire à la saveur des gâteaux, le prince s’amusait de leur consistance. Les matières les moins distinguées avaient sa prédilection, poudre de muscade délayée, émulsion de réglisse, pâte de châtaignes, jus de cannelle, beurre de cacao, purée de noix, tout ce qui était gluant, mou, brunâtre. Symptômes de régression enfantine, qui n’annonçaient rien de bon. Il se barbouillait de mousses et de sirops ; les doigts, le bout du nez, la dentelle de son rabat et jusqu’aux boucles de sa perruque trempaient dans la crème. Les jouvenceaux à son service s’empressaient de l’imiter ; mais ce qui prêtait à sourire de jeunes et beaux garçons causait une impression pénible allié à la sénescence. Le coulis de framboise qui lui dégoulinait du menton maculait son jabot, il ne s’en souciait pas plus que des miettes de Sachertorte qui tombaient de ses gencives déchaussées et crottaient de chocolat ses manchettes
Médicis, p. 207.’

Se salir, mieux encore, se montrer souillé, c’est-à-dire faire mesurer à un spectateur et témoin comme Pino Simonelli la grandeur de sa perversion : voilà le but de Gian Gastone. Les spectateurs lui sont indispensables car ils attestent la déchéance du héros, mais les acteurs de second plan, les « jeunes et beaux garçons » ne sont pas moins nécessaires : ils prennent part au festin et à sa mise en scène, ils soulignent l’horreur de la situation de Gian Gastone, ils accusent le décalage insupportable entre son âge physique et son comportement, sa « régression enfantine ». Prince du poisseux et de la souillure, Gian Gastone le devient doublement, d’une part en recherchant ostensiblement la tache qui devient plus qu’un ornement dégoûtant, un symbole de son entreprise physique et morale de corruption, et, d’autre part, en le faisant avec des matières rares, des produits exotiques et précieux. Savant jeu sur les couleurs et les consistances des matières utilisées dans cette royale théâtralisation de la déchéance, ce spectacle est à la fois un moyen direct d’abîmer le symbole de la royauté et ses raffinements ordinaires et un moyen de porter atteinte au culte de l’innocence et de la pureté de l’enfant. Lui, le dernier des Médicis, ne peut vivre debout, ne peut se conduire en adulte, ne peut manger à table : il ne peut que mimer le plus insupportable des renoncements à être un homme pour convaincre qu’il se sent indigne de régner. Né souillé non par le péché originel mais par le péché maternel, Gian Gastone cherche à devenir l’enfant indigne de toute éducation ; adulte, il trouve son prestige dans son infamie, sa satisfaction dans le dégoût qu’il sait faire naître en autrui, et son plaisir dans un sentiment d’absolu provoqué par cet échec qu’il se construit, qu’il veut évident et irrémédiable.

On s’étonne peu ici de l’absence de convivialité dans la satisfaction du désir gourmand, car le plaisir est d’emblée une perversion des valeurs sociales ordinaires. Pourtant dans presque tous les autres romans, la gourmandise, le plaisir né des débauches et des raffinements de l’art sucrier excluent aussi la convivialité : comment expliquer cette absence de la table ?

Gian Gastone crée une cérémonie du répugnant, sacralise la salissure et le dégoût, pervertit un plaisir, mais, bien qu’il agisse a contrario, il suit très scrupuleusement et très rigoureusement des rites de mise en scène, bâtit avec efficacité un nouveau culte à partir de la gourmandise. Ce que l’on nomme habituellement dessert est aussi, ailleurs dans l’oeuvre romanesque, élevé à la dimension du sacré. Loin de participer à une banale fête, à une simple réjouissance, le gourmand crée un rite dans son art de déguster, observe des règles très précises : la volupté sucrière ne s’acquiert point passivement, par un mol abandon au plaisir, mais par l’ordre, la discipline, le respect d’une minutieuse mise en scène.

‘Pas de bavardages, ici, pas de confidences précipitées : une atmosphère recueillie, des mines graves, beaucoup d’hommes seuls. On n’était pas entré pour caqueter, mais pour se livrer dans ce temple du sucre aux rites régénérateurs de la grand’messe gustative. Gourmandise.

On aurait grand tort de sourire de cette métaphore filée de la religion pour définir l’attitude d’un adorateur du gâteau : la scène est plus révélatrice qu’il n’y paraît à première vue. Tous les éléments de ce texte 33 sont en effet des thèmes récurrents de la volupté pâtissière dans l’oeuvre de Dominique Fernandez. La solitude et le silence du gourmand, le sens et les voies empruntées pour le rechercher : tout évoque l’attitude du fidèle qui communie lors d’un office religieux. La comparaison n’est pas seulement anecdotique, elle structure la composition profonde du héros fernandezien. Et si le plaisir des papilles n’est pas lié d’ordinaire à la déchéance comme c’est le cas pour Gian Gastone, il est cependant toujours déterminé par l’incapacité à la convivialité. Regarder l’autre déguster, se mettre en spectacle pour que les autres admirent son art de déguster sont autant d’habitudes qui sont incompatibles avec l’art de recevoir à sa table. L’art de la table n’est pas celui, ordinaire et commun, de se nourrir avec élégance mais bien celui d’une théâtralisation extrême :

‘Le page officiait avec le sérieux d’un artiste, la componction d’un prêtre et l’humour d’un comédien. Chaque bouchée donnait lieu à une cérémonie qui se déroulait en trois temps. D’abord il choisissait dans l’assiette les éléments dont il composait une mixture d’un raffinement extrême et toujours renouvelé : meringue, crème fraîche et coulis de framboise, ou pâte de noix, cerise confite et mousse à la figue. Puis assez lentement pour que tout le magasin pût admirer quel petit chef-d’oeuvre il venait de confectionner, il posait la bouchée sur la pointe de sa langue, fermait les yeux, palpitait des narines, et faisait durer son extase jusqu’à ce que ses papilles eussent absorbé la dernière parcelle d’arôme. [...] Manger, grâce à lui, ne se réduisait plus à l’action triviale d’enfourner un morceau de nourriture dans le gosier : c’était un culte, une religion. Aucun de ceux qui, par instinctive émulation, ralentirent le mouvement de leurs mains et s’absorbèrent dans une mine recueillie, ne réussit à élever ses gestes jusqu’à la magnificence de cette liturgie sucrière.
Am., pp. 164-5.’

Si Julius accueille à sa table, Franz et Friedrich, chez Demel, ce n’est pas pour partager un repas entre amis mais pour montrer son art, sa maîtrise absolue de l’art de la dégustation. La métaphore religieuse court d’un bout à l’autre de ce passage, et là pas plus qu’ailleurs le détail n’est gratuit, il révèle l’importance donnée à l’exceptionnel, à la gourmandise comme occasion et source de spectacle. Cette sacralisation du mets raffiné, devenue récurrente dans les romans à partir de Porporino, a une histoire au sein de l’oeuvre de Dominique Fernandez : elle respecte l’évolution romanesque et à ce titre révèle les particularités des personnages. On pourrait ainsi distinguer le cycle des romans de l’échec (L’Écorce des pierres, L’Aube, Lettre à Dora et Les Enfants de Gogol), et celui de la religion de la pâtisserie, de la recherche du plaisir et de la liberté. Le culte de l’égocentrisme stérile et du ressassement s’oppose donc à la découverte de la débauche sucrière et à la représentation du plaisir. Il y a plus : à partir de la place et de la signification de la nourriture dans le roman, on peut utilement dégager différents types de comportements.

Dans L’Écorce des pierres, Henri organise un repas propre à le dégoûter à tout jamais de quelqu’un : il s’agit pour lui d’avilir un besoin naturel, manger, par la description et l’analyse qui sont faites de l’acte.

‘Lagrange avait dépouillé la fonction de manger de toute élégance, et l’exerçait sans ornement et sans apprêt, comme un rite primitif, enraciné dans les puissances végétales de son être, analogue à un rite de l’initiation ou de la fécondation, accompagné de gémissements et de râles qui indiquaient le travail profond de la nature. Henri qui mâchait scrupuleusement chaque bouchée, après l’avoir choisie avec soin dans le fond de l’assiette, observait, attiré et repoussé en même temps. Repoussé par les gestes et les bruits vulgaires de Lagrange, par le débraillé de ses manières et de son vêtement, par le peu de gêne que Lagrange semblait prendre de ses voisins ; mais attiré, secrètement et puissamment fasciné, par cette fête des fonctions primordiales, petit fragment d’une cérémonie universelle, qui devait se répéter en ce moment même sur toute la surface de la terre, et dont lui seul, Henri, lui seul était exclu
.Écorce, p. 36.’

Ce passage repose sur une confusion des thèmes qui seront exposés de plus en plus clairement dans le reste de l’oeuvre romanesque : le rite qui semble attirer Henri n’est qu’un réflexe animal, une suite de gestes automatiques, et ce n’est d’ailleurs pas tant le geste qu’Henri envie à son voisin mais bien l’absence de réflexion, de remise en question et de mise en scène, bref d’intellectualisation qui en est à l’origine. Cette scène définit le repas, l’acte ordinaire de se nourrir, comme une activité vulgaire dont Henri se sent incapable : le mot « rite » ne désigne ici que l’ensemble des habitudes alimentaires. Aucune sacralisation, aucune présence de la religion ou du théâtre, mais seulement la volonté ambiguë de dénoncer le bas, le commun, l’ordinaire afin de mieux éliminer toute occasion de plaisir et de détruire toute chance de satisfaction. Regarder l’autre manger est donc la source d’un plaisir inversé, un moyen pour Henri de parfaire son entreprise de dégradation. Il faut d’ailleurs remarquer ici que la seule allusion dans tout le roman à l’enfance d’Henri, à sa famille et plus précisément à sa mère, est liée à la nourriture : « Dans la salle à manger cirée et brillante la bassesse de la fonction était compensée par la rigueur de la cérémonie. » (p. 169).

Deux sens du religieux et parallèlement deux états de culture s’affrontent à travers le débat sur la nourriture. D’une part un état primaire et spontané (le réflexe dicté par le besoin organique de Lagrange et de l’humanité tout entière) qui s’oppose à un état de conscience et de culpabilité (la remise en cause du geste, qui signifie pour Henri l’intuition impuissante d’une insatisfaction) ; d’autre part deux « cérémonies » contradictoires du dépouillement et du faste : celle d’un ascétisme et d’une rigueur qui limite le repas à la stricte nécessité physiologique (il faut manger pour vivre) et élimine donc tout débat de conscience dans le fait de devoir passer à table, et son inverse, celle d’une fête extravagante et exceptionnelle qui révèle les sens et le désir par son raffinement. Ces deux religions de l’aliment trouvent d’ailleurs chacune leur représentant à travers Porfirio et Constance. Sont tracées à travers eux l’histoire de la civilisation pâtissière, de la débauche et du luxe et celle, incompatible, de la rigueur et du strictement nécessaire ; bref, les grandeurs esthétiques et morales du jansénisme et de la Contre-Réforme. Porfirio, afin de comprendre les raisons de l’échec de son mariage avec Constance, compare, à partir de la pâtisserie sicilienne et de la non-pâtisserie auvergnate, ces deux modes de pensée et de vie :

‘Si les soeurs cisterciennes de Santo Spirito confectionnent des friandises si délectables, est-ce seulement par gourmandise ? En entrant chaque matin dans l’église de leur couvent, elles voient aux murs un prodigieux déploiement de formes plastiques, stimulant pour leur imagination : des chérubins de stuc renversés cul par-dessus tête, des anges acrobatiques, des saintes en pâmoison sur des nuages ; au-dessus de l’autel, des putti et des palmes au milieu d’une gloire de rayons. L’onction sacrée répandue dans les psaumes ne soulève pas plus leur âme que la splendeur et le désordre de cette décoration ne réjouissent leur regard. [...] À l’effervescence des dorures et des marbres qui bouillonne autour d’elles pendant l’office, elles se font un devoir de répondre, à peine revenues devant leurs fourneaux, par une profusion d’ingrédients et un flamboiement de saveurs. Vous n’avez pas de pâtisserie amusante, en Auvergne, parce que dans tous les domaines vous avez rogné les ailes à votre imagination. Éc. Sud, pp. 269-70.’

Dans ce chapitre intitulé « Le sel et le sucre », c’est en ethnologue du dessert que Porfirio se comporte en essayant de comprendre la raison pour laquelle le dessert, le luxe et le plaisir sont absents en Auvergne. L’amateur de « patelles » montre ici le lien entre le religieux et la pâtisserie, entre le beau et le superflu, montre ce qui provoque l’extase en enflammant l’imagination, non sans dénoncer la pauvreté du nécessaire et la tristesse de l’indispensable. Ce n’est pas par jeu ou par fantaisie que Dominique Fernandez compare dans ses récits de voyage la statuaire baroque à des gâteaux, et définir ce va-et-vient entre l’art du mouvement et la meringue, entre le stuc et le sucre comme une simple comparaison semble d’ailleurs absolument insuffisant. Il s’établit entre l’art sucrier et les putti une relation qui tend à sublimer le plaisir créé par l’un et l’émotion provoquée par les autres. L’art de la suggestion est ici invoqué pour exprimer ce qui échappe aux mots, ce qui n’appartient qu’à soi : le délice et la volupté.

‘— Goûtez, nous dit la soeur d’une voix flûtée aussi charmeuse que les gâteaux qu’elle nous vante. È tutto mandorla.
Oui, c’est « tout amande », et toute volupté. [...] les petits fours du Saint-Esprit, dont nous dégustons quelques échantillons pendant que la soeur, sur notre prière, va nous en chercher une autre ration, feraient se damner la Trinité entière. Onctuosité arabe ou opulence baroque ? Les coquilles sont fourrées de pistache et de citron : l’humble emblème des pèlerins de saint Jacques renferme un viatique qui nous mènerait au bout du monde. [...]
Comblés de douceurs, nous nous dirigeons vers l’église de l’abbaye, décorée par Giacomo Serpotta et ses aides. [...] À Palerme, je pensais à de la meringue. Ici, le fils du forçat a dû battre de la pâte d’amandes pour en tirer ces stucs capiteux. Dans l’abside, au-dessus de l’autel, une grande composition bouillonne de rayons, d’enfants et d’anges, l’un de ceux-ci tenant entre ses jambes un violoncelle dont il caresse les cordes avec son archet. Pâtisserie, sculpture et musique : la triple alliance baroque une fois de plus célébrée. Gorgone, pp. 289-90. ’

L’union du religieux et du profane est ici malicieusement réalisée. Croce e delizia : l’expression retrouve son sens propre ; dans un lieu dédié à la gloire de Dieu est acquise une sensation totale de félicité ; toutefois, sous la plume de Dominique Fernandez, le sacré transcende la foi catholique, le vocabulaire religieux de cet extrait contient bien une ferveur mais ce n’est ni celle des religieuses ni celle d’un croyant, c’est celle d’un adorateur du plaisir, la prière d’un gourmand dont l’extase se nourrit d’émotions cueillies au hasard d’un pèlerinage voluptueux. La quête est à la fois celle du plaisir et celle du partage de ce plaisir, par les mots et par les images.

Hommage rendu aux sens et à ce qui les satisfait, certes, mais il ne faut pas se méprendre sur un point essentiel : si les deux compagnons réclament une « autre ration » de friandises, si à Vienne Dominique Fernandez s’applique à recenser la centaine de gâteaux différents proposés par Demel, si l’histoire de l’art de l’invention pâtissière produit les pages les plus sensuelles de cette oeuvre, le rite sucrier reste exceptionnel. La liturgie du gâteau n’est rien moins que quotidienne, de telle sorte que l’idée du dessert, d’un plat traité comme un autre et terminant un repas, fait presque contre-sens. Car le luxe du sucré se compte aussi en calories : or, l’un des soucis des personnages depuis Porporino est de rester mince, de conserver un corps juvénile et élancé. Il est hors de question, par exemple, pour Porporino d’imiter Cimarosa et de tremper sa plume dans le caramel pour finir une partition ou d’avaler gâteau après gâteau au point de devoir, pour faire des économies, se fiancer avec une vendeuse de chez Startuffo.

Non, le corps et la jouissance sont vraiment célébrés, il n’est donc pas de mise de nier le corps en le maltraitant par des excès. Le corps est l’instrument de la jouissance mais aussi un objet sur lequel exercer une maîtrise. La tempérance (ce que certains ont appelé trop rapidement « l’ascétisme de Dominique Fernandez ») n’est pas incompatible avec la gourmandise, elle devient même au contraire un élément indispensable dans la logique de la quête du plaisir. C’est parce que le plaisir est inespéré, parce que l’art baroque est soutenu par une grande rigueur, parce que la jouissance est soumise à des règles précises, que l’abandon à soi-même n’a pas cours dans la vie de l’auteur ni dans celle des personnages qui survivent à la tentation de l’échec. À ce titre, le comportement de Porporino, mais aussi celui de Dominique Fernandez lui-même (tel qu’il apparaît dans ses récits de voyage) sont particulièrement intéressants :

‘Jusqu’à quinze ans, ma seule crainte était de grossir, de quitter la catégorie des castrats longilignes, vers laquelle ma bonne étoile avait bien voulu me diriger, pour entrer dans celle des castrats adipeux. Farinelli, dont le portrait ornait le parloir des Pauvres de Jésus-Christ, était un échantillon superbe de musico longiligne.
— Tu n’as pas peur, demandai-je niaisement à Feliciano, de prendre trop de plaisir à manger de ces friandises ?
— Je ne vois pas, mon cher, quels autres plaisirs il nous resterait. Tout par la bouche, rien que par la bouche.
Encore une preuve, cette réponse, de ce que j’appelle l’esprit castrat.
Feliciano, bien parti lui aussi pour être un longiligne, avalait une quantité fabuleuse de gâteaux à une vitesse non moins ahurissante. Au sortir de la pâtisserie, il se mettait à marcher à énormes enjambées, en tirant sur le biceps de ses cuisses. Il prétendait qu’il sentait fondre à mesure, dans la chaleur de l’effort musculaire, toute la crème ingurgitée chez Startuffo. Je voudrais le voir à vingt-cinq ans, marmonnais-je à part moi, pour me consoler de cette tarte à la frangipane dont je n’avais pas osé prendre. Puis, lorsque je fus sujet à mes premiers accès de mélancolie, je cessai de me surveiller. Nous faisions des orgies de meringues et de babas, lui par joie de vivre, par exubérance et par fringale, moi avec le sombre plaisir de penser que j’étais ridicule, dans mon état, de me préoccuper pour ma silhouette.Porp., pp. 133-4.’

Porporino devient-il un castrat adipeux ? L’auteur oublie de répondre à cette question comme pour mieux montrer que ce sont ici les enjeux du régime alimentaire, de la boulimie ou de la maîtrise de son corps qui importent à ses yeux. La tentation du sucré exprime ici, comme dans Le Dernier des Médicis, la séduction exercée par le culte de l’échec, le refus d’envisager ce plaisir comme une chose simple et à portée de la main. Le débat devant lequel est placé Porporino est très clair : accepter l’idée de pouvoir séduire, aimer et être aimé, ou se laisser gagner par le besoin de dégrader le plaisir en renonçant à sa propre image.

Dominique Fernandez échappe au danger de la déformation du corps en s’imposant à une sévère hygiène de vie dont il laisse entrevoir quelques aspects dans ses récits de voyage :

‘Un des rites du séjour à Liscia di Vaca est la visite à Baptiste, sur la petite place. Baptiste, depuis l’arrivée des ouvriers et des amis de Karim, a transformé une des pièces de sa maison en échoppe. [...] Nous demandons chaque soir à Baptiste deux verres de bière à boire sur place et deux tranches de jambon à emporter. Mère, p. 137. ’

Ces deux aliments (le jambon et la bière) constituent le repas quotidien 34, ce qui montre la frugalité de l’écrivain et, au-delà, le peu d’intérêt qu’il porte au repas ordinaire dont la seule fonction est de maintenir l’organisme en bon état de marche. Ce repas rapide qui n’exige pas de préparation n’est pas seulement un en-cas de voyage, il s’agit en fait de l’alimentation d’un homme qui tient à être actif et qui refuse de concéder un temps précieux à une activité utilitaire : ce sens pratique et ce souci diététique sont d’ailleurs illustrés par Bernard dans La Gloire du paria 35.

Jambon et bière en Sardaigne, cerises, tomates et eau à Prague 36 : voilà les aliments de base d’un repas fernandezien, nous pouvons mieux saisir encore les motifs de ce mode austère d’alimentation quand, dans Le Radeau de la Gorgone, l’auteur nous offre le récit d’un repas sicilien.

‘Dans les premiers temps, quand les R. habitaient encore l’appartement loué de la via Vincenzo Bellini, ils se croyaient tenus de nous inviter à déjeuner une fois par été. Même sans salotto, le repas revêtait l’apparat et la rigidité d’une cérémonie solennelle. Nappe damassée et brodée sortie tout exprès du coffre, cassée aux plis ; vaisselle de porcelaine, verres de cristal, couverts d’argent : nous avions droit au trousseau de mariage complet. Et surtout à des plats qui n’auraient pas déparé une noce et que, par cette chaleur caniculaire, je voyais arriver sur la table avec épouvante. D’abord, longuement préparée dans la cuisine par la signora qui nous l’apportait déjà versée dans les assiettes en sorte qu’il était impossible d’en modérer la portion, une pasta babylonienne, où toutes sortes d’ajouts noyaient le farineux dans une purée grasse, onctueuse, d’une opulence à peine comestible : lard, petits pois, crème fraîche, huile, pecorino râpé. Mon subterfuge était d’examiner un à un, du bout de la fourchette, chacun de ces ingrédients, de m’informer du nom des herbes qui entraient dans la composition de cette somme de toutes les richesses siciliennes. Mais la signora s’apercevait bientôt que la montagne posée devant moi diminuait à peine. Et c’étaient des remontrances, des gémissements, des objurgations à ne plus finir. [...]
La pasta était suivie d’un plat où les morceaux de poulet alternaient avec les tranches de poisson-épée, mais là, au moins, chacun se servait soi-même, et je m’en tirais par le choix d’un pilon qui malgré les hormones se révélait prodigieusement osseux. Quelque gâteau, superlativement chargé de crèmes et de sirops, concluait les agapes, mais l’ingegnere lui-même n’y touchait qu’à peine. Gorgone, pp. 203-6.’

L’énumération des ingrédients, le pluriel et le jeu des adverbes confèrent à la pasta une qualité gargantuesque. L’indigeste, l’étouffant et le pléthorique, bref tout ce qui s’oppose au plaisir est ici présent, si bien que même le dessert n’a pas droit à une description précise : l’écrivain reste allusif, il veut suggérer le poids, la quantité bien plus que le goût. Décrire l’abondance, un amas de nourriture que le corps ne peut ingurgiter — et encore moins apprécier — c’est aller à rebours de la gourmandise. Seuls le caractère extraordinaire et typique de ce repas sicilien et sa couleur locale justifient la présence de l’écrivain autour de cette table, sacrifiant à l’amitié, au jeu et au respect des traditions ses propres goûts tout en s’évertuant à échapper à l’indigestion.

Néanmoins, cette scène montre deux aspects importants de la gourmandise, le goût de la mesure et le désir d’identifier les différents éléments qui entrent dans la composition d’un même mets, par plaisir de l’énigme et pour éprouver son art, sa maîtrise de la dégustation. La délectation est liée à l’instant unique : on apprécie le gâteau hors du repas parce qu’il est par lui-même au-delà de la nourriture, au-delà même de la fête, et, bien sûr, au-dessus de l’idée plate et vulgaire du dessert, il est un spectacle et un art en soi. Il s’agit de satisfaire ses sens, de les développer sans confondre l’alimentation comme moyen de maintenir son organisme en bon état (versant trivial et fonctionnel) et le plaisir pur, le luxe absolu, la substance rare et raffinée. Pourtant, la gourmandise et la recherche de la friandise ne sont pas toujours sans lien avec le besoin de se consoler d’une blessure affective ou de passer outre à une frustration...

Notes
33.

Gourmandise est un court texte écrit pour Le Matin qui avait demandé à des écrivains d’illustrer celui des péchés qu’ils préféraient. Il y fut publié le 31 décembre 1985 sous le titre Les Mystères de la pâtisserie Vörösmarty.

34.

Cf. Mère, pp. 155 et 159.

35.

Cf. Paria, pp. 10 et 51.

36.

Cf. Banquet, p. 300.