3) Solitudes

La tentation du premier gâteau est souvent dictée par le besoin d’une consolation et, dans ce contexte précis, on ne saurait confondre le refus de la convivialité et la nécessité de la solitude. Le plaisir, s’il est présent malgré la déception ou même le désespoir du personnage, n’est qu’un refuge, un moyen de dépasser sa crise. Ainsi Porporino 37 court faire des cures de friandises pour mieux se convaincre que l’amour lui est interdit. Ce réflexe a deux conséquences majeures : il transforme un plaisir en habitude, en rituel psychologique, ajoutant donc au rite de la dégustation celui de la consolation, et modifie un plaisir sain et raffiné en sanction d’échec. On ne saurait être plus loin ici de la simple et plate explication psychanalytique de la compensation. C’est d’ailleurs une des erreurs commises par Pino Simonelli, qui, en médecin curieux d’expliquer, s’arrête au symptôme et ne prend conscience de l’importance de la pâtisserie que lorsqu’elle entre dans le lit de Gian Gastone.

‘Pour le distraire de ses idées sombres, je l’invitai à manger des gâteaux chez un pâtissier qui tenait boutique à deux pas de Santa Croce, non loin de mon domicile. [...] Le lecteur, qui sait à quel point la boulimie sucrière fut fatale au dernier grand-duc, froncera le sourcil en lisant ces lignes, et sera tenté de rejeter sur moi une partie de la responsabilité. Eh oui ! je l’avoue, je fus l’initiateur de Giovan Gastone dans une voie où peut-être il n’aurait pas songé tout seul à s’aventurer. Quoi de plus naturel, cependant, que de chercher à consoler, par le moyen qui réussit le mieux à cet âge, un enfant que sa famille, le jour même de son anniversaire, laisse tomber comme s’il ne valait pas plus qu’une guigne ?
À ma décharge, je dirais encore que la pâtisserie à Florence, avant que Giovan Gastone n’y in-troduisît, bien des années plus tard, la révolution que l’on sait, ne contenait aucun germe de corruption.
Médicis, pp. 48-9.’

Il faut donc que le malheur et le mépris de soi, mais aussi la double tradition familiale, à la fois paternelle (la nonnette) et maternelle (la brioche, la madeleine et le palmier) déterminent le choix du premier gâteau. Ce moyen de s’avilir par la gourmandise n’est pas innocent, il révèle dès son origine la volonté de Gian Gastone d’entraîner dans sa chute toute une histoire, toute sa famille. Le héros invente donc un moyen spectaculaire qui corrompt toute une société, et au-delà, s’offre ainsi la possibilité de se contempler dans son infamie, dans le prestige d’une réprobation absolue, celui d’être à jamais seul et de devenir le seul artisan de son échec, idéal élevé qui ne peut conduire par le plaisir qu’à la mort.

Si la recherche de la contemplation trouve des dimensions paroxystiques dans les actes de Gian Gastone, elle n’en était pas moins présente dans le reste de l’oeuvre romanesque : d’autres héros, avant Gian Gastone, partagent ce désir de vide, cette déléctation à s’admirer dans la déchéance. Dès L’Écorce des pierres, Henri préfère la solitude et élève la contemplation à la hauteur du mythe. Ce n’est pas en se gavant, ni en se salissant qu’il satisfait son désir mais au contraire en choisissant l’épure, l’abstraction et le dépouillement. Malgré la grande différence des voies qu’ils empruntent respectivement, Henri et Gian Gastone tendent pourtant vers un but identique.

‘Ce n’était pas la première fois qu’Henri s’appuyait aux arbres la nuit en renversant la tête : il connaissait cette acuité de l’extase, et le sentiment de souffrance qui l’accompagnait, lorsqu’il arrivait à ce point, de ne pouvoir plus ne pas tenir les yeux grands écartés contre la masse noire de firmament désert, qui ne lui apportait aucun des apaisements, qu’aux autres concèdent ordinairement la nuit — cette contemplation aride et sublime d’une montagne de ciel d’où il était exclu qu’il pût attendre le moindre secours capable d’alléger son tourment — il se souvenait, il se souvenait hélas ! il n’avait qu’à se recueillir, à n’importe quel moment de son existence, pour retrouver en lui, intacte, la froide détermination de se prosterner aux pieds d’une idole immobile, impassible et dédaigneuse. Écorce, pp. 26-7. ’

Henri contemple le ciel et recherche dans cet acte une confirmation de son statut d’exclu. Le lien établi par le récit entre la contemplation et le désir montre que le personnage trouvant sa stérilité dans les abîmes du dépouillement se situe aux antipodes du plaisir et de la sérénité. Incapable d’être heureux, refusant de chercher à l’être et même de goûter à la vie, Henri se complaît dans son complexe d’échec, et cohérent dans sa quête, n’admet comme attitude morale que la contemplation devenue pour lui synonyme de souffrance morale. Le goût de ce qui est immobile et figé, de ce qui ne manifeste pas la vie mais une simple et sèche élévation révèle les formes que prend son élan contemplatif : une tension extrême, une angoisse de tout moment qui s’assimilent au désir par l’énergie déployée mais qui le nient dans le même temps.

Plus aboutie, moins confuse, l’écriture parvient dans Lettre à Dora à préciser le sens de cette recherche ambiguë de l’annulation de soi par l’élévation. C’est dans la lettre que John adresse à Dora que l’on trouve les éléments qui constituent le désir et le piège de la contemplation :

‘J’ai regardé chaque point de l’horizon avec une fixité suffisante pour tenir ensemble dans ma prunelle les divers pans du paysage. Je sentais peu à peu m’envahir l’univers que je dominais. C’est alors que j’ai pris la décision de vous écrire. L’effort de garder l’immense étendue des landes en suspens dans un seul regard me vidait de ma vie intérieure, et tout ce qui bouge d’habitude au-dedans de moi se trouvait comme éteint ou brisé. J’étais arrivé à cet état de félicité suprême où je savais qu’il ne me manquait rien. [...] J’étais face à face avec l’univers, dans un heurt qui atteignait une sorte de perfection. Peut-être cet état ressemble-t-il à celui que les mystiques appellent extase, à ceci près que je n’aspirais pas à me fondre dans quelque chose de plus grand, mais seulement à rejoindre, comment dire ? une plénitude par la négative, au-delà de quoi il n’y a plus rien à atteindre. Dora, pp. 182-3.’

La rêverie sur le paysage, la contemplation de la nature ramènent fatalement au moi. On ne voit ni ne sent le paysage, sa poésie ni sa beauté parce que la seule chose qui compte pour John est d’écrire son état d’âme, ce vide qui s’empare de lui et gagne, de son point de vue, l’univers entier, de telle sorte qu’il en vient à intérioriser en la pervertissant la phrase de Pascal : « Le silence des espaces infinis m’effraye. » La pensée est bien pervertie car la frayeur ne provient pas de l’impression donnée par la nature, par l’univers extérieur, mais parce que John a choisi ce paysage et l’a préféré à tout autre pour confirmer et sublimer son errance intérieure. John est dans cet état de complaisance à l’égard de son malaise qui le pousse à chercher et à trouver ce qui donne raison à ses pensées : tout, dès lors, devient propice à la retraite hors du monde. Comme il va contempler la lande, il se rend en Italie pour étudier les statues de Michel-Ange, et lui qui, par le regard, désire se perdre dans l’univers, choisit d’étudier le regard lointain des madones. L’objet contemplé montre sa préférence du vide à toute forme de vie, de la pensée de l’absolu et de la mort à celle du plaisir et de l’espoir.

Comme Henri, Étienne a recours à la contemplation comme à un moyen d’échapper au monde, aux autres, bref, à tout ce qui pourrait menacer sa crise, mettre fin à son complexe d’échec : « Plutôt qu’agir, je préférais contempler. Je m’absorbais des heures dans la contemplation du petit carré de ciel que j’apercevais par ma fenêtre au-dessus de la cour noire. » La chambre devient donc le lieu d’un plaisir trouble et ambigu, un refuge et un piège tout à la fois où le personnage s’enferme pour mieux résister à la tentation de vivre, pour préserver intacts son désespoir et l’assurance de cette élection méritée par le choix du malheur. Tel un comburant, la lecture vient apporter matière au renouvellement, à l’enrichissement et à l’approfondissement de sa crise. Le livre, loin d’être un divertissement, est le moyen le plus sûr, à la fois par le choix du livre et par l’interprétation qui en est faite, de consolider, par la parenté et la référence culturelle et littéraire qu’il lui offre, son désir personnel d’obscurité et de douleur.

Étienne qui étudie l’oeuvre de Gogol et Constance qui trouve dans les Pensées la mortification et la rigueur, ne passent pas leur temps dans la contemplation, refusent une attitude passive au profit d’une rigidité et d’une austérité, ils mènent une quête intellectuelle qui les encourage à persévérer dans la voie de désolation qu’ils ont choisie. À l’inverse d’un mysticisme comme celui de Franz ou de Fra Tempo dans L’Amour, la rationalisation par la lecture et la réflexion provoque chez ces deux personnages une maturité paradoxale : adultes, responsables, ils restent pourtant inquiets à la façon des enfants devant la vie, et assument leurs choix par devoir et non par indépendance.

‘Étant incroyante, tu ne te souciais pas de Dieu. Quelle étrange manière de comprendre Pascal ! Il n’a de cesse, lui, d’opposer la misère de l’homme sans Dieu à la grandeur de l’homme en Dieu. [...]
Le Pascal que tu as retenu pour ton usage personnel n’est donc qu’une moitié de Pascal, un Pascal sans Dieu, sans Jésus-Christ, un Pascal attaché à montrer le néant de la condition humaine. Ton jansénisme n’est qu’un jansénisme amputé de sa partie consolante. À la place de la Grâce, comme unique contre-poids au désespoir, tu as mis la Volonté. À la place de Jésus-Christ, le Devoir. [...] Un seul mot d’ordre : rester vigilante au milieu du chaos, ne se permettre aucun relâchement. Mettre son corps, ses instincts, ses désirs, ses rêves sous la surveillance étroite de sa volonté. Se défier de tout ce qui peut plaire et ne présente pas l’aspect austère du devoir.
Éc. Sud, p. 389.’

À travers cette analyse que fournit Porfirio pour tenter d’expliquer la personnalité de Constance, les motivations de la lectrice apparaissent avec évidence : il s’agit moins de découvrir quelque chose de nouveau, que de trouver les éléments qui confirment le personnage dans sa recherche. Constance ne lit Pascal ni au hasard, ni par hasard. Jamais elle ne se laisse guider par le livre, et jamais non plus dans la vie elle ne se laisse entraîner par les événements qui s’offrent à elle. Elle renonce ainsi à la contemplation pure, au plaisir simple et pur d’admirer le ciel car elle a fait voeu de volonté et d’exigence : pour mériter la beauté, il faut d’abord l’avoir comprise. Le ciel ne peut donc qu’exercer un charme de courte durée, son spectacle38 s’avère insuffisant, il doit devenir un objet d’étude :

‘Personne n’échappe à la suggestion d’une voûte étoilée. La beauté du ciel nocturne a le pouvoir de faire évaporer dans l’allégresse tout ce qui contracte le coeur. Pour toi, à toutes les raisons ordinaires, s’ajoutait la longue privation de tendresse ; par le détour des astres reflua dans ton être assoiffé la douceur que les autres puisent avec le lait dans les bras de leur mère. La profusion des étoiles te communiqua une autre sensation inédite : une joie de fécondité extraordinaire. L’exiguïté de ta vie réelle entre la rue Saint-Jacques et le lycée Saint-Louis ne t’avait pas préparée à la richesse de la vie sidérale. La conscience d’être toi-même inépuisable te gonfla d’une force et d’un courage inconnus, associés à une gaieté encore plus nouvelle. Éc. Sud, p. 394.’

Porfirio reconnaît en Constance une capacité à s’émouvoir, un « don poétique », mais, fort de l’expérience qu’il a de son comportement, il sait aussi que cette contemplation de la nuit (non éloignée de celle d’Étienne ou d’Henri) l’expose à un grand danger : la mise en garde, trop tardive bien sûr, vient donc immédiatement compléter cet éloge d’un esprit pur admirant le firmament :

‘Prend garde, Constance, de ne pas dévier vers l’absolu avant de t’être accomplie ici-bas. La tentation est grande, et non moins fort le danger, de te réfugier à des hauteurs où personne ne pourra te rejoindre, quand tu n’as pas encore commencé à vivre. Éc. Sud, p. 395.’

Lecture et contemplation, prédisposition à la solitude et propension au divin : Constance, comme Étienne, est en danger, le risque est simplement de se mortifier au lieu de vivre, de souffrir au lieu d’accepter la possibilité sinon du bonheur, du moins du plaisir. Mais faire cette concession à la rigueur de ce mode de vie, ce serait s’exposer sans doute à un danger plus grand encore : ce serait non seulement admettre qu’il y a une autre façon de vivre, mais, et plus fortement encore, reconnaître que la vie et le plaisir sont possibles en renonçant pour l’une à son culte de la règle et du devoir, pour l’autre à son complexe d’échec.

Toutefois Étienne s’est avancé plus loin que Constance dans la voie de la découverte du plaisir et de la vie : en changeant son admiration stérile pour l’oeuvre de Gogol en sujet d’étude, c’est-à-dire en une réflexion ordonnée non pas destinée à un usage strictement personnel comme l’apprentissage de l’astronomie ou comme la lecture de Pascal pour Constance, mais en un travail universitaire qui doit être lu par d’autres, dont l’exploration ne peut rester partielle et subjective, Étienne a manifesté sa volonté de comprendre, de s’adonner en quelque sorte à travers cette enquête, à l’analyse de ses propres troubles, ceux-là mêmes qui l’ont conduit à rompre avec Thérèse et à abandonner Patricia pendant les vacances. Son récit est donc l’histoire de l’essai d’une auto-analyse et d’une tentative de cure autant que celle d’une rechute dans le monde hanté d’une enfance sans père. Dominique Fernandez ne qualifie-t-il pas la nature de cette relation qui semble se nouer entre Étienne et Gogol dans L’Arbre jusqu’aux racines (p. 69) ?

‘[...] entre le psychobiographe et son modèle se noue une relation parfois étrange, et de même que le romancier opère sur son double un transfert qui le délivre de ses conflits, nul ne peut garantir que le psychobiographe ne cherche pas et ne réussisse pas à faire sa propre cure par le truchement, et quelquefois au détriment, du modèle qu’il s’est choisi. Il faudrait donc soumettre le psychobiographe lui-même à un examen psychobiographique, et ainsi de suite à l’infini, jusqu’à une objectivité improbable.’

L’écrivain est lui-même doublement concerné, et c’est en fait en créant son héros des Enfants de Gogol qu’il semble résoudre le problème qui se posait à lui. Le jeu et le bénéfice du double, la création d’un personnage de rechange assez éloigné mais suffisamment proche lui permettent à la fois de tourner la page de la psychobiographie pour se consacrer à son activité de romancier et créer son « premier vrai roman », et donc par le même geste de sortir du cycle du ressassement. Étienne représente à la fois le psychobiographe qu’a été Dominique Fernandez, le romancier désireux d’expliquer, l’homme obsédé par l’échec : en l’inventant, l’auteur des Enfants de Gogol a d’un seul coup représenté la somme des avortements et des ratages qui pouvaient le menacer (ne pas mener son travail critique à son terme, provoquer ainsi le réveil des crises et un enfermement plus durable dans le monde du tourment, du désespoir et de la solitude). Ce quatrième roman marque la fin d’un cycle et la naissance au monde romanesque d’un nouveau type de personnages : après avoir précipité Étienne (qui représente la somme la plus aboutie de tous les héros qui l’ont précédé) dans la contemplation et la délectation sans espoir du néant, la place est faite pour une transposition plus audacieuse, pour des héros adultes qui se débattent entre le plaisir et l’échec, entre la tentation d’être heureux et la séduction du malheur.

Un personnage pourtant, échappe vraiment aux classifications simples et appartient encore au monde des contemplatifs : Franz mène une tout autre une quête que celle de l’échec, une quête qui n’est pas motivée par le désespoir mais par une nécessité spirituelle supérieure. Hors du monde par nature, si lui aussi choisit son livre, son guide, une dimension mystique l’habite et le différencie des contemplatifs de la nuit du premier cycle :

‘Il avance dans le monde guidé par son étoile et par le petit livre de la Bhagavad-Gîtâ dont il lit à haute voix des passages sans se soucier s’il est seul ou écouté. « Je suis la force du fort exempt de désir et d’attraction. » « Tu lèches les régions d’alentour avec Tes langues et Tu engloutis tous les peuples dans le brasier de Tes gorges . » Am., pp. 125-6.’

La lecture mystique du grand manuel coïncide avec un renoncement à la vie humaine et s’oppose en même temps à la mortification que s’imposent John ou Henri. Plongé dans l’ésotérisme, mu par une force qui échappe aux autres, Franz est seul au monde parce que sa spiritualité l’éloigne naturellement du vivant, mais non pas à la suite d’un choix délibéré de bouder la fête et de se punir par l’isolement. Le parcours de Franz suit une progression qui l’amène non plus seulement à lire ou à sembler absent mais à se manifester au monde comme étranger, merveilleusement et manifestement différent. C’est une lumière extraordinaire qui l’inonde et révèle son aura au moment précis où un moine dit fou (qui « marche nuit et jour autour du cloître et fait des moulinets avec ses bras, [...] par soumission au grand ordre cosmique » ) illustre par sa fin le destin de Franz, une souffrance qui élève l’homme par l’engagement de son esprit qu’elle sous-tend au-dessus de tous les vivants :

‘Paralysée par la surprise, la foule le [frère Edward] vit traverser le rideau de feu et entrer dans la maison parmi les gravats calcinés. Un cri d’horreur jaillit de toutes les gorges. Friedrich regarda Franz. C’était le seul qui continuait à sourire, bien qu’il fût attentif à tous les mouvements du moine et ne pût ignorer l’imminence du dénouement. Avec cet air de céleste douceur que son ami lui connaissait trop bien, il garda les yeux fixés, tant qu’elle resta visible au milieu de la fumée, sur la silhouette de plus en plus fantomatique, et souriait encore lorsque frère Edward, comme un songe qui s’évanouit à l’aurore, eut disparu dans les flammes. Am., p. 342.’

Prendre l’apparence d’un « songe », devenir vraiment immatériel, parvenir grâce au travail de sa spiritualité au renoncement total de l’être, c’est bien le résultat obtenu par ces deux mystiques que sont Franz et frère Edward. Rejoignant le divin au péril de leur vie, ayant d’ailleurs peu à peu appris à ne plus attacher d’importance à leur corps, ces personnages sont au-delà du plaisir et du bonheur à la fois : anges, ils ont transcendé leur existence humaine et quitté leur enveloppe charnelle en rejoignant les éléments 39, c’est-à-dire le mystère de l’univers.

*

Une conception personnelle et originale du rite et du sacré se manifeste à travers ces épisodes de la découvertes du plaisir. La religion, ou plutôt un certain sens du religieux, est à la base même d’un plaisir possible parce qu’il se trouve ainsi maîtrisé et circonscrit dans le temps. Le rite inventé est un moyen de passer outre la loi commune en instaurant une nouvelle règle.

Cette relation au sacré ou au spirituel, bien qu’elle soit fondée sur le besoin de mesurer sa chute, consiste en d’un mouvement ascensionnel : c’est vers le haut, vers le prestige et la gloire que le désir emporte ces personnages. Ce goût de l’élévation est d’ailleurs parfaitement décrit dans Mère Méditerranée à l’occasion d’un banal parcours en voiture :

‘Nous sommes au bout du monde, dans une solitude démesurée, entre la montagne bleue et raide et la mer bleue et plate. Je regarde la montagne, Pili Brunda40 a les yeux fixés sur la mer, de même que, lors de nos voyages en France, mes préférences allaient aux arbres, les siennes aux fleuves, et que nous nous enchantions de nous retrouver, elle dans un abandon de lignes fuyantes, moi dans l’exaltation de la poussée verticale. Mère, p. 132. ’

La signification du titre de la première oeuvre de fiction de Dominique Fernandez (pièce de théâtre écrite à Naples en 1957), L’Arbre et le fleuve, s’éclaire grâce à cet extrait : de même que l’on peut distinguer parmi les personnages de l’oeuvre romanesque les exaltés et les lascifs, on peut aussi opposer les personnages du laxisme à ceux qui estiment que l’effort moral est une condition nécessaire pour mériter le plaisir. L’attitude devant la loi, la gourmandise, la lecture et la contemplation sont autant de plaisirs possibles mais aussi autant de sources de mortifications et de souffrance pour ces êtres qui ne peuvent concevoir la vie que comme une lutte à mener contre soi-même, contre sa nature.

Sensation de vertige et impression de danger entrent dans la notion du plaisir. Et même cette volupté apparemment si enfantine et si innocente qu’est la gourmandise porte en elle le ferment d’une menace : celle de la corruption du plaisir par la licence et le laxisme. L’ascèse est, comme l’écriture, un moyen de rationaliser et de mesurer la part laissée au plaisir pour que celui-ci ne devienne pas un empêchement à la création et au travail, une entrave définitive à la vie, le début d’un laisser-aller fatal qui trouverait son aboutissement dans une logique de déchéance, une stratégie du renoncement. Dominique Fernandez montre que tout plaisir supérieur, toute source raffinée d’extase peut être à la fois un art suprême et un moyen de déchoir. Et si pour lui l’extase sucrière et l’idée de fête extraordinaire sont inextricablement liées, c’est bien pour continuer à goûter les moments rares, beaux et exceptionnels offerts par une pâtisserie qui n’a plus rien de commun avec un commerce banal mais qui rejoint au contraire par ses raffinements un art, et lui permet à ce titre d’entrer dans ce que l’auteur nomme la triple alliance baroque : « chaîne ininterrompue qui relie art baroque, opéra et pâtisserie dans une ronde sensuelle et gourmande » (Perle, p. 133).

Notes
37.

Porp., pp. 132-5.

38.

Éc. Sud, pp. 392-4.

39.

Franz meurt après un plongeon dans le lac de Nemi qui le lie aux quatre éléments comme frère Edward se jette dans le feu pour en épouser la substance, pourtant ces deux actes ne sont pas des suicides, ils sont le parachèvement de leur métamorphose déjà commencée, le point d’orgue de leur quête spirituelle.

40.

C’est sous ce nom que l’auteur désigne son épouse dans ce récit de voyage.