CHAPITRE IV : LE PÈRE

1) Les héritiers maudits

Sous le titre de L’École du Sud, Dominique Fernandez publie en janvier 1991 le premier volet de Porfirio et Constance. Tous les critiques, voulant alors voir en Porfirio, souvent de façon abusive, l’image exacte de Ramon Fernandez, interrogent le romancier sur la figure de ce père mort dans l’infamie après avoir figuré parmi les plus brillants intellectuels et critiques de son temps. Cette réponse faite à Jérôme Garcin montre à quel point l’imago paternelle est importante dans cette oeuvre :

‘Tous mes livres qui illustrent cette ambivalence cruciale, pourraient s’appeler Prestige et Infamie. Ils prolongent ainsi, presque à mon insu, l’idée que je me faisais dans mon enfance du père dont je suis issu, du père qui continue de vieillir en moi, un demi-siècle après sa mort et que je ne cesse d’interroger comme j’aurais voulu le faire quand nous jouions au bridge, le dimanche, mais il ne me parlait pas...
L’Événement du jeudi, 9 janvier 1992.’

Seul L’Écorce des pierres passe sous silence la question du père ; étrangement, l’univers familial y demeure entièrement occulté : Henri est un héros sans racines, comme sorti de nulle part. Il ne pouvait y avoir de contraste plus frappant qu’entre les deux premiers romans de Dominique Fernandez : trois ans après L’Écorce des pierres, la famille devient omniprésente dans L’Aube. Du foisonnement poétique on passe à l’épure et à la rigueur d’une analyse largement autobiographique mal dissimulée par des effets superficiels de transposition. L’écrivain crée Jean, orphelin élevé par sa tante Élie-Anne mariée avec un homme frappé par l’opprobre public. À travers cet oncle qui représente le père et annonce le modèle paternel de Lettre à Dora, des Enfants de Gogol et de L’Étoile rose, apparaît la figure du père réel, objet de fascination pour le héros et pour l’écrivain.

‘Si je pensais à mon oncle, le soir, dans mon lit, un corps énorme et flasque se balançait devant mes yeux.
Mais quelque précaution que ma tante employât, un jour je les surpris ensemble. Je trouvai la porte entrouverte. Comme à l’accoutumée je me coulai sans bruit vers ma chambre. Devant le salon, j’entendis des murmures, un halètement passionné, puis la voix brève de ma tante :µ
— Vous m’aviez promis de rester cinq minutes, et voilà où vous en êtes ! Je ne vous ferai pas entrer une autre fois.
[...] Ma tante était debout. Mon oncle, à genoux sur le tapis. La tenant embrassée par les jambes, il cachait son visage dans sa jupe. Aube, pp. 81-2.

L’adolescent vit un douloureux débat de conscience, spectateur d’une scène qui l’inquiète parce qu’il ne la comprend pas, victime d’une situation qui lui échappe d’abord ; il devient un acteur et doit donc décider de son propre rôle, du regard qui sera le sien sur une situation qui oppose les personnes qui sont les plus importantes pour lui. Comment structurer sa personnalité quand on vit l’irrémédiable division entre celle qui s’occupe de son éducation et celui qui représente le seul modèle masculin ? Le sort joue contre et pour Jean dans cette scène car c’est à la dérobée qu’il assiste à un spectacle inimaginable : sans l’avoir souhaité ni prévu, il se retrouve du côté de l’ombre, témoin de son oncle, mais dans l’impossibilité de comprendre, de pouvoir poser des questions. Jean en est donc réduit à une fascination nourrie de fantasmes, laquelle, à partir des rares fragments réunis sur l’histoire de cet homme au destin mystérieux, donne naissance au culte de l’échec, au goût de la marginalité. Jean a le sentiment de commettre une faute en prêtant de l’attention à cet homme condamné par sa propre épouse mais il n’est pas en mesure de lutter contre l’attirance qu’il ressent pour ce personnage inquiétant : un sentiment nouveau s’enracine en lui, celui d’une séduction qui mêle le plaisir et la frayeur de la transgression.

Tout ce que j’avais vu faire à mon oncle, j’en étudiais sur moi l’effet. Les airs fuyants, distraits, même les bâillements... Jusqu’à ce que le souvenir des baisers, des contorsions me fît prendre la fuite.
Dans mes rêves, mon oncle me poursuivait. Il entrait dans ma chambre, profitant du sommeil de ma tante. « Viens, viens, nous partirons pour l’autre bout du monde. » Aube, p. 89.

Le désir irrépressible et qu’il sait condamnable d’imiter cet homme, le besoin de le voir et de le suivre en rêve malgré l’ombre d’infamie que projette sur lui Élie-Anne révèlent les tensions que subit Jean. S’il désire mieux connaître son oncle et espère vivre à ses côtés, il doit aussi considérer ce besoin comme un acte de trahison morale envers sa tante, une attirance pour une existence périlleuse qui remet en cause tout ce que tente de lui transmettre Élie-Anne : le refus du plaisir, l’angoisse de la liberté et du laisser-aller, la fidélité envers une morale stricte du devoir. Se répète ici la lutte entre le désir de vivre, qui apparaît sous le seul aspect d’excès de toutes sortes (l’oncle, Antoine Fougerolle devenu hors-la-loi devra préférer l’exil au procès), et une rigueur qui limite la vie elle-même. Ce père de substitution qui annonce tous les pères de l’oeuvre de Dominique Fernandez est toutefois encore en vie, contrairement au père d’Étienne qui a préféré la mort. La lutte du souvenir de l’image du père absent qui a préféré la fuite à l’explication devant la justice est le combat de Jean tandis qu’Étienne doit livrer une autre lutte, plus redoutable encore, avec et pour le père mort.

Les Enfants de Gogol est le roman des enfants dont l’image du père est d’autant plus obsédante qu’elle est inaccessible. Cette quatrième oeuvre de fiction décline l’image du père absent, du père inaccessible et intouchable, inquiétant par le mystère qui nimbe son existence et sa mort. Étienne, fils d’un brillant violoniste qui s’est donné la mort pour n’avoir pas pu supporter l’échec de sa vie de couple, mène le récit de sa vie de fils à la recherche à jamais insatisfaite d’une réconciliation avec son père et au-delà avec sa propre identité. Le récit suit une logique inquiétante puisque l’absence du père favorise le fantasme et la libre réflexion à partir d’événements passés : plus aucune discussion, plus aucune confrontation ne viennent perturber cette relation et cette filiation idéalisées selon l’esthétique du cauchemar et du ressassement. Déniant d’abord l’importance de la figure du père, Étienne a pu, pour un temps du moins, se protéger contre cette redoutable influence :

‘Mon père est mort suicidé. J’avais douze ans. J’en ai trente. Quelles répercussions j’ai subies de cet événement, je commence seulement à l’entrevoir. [...]
Le nom de mon père ne me disait rien. C’était comme si je n’avais pas eu de père, et j’éprouvais seulement de l’agacement quand ses amis, en me parlant de lui ou en m’interrogeant, donnaient une réalité à ce mort. Il m’avait trahi, je ne voulais plus rien avoir de commun avec lui, il s’était préféré à moi, je ne lui pardonnais pas ce lâchage. Lui de son côté, moi du mien. Gogol., p. 13.’

En psychanalyste convaincu, Étienne s’acharne à redescendre vers « les racines de son arbre » et retrouve l’enfant qu’il a été. Nier l’existence et la mort du père ne pouvait être qu’une attitude provisoire, un moyen superficiel de régler la question en l’éludant : d’autant plus menaçantes qu’elles étaient refoulées, la crise d’identité et les questions liées au père s’éveilleraient en lui sous des formes différentes et alors inexplicables comme le refus du plaisir, la préférence de la mortification et de l’attente à la possibilité de vivre vraiment et de conquérir sa liberté. Soumis au déterminisme d’une figure paternelle d’autant plus fort qu’il reste inexprimé et dénié, malgré ses efforts et ceux de sa mère (qui pense le protéger en le surveillant et en gardant le silence sur le père), Étienne ne peut que reproduire le schéma légué par son père :

‘L’épreuve de force qu’est la vie, mon père s’y était soustrait, par quelque inexplicable dérobade. Pas d’autre solution pour moi que de me dérober à mon tour, de m’interdire de réussir là où il avait échoué. Il avait abdiqué lâchement. Je devais à mon tour, par une série d’abdications et d’humiliations, faire de cette défection initiale qui avait causé sa mort le principe qui régit ma vie. Aujourd’hui, j’ai beau m’être détaché de mon père, j’ai beau juger en toute lucidité la faiblesse de son caractère et la légèreté de sa conduite, même ainsi je ne puis cesser de me sentir solidaire de son destin. Son ratage, il me l’a pour toujours légué, auréolé du prestige qui reste attaché aux martyrs. Gogol, p. 17.’

Assumer son héritage, accepter de vivre avec, présente à l’esprit, l’image ambiguë de ce père, tel est le défi que doit relever Étienne, s’il veut survivre à l’épreuve. Toute l’oeuvre de Dominique Fernandez — et ce roman tout particulièrement — montre que l’on ne peut se débarrasser de son père ni de son éducation. L’épreuve des personnages et donc de tenter de survivre malgré et avec les deux aspects opposés légués par les parents, de refuser de sacrifier la rigueur au plaisir, la tempérance à la licence et la vie à l’échec. C’est sans doute là le sens même du parcours initiatique suivi par Friedrich dans L’Amour. Certes, ses parents sont présents, son père vivant, mais ne doit-il pas, pour gagner sa place et pour savoir qui il est et à quel point il est le fils du Bourgmestre de Lübeck, se montrer à lui-même de quoi il est capable ? Le poids et l’exemple d’un père, dans tous les cas, jouent un rôle essentiel dans la quête d’identité. C’est la certitude d’avoir contracté une dette auprès du père mort qui pousse vers de faux plaisirs et de faux bonheurs et vers le désir de mettre à mal ces rares ou fragiles possibilités de vivre. Décrire une force mystérieuse (« quelqu’un de plus intérieur à lui que lui-même qui l’oblige à lui obéir », p. 30) comme le fait Étienne qui ne comprend pas pourquoi il gâche toutes ses chances par des actes qu’il accomplit apparemment de façon délibérée : n’est-ce pas un moyen de dénoncer l’impayé, de montrer que tout père disparu auquel un hommage n’est pas rendu est une puissance qui attire vers la mort ?

John (Lettre à Dora) cherche à se convaincre que l’absence du père est pour lui un avantage, mais cette réaction est doublement fausse : la récurrence du thème dans l’oeuvre montre que c’est en fait une véritable obsession pour lui, et, le bénéfice qu’il croit trouver dans l’absence de tyrannie paternelle s’avère être une terrible malédiction :

‘La tyrannie d’un père, puisqu’ils sont tous des tyrans, John y avait échappé, Dieu merci. Combien de temps, combien d’énergie les fils dépensent-ils à se libérer de la domination paternelle ? Entre mille sujets d’angoisse il pouvait se dire au moins que ce fardeau-là, qui pèse sur tous les autres, un destin miséricordieux le lui avait épargné. Assez de fantômes, d’ennemis sans visage l’assaillaient comme cela. Dora, p. 46.’

L’énergie n’est pas gagnée pour autant : elle est perdue au contraire en esquives et en réflexions complexes qui retardent tout progrès et compromettent tout espoir de quête véritable. Refusant l’histoire familiale, respectant en cela le silence maternel, John refuse d’admettre sa vérité, il détourne son regard et trouve refuge dans des attitudes intermédiaires, des conduites d’échec qui le maintiennent dans un état d’adolescence et justifient le ton infantilisant des lettres de sa mère. Incapable d’honorer un père déchu, même en secret, John ne peut s’avancer très loin dans la découverte du plaisir car, fermant les yeux sur la réalité, il ne s’autorise pas les possibilités d’une véritable quête d’identité : le voyage en Italie reste donc un essai non transformé. La figure du père, clé et verrou de la vie vraie, exige l’interrogation et l’enquête : le héros, pour se donner le droit de vivre, doit regarder en face le père.

Étienne suit cette voie, en saisissant l’occasion de rencontrer et de soumettre à son analyse des doubles de lui-même, des fils sans père, mais, plus fortement, c’est par l’écriture de son roman, par la mise en ordre de ses idées qu’il se promet le succès :

‘Mon passé, pour la première fois, cessait de coller à mes semelles. Il devenait une expérience, dont un autre allait bénéficier. Mon passé avait un avenir. Je crus que j’en avais fini pour toujours de me poser des questions sur moi. Gogol, p. 39.’

Étienne annonce dès le début de son récit l’échec de sa tentative, en dépit de la stratégie analytique qu’il avait mise au point ; auprès de Stéphane (lui aussi lancé dans une quête d’un père en vie mais exilé au loin) il retrouve la fraîcheur et la terreur de son adolescence, déchiré alors entre la fascination du culte de l’échec de son élève et le parcours qu’il a accompli vers la vie. Trop fragile pour pouvoir résister à la sirène de la mortification, au prestige des fils pris au piège de la double image du père, il ne sauve pas Stéphane, et préfère la beauté du néant à l’espoir de la vie. Le père absent continue à imposer sa loi, même d’outre-tombe.

L’expérience d’Étienne n’est d’aucun bénéfice pour Stéphane parce que la quête ne peut être qu’individuelle et l’espoir de transposition salvatrice vain ; d’ailleurs un fossé séparait d’emblée le héros et son faux double : Serge Estep, contrairement au père d’Étienne, n’est pas mort mais s’est exilé. Une compétition de la douleur et du tourment oppose alors Étienne et Stéphane, l’obsession de la mort et du suicide contre la fascination de la démission et de la médiocrité préférées à l’épanouissement.

‘« Un père fort, m’écriai-je, un père qui ait de la stature, on s’y oppose. Un père faible, une épave, on s’y immole. » Je fus sur le point d’ajouter : « Et un père mort ? Un père mort, on s’y abîme, on s’y laisse couler à pic. » Gogol, p. 269. ’

Stéphane suit les errances de son père pour mieux les répéter, et au-delà de l’histoire de Stéphane et de Serge c’est évidemment l’histoire des hommes de la famille Estep que le romancier est amené à sonder, l’histoire d’un héritage à la fois assumé et subi. Le lecteur apprend quelle a été l’enfance de Serge Estep et quelle image il a reçue de la paternité : le lent naufrage dans l’alcoolisme d’un homme aussi remarquable par son intelligence que par ses accès de violence. Mais, si le récit de ces destins parallèles parvenait à charmer et séduire le lecteur, le projet même de l’écriture qui visait une démonstration de nature psychanalytique à travers ces études de cas, allant jusqu’au bout de lui-même, avait aussi atteint ses limites. Cela est d’autant plus fort qu’à travers son goût pour la psychanalyse, c’est le goût de Dominique Fernandez pour l’ambiguïté de l’existence, pour les errances de personnages entre la vie et la mort, pour des destins extraordinaires, qui s’exprimait. La psychobiographie intégrée dans le roman comme mode d’écriture romanesque a ainsi permis à l’auteur de faire émerger le mythe du père, pour ensuite donner plus d’ampleur à la stature du paria. Chaque livre de Dominique Fernandez est, comme pour tout grand écrivain, le même livre qu’il récrit sans cesse, le sien propre étant le questionnement de la figure du père à travers la figure de héros qui, ayant tout pour réussir, sont irrémédiablement attirés par l’échec.

On peut ainsi, pour étudier cette question structurante de l’oeuvre fernandezienne, comparer Serge et son père Boris Estep, le père de Pier Paolo, celui de Porporino et celui de David (Étoile) : tous sont des pères médiocres qui hantent l’imaginaire de leur fils par la violence de leur existence. Les points communs entre ces pères, leitmotive du renoncement à soi-même pour dégoûter à jamais de sa présence, peuvent être facilement résumés : la fuite dans l’alcool, le repli dans une vie sédentaire passée à répéter les mêmes mots, à ne s’adresser aux siens que par des ordres ou des insultes. Ainsi, les portraits de ces hommes sans avenir et dont le présent n’est qu’une longue recherche de l’immobilisme, s’éclairent et se complètent les uns les autres :

‘Il errait comme une âme en peine dans le salon désaffecté, contemplant le désastre de son rêve domestique. L’idée ne lui serait pas venue d’ôter lui-même les housses et d’organiser une petite réception. Il prit l’habitude d’aller au café, de tenir des assises devant des bocks de bière. La bière lui faisait mal au ventre, et il grossissait d’une façon inquiétante. Le médecin lui déclara, en présence de sa femme, qu’il devrait renoncer à boire autant. Il commença par obéir, puis comme Marfa oublia de lui demander des nouvelles de sa cure, il cessa de se surveiller. [...] Son caractère s’aigrit, et lui à qui on reconnaissait au moins ce mérite d’être aimable, débonnaire et sans prétentions, il commença à jouer au martyr et à peser méchamment sur les siens.
Il alla moins souvent au café. Il rôdait dans son appartement, grommelait que c’était quand même malheureux de ne pas avoir un fauteuil confortable où s’asseoir. Il élut domicile dans un petit débarras, avec une pile de journaux. Il lisait tous les journaux possibles, de la première à la dernière ligne, faisait le compte de toutes les catastrophes publiques et privées, qui désolaient le monde. Gogol, pp. 180-2.
Mon père rentra du Kénya au mois d’août. Nous n’attendions pas sans effroi son retour, persuadés qu’il nous reviendrait d’une humeur intraitable, après quatre ans de captivité, l’écroulement du fascisme, la fin ignominieuse de Mussolini, la faillite de ses propres ambitions militaires et la ruine de son avenir. [...] le capitaine, loin de faire la réapparition fracassante dont nous tremblions par avance, s’assit humblement dans un coin de la cuisine et demanda un verre de vin rouge.
Nous crûmes qu’une fois revigoré il nous assommerait de ses jérémiades et de ses récriminations. C’était compter sans la profondeur de son amertume, l’abîme de son dégoût. Au dernier étage de la maison se trouvait une mansarde inhabitée qui servait de fourre-tout pour les meubles au rancart. Il décida de se retirer dans ce galetas poussiéreux, pendant la nuit et la plupart des heures de la journée. [...] Réduit à l’ombre de lui-même, nous l’entendions traîner ses savates sur le palier d’en haut et marmonner des mots sans suite. Par instinct militaire, il s’était installé sur une position élevée d’où il pourrait surveiller nos allées et venues ; par dérision, il avait choisi ce dépotoir de chaises bancales et d’objets inutilisables, symboles de sa carrière en miettes et de ses espérances au rebut.
Je déposais chaque soir devant sa porte une fiasque de pinot, qu’il buvait tout seul entre les trophées de ses campagnes suspendus aux poutres. Deux litres quotidiens de vin rouge à quatorze degrés. Ange, pp. 115-6.’

Déchéance physique et lente dégradation mentale. Ces deux portraits montrent le renoncement et la résignation d’hommes qui avaient cru pouvoir lutter contre leur destin et voulu espérer dans leur capacité de survie. La volonté de surmonter un complexe d’échec, les tentatives pour échapper au sort de leur propre père s’anéantissent dans ces misérables galetas, métaphore de leur condition sociale, image de leur inutilité au sein même de leur famille. De géants terrifiants 41, ces personnages, renonçant à leur pouvoir et à leur force, ne sont plus que des ombres attendant la mort dans une dépendance totale vis-à-vis de leur entourage.

Mais au-delà c’est le processus de la disparition du père médiocre qui est ici montré dans ses phases les plus caractéristiques. Jadis inquiétant par sa force et par sa taille, le père est devenu une figure lamentable par la fuite dans l’alcool42 et la rumination de pensées incompréhensibles. Malades, Serge et Carlo Alberto cherchent à disparaître en se laissant aller dans une forme lente de suicide. Apparemment, rien de comparable dans cette forme de mort lente qui permet la contemplation des progrès de la déchéance avec le suicide médicamenteux, soudain et imprévisible, du père d’Étienne ; pourtant, les conséquences sont identiques pour les fils : même incapacité à vivre, même fascination et même plaisir éprouvés pour des images violentes. Si la mort du père est attendue comme un non-événement, un fait inéluctable par Serge et Pier Paolo, leur existence n’en reste pas moins soumise aux images léguées par leur père. Le traumatisme apparemment plus léger est en fait bien plus insidieux, car ces deux personnages, ayant perdu leur père dans ce qu’il convient d’appeler leur maturité, repoussent toute explication par la recherche d’eux-mêmes dans le destin de leur père et, quand ils finissent par se résoudre à remonter leur propre histoire, ce n’est qu’après de nombreux détours, quand il est trop tard pour infléchir le cours de leur vie.

Le souvenir du père, les images qu’il a laissées derrière lui, opèrent un tel travail dans l’esprit des héros que le but de l’écriture est ici évident : il n’y a pas de libération sans recherche d’identité, ni de vie possible sans le père, aussi toute tentative de refoulement et toute démarche pour occulter l’importance du père est-elle vaine. Des scènes viennent tôt ou tard ressusciter le père : ce sont autant de traces que le père a laissées derrière lui, sorte d’héritage inquiétant qui vient rappeler au fils la dimension mystérieuse de la figure paternelle. Tout père, surtout mort ou absent, est appelé à se manifester dans la vie du fils. Ce n’est plus alors la simple présence d’un personnage qui provoque la fascination et la répulsion, mais une omniprésence torturante, qui fait naître une obsession du père chez ce fils dont tous les efforts pour se sauver par l’oubli se révèlent vains, et qui donne naissance au mythe du père dans l’oeuvre romanesque.

Du père, un message réel doublé d’une valeur symbolique apparaît à trois reprises dans les romans par la carte postale. Envoyée par le père, elle ne dit rien sinon le nom de l’expéditeur, ce point commun entre fils et père qui représente l’identité, celle dont ne pourra s’échapper le héros. Stéphane attend secrètement les cartes de son père, Pier Paolo croit pouvoir négliger leur existence tandis que pour David la carte postale paternelle est l’occasion de mettre en valeur le débat moral et politique, qui, hérité de son père, se joue en lui à travers son homosexualité. Ces trois adolescents reçoivent en fait la confirmation de l’absence du père en même temps que son message : la menace est claire, c’est celle d’une filiation inaliénable, et le petit rectangle de carton est le moyen matériel et symbolique de sceller deux existences séparées.

‘Sur la carte arrivée des États-Unis, après cinq ans de silence complet, Mme Athanazy avait reconnu, étalée en diagonale d’une main tremblotante, la signature gigantesque et molle de son premier mari. Elle occupait de bas en haut et de gauche à droite l’espace réservé à la correspondance, et constituait tout le message. Pas un mot affectueux pour Stéphane, pas la moindre formule, même la plus banale de tendresse. Non, rien que l’étalage pompeux et hoquetant de son nom. Et que dire du motif qui illustrait le dos de la carte ? Une de ces grandes filles américaines aux longues jambes et au visage stupide, presque entièrement nue, le buste barré d’une écharpe où des lettres formées de paillettes scintillantes exhibaient l’inscription : Miss Las Vegas.
Gogol, pp. 56-7’

Une carte tous les deux ans portant un seul mot (le nom du père), qui semble insignifiante mais qui en fait rappelle le lien secret — que l’absence n’a pu que renforcer—, et revivifie le pacte de l’échec par le sentiment de culpabilité du fils pris en faute par le message puisqu’il a cru pouvoir oublier sa dette au père. L’analyse d’Étienne (présentée comme une hypothèse) est à ce titre très intéressante :

‘Stéphane en somme, cherchait non pas à communiquer avec son père, mais à communier avec lui, la communion, l’identification étant le seul mode de relation possible avec un personnage aussi mystérieusement banni du reste des hommes. Gogol, p. 69.’

Communier avec le père absent, s’identifier à lui en dépit des fautes qu’il a commises contre la loi et contre la famille, équivaut pour l’adolescent à se créer un double clandestin qui se manifeste par des actes dont lui seul est en mesure de déchiffrer les motivations (mais cela seulement au prix d’une analyse ou d’un travail de recréation par l’écriture) et à se laisser mener par cette duplicité au mensonge, empruntant le masque d’un père ainsi maintenu secrètement en vie à ses côtés et idéalisé dans son infamie même. Ce n’est donc que par la face dangereuse et obscure, celle qui ne peut prétendre à une parole libre puisqu’elle est fondée sur une loi du silence, que la communion peut s’établir. Les cartes postales sont les manifestations intempestives de ce code secret entre père et fils. Pier Paolo doit lui aussi, après avoir cru pouvoir y échapper en trouvant refuge dans une complicité affectueuse auprès de sa mère, se soumettre à cette loi paternelle. La signification de la carte postale s’impose à lui comme une évidence troublante, après quoi il ne lui sera plus possible de nier l’importance du père et de lutter contre son influence.

‘Au bout de quelques instants qui me furent nécessaires pour accommoder mes yeux à la pénombre, que vis-je, à deux pas de mon fauteuil, posée sur un guéridon contre la statuette de bronze d’un guerrier peul ? Une carte postale, que je reconnus immédiatement : la copie exacte, j’en aurais mis ma main au feu, de celle que mon père nous avait expédiée à Casarsa et que j’avais repêchée en cachette dans la corbeille où maman s’en était débarrassée avec l’indifférence réservée chaque mois au courrier conjugal. L’image, identique dans tous ses détails, de l’aventurier et du tigre. Le fauve a déjà dévoré une partie de sa proie mais l’imprudent chasseur, dont seuls la tête et le haut du buste émergent de la gueule aux profondeurs béantes, loin de paraître effrayé par la mort, semble goûter beaucoup d’agrément à son supplice. [...]
D’une main tremblante, je saisis la carte pour l’examiner de plus près. Je retrouvai, intact dans mon souvenir, chaque trait de la scène [...]. Toutes les émotions éprouvées autrefois m’assaillirent à nouveau. Je me revis emportant l’image sous ma chemise et la clouant à la tête de mon lit. Elle était devenue mon fétiche. Chaque soir, avant de m’endormir, j’adressais ma prière au fauve. Il bondissait à mon appel, il accourait vers sa plus que consentante victime. Délices de la peur et de la fuite... Volupté encore plus grande de la reddition... Depuis cette lointaine époque, à vrai dire, avais-je cessé un seul jour de chercher inconsciemment le beau monstre qui me déchirerait entre ses crocs ? Ange, p. 318.’

L’adulte découvre qu’il ne peut échapper à son père ni à son destin, et la fatalité se révèle donc à partir de cette carte postale, image exhumant tous les souvenirs, toutes les impressions liées aux absences et aux présences de cet homme de l’ombre et de l’échec, de la violence conjugale et de la faute politique. Toutes les fuites rationnelles par la réflexion, imaginaires par la création ont été inutiles pour le fils, puisque Pier Paolo qui s’était voulu héros de l’indépendance, libre-penseur en politique et libre acteur en amour, redevient le petit garçon fasciné et inquiété par la carte postale, symbole de l’ambiguïté paternelle. Par cette catharsis imposée par le hasard, Pier Paolo comprend le sens de ses inconséquences, discerne la force qui le pousse vers le danger des rencontres nocturnes dans les bassi de Rome :

‘[...] non, ce n’était pas la peine d’avoir acquis cette longue éducation intellectuelle et politique qui, d’un autre peut-être, eût fait un adulte détaché de son enfance, pour découvrir à quarante-trois ans que le geste de mon père, le jour où il déposa, sans aucune intention d’ailleurs, ce message dans la boîte postale de son camp, avait associé à jamais dans le coeur de son fils plaisir et châtiment, avidité gourmande et soumission coupable. Ange, p. 319.’

Le besoin de dire la dette contractée auprès du père est une torture. Pier Paolo doit s’arranger de l’ombre et de l’interdit pour convoquer ses souvenirs, et il ne peut le faire qu’avec un fort sentiment de culpabilité lié d’une part au jugement que porte sa mère sur cet homme qu’est Carlo Alberto et d’autre part à la condamnation sociale et politique qui pèse sur le fasciste convaincu. Deux forces s’affrontent donc à propos de la question du père en Pier Paolo : celle de l’intellectuel qui refuse le mythe et la pensée du père et celle de l’enfant qui continue à rechercher le père ou plus fortement à se faire traquer par lui, à se soumettre à lui par faiblesse et par goût de la volupté.

Pour David (Étoile) aussi, c’est à l’occasion d’une carte postale envoyée par le père que se réveille le débat intime, que se soulèvent les questions profondes. Pour lui, là encore, il est impossible de confier ses interrogations à sa mère ou même de les partager avec un autre. Mais, cette fois, le petit billet a un rôle plus complexe encore, car non seulement il conduit David, narrateur et héros de ce roman, aux mêmes réflexions que Pier Paolo et Stéphane, mais il porte une date qui offre des pistes de lecture en dehors du roman, dans la vie de son auteur. Mêlant des dates de sa vie à la chronologie du roman, Dominique Fernandez montre ici la portée profondément personnelle de cette interrogation sur le père des différents héros de son oeuvre : le père de David, sans rejouer tout à fait le rôle de Ramon Fernandez, est pourtant un moyen de dénoncer la confusion de l’imaginaire et de la réalité sur quoi est fondée la création de la figure du père dans cet univers romanesque. Deux dates réelles, deux dates essentielles sont utilisées et transposées dans le récit de David ; cependant l’écrivain a soin de masquer leur importance en les liant à des événements qui sont comme placés en marge du récit par le narrateur lui-même :

‘Le 2 août, arriva une carte de mon père. Un cygne, indifférent, croisait au large d’un château en ruine, dans le calme lacustre d’un paysage montagneux. Étoile, p. 73.’

Cette date est précisément celle de la mort de Ramon Fernandez ; on peut supposer dans cette mention d’une date réelle la volonté de se donner une plus grande liberté dans la création (le père de David ne meurt pas, il disparaît seulement en coupable et en perdant, et se trouve ainsi éliminé du roman), mais il convient aussi de penser que l’auteur répugne à tuer le père, puisqu’il fait au contraire de la date du décès de son père le jour qui marque l’ultime message adressé à la famille par le père de David. La disparition et, plus encore, le silence sont insupportables pour ces fils de l’oeuvre romanesque qui ne peuvent vivre qu’un dialogue imaginaire avec leur père, de sorte qu’à travers ces histoires entre père et fils à travers des cartes postales, se joue l’impossible discussion entre Dominique et Ramon Fernandez. Certes, le père disparaît, mais non sans léguer à son fils son goût du danger et une attirance pour la clandestinité : d’où la justification de la seconde date, porteuse elle aussi, d’une double signification. Le 25 août 1944, date officielle, date historique, est le jour de la libération de Paris, événement qui donne lieu à une double scène dans le roman : d’abord, David prend part à la fête, participe à la liesse générale, mais se réfugie bientôt dans le métro où, se soumettant au vice d’un mystérieux agresseur, il honore secrètement le père banni, qu’il porte désormais en lui.

‘La pénombre dans le wagon mal éclairé, le clignotement des feux dans la nuit du tunnel, le manège silencieux de cet homme dont les gestes sans hâte semblaient obéir à un rite, le grincement des roues sur les rails, la plainte lointaine des trains qui s’enfuyaient, firent un décor religieux et un portique solennel à mon entrée dans le vice. Étoile, p. 85.’

Le vice, c’est ici le plaisir illicite, recherché par besoin de se punir. Désormais, après cette première expérience physique, la jouissance est liée au châtiment. David gagne donc au risque de sa vie, dans sa chair, l’auréole du père disparu. À partir de cet épisode, l’enjeu du désir réside à jamais dans le sentiment de faute. Cependant, le romancier jouant avec la chronologie a soin de brouiller encore les pistes, car si dans la réalité le 25 août 1944 est le jour du quinzième anniversaire de Dominique Fernandez, dans le roman cette date est remise en doute par le narrateur lui-même : « Est-il vrai que le métro ne circulait pas le 25 août, que je rêve en plaçant le soir de la libération de Paris l’épisode qui fixa mon sort ? » (Étoile, p. 82). La confusion chronologique est donc totale : le jeu de cette superposition temporelle qui unit père et fils, création et réalité a pour but de montrer la complexité de la quête d’identité, et, de là, l’ambiguïté de la recherche du plaisir.

Il ne s’agit pas d’accepter ou de refuser l’héritage d’un père qui s’est dérobé à ses devoirs mais de trouver le moyen de sortir vivant de sa quête d’identité. Tous les romans de Dominique Fernandez ont pour question centrale cette dette envers le père et, chacun à leur façon, donnent une dimension et un éclairage particuliers à la figure du père. Ne pas tuer le père dans L’Étoile rose est un choix du romancier qui préfigure les modalités de la quête d’identité entreprise dans les romans postérieurs : il s’agira d’une part de chercher à découvrir le mystère d’un père vivant, de comprendre la raison de son mode de vie (Friedrich dans L’Amour), et d’autre part de donner directement la parole au père, de lui confier la charge de l’explication et de la recherche du sens de son propre destin (Porfirio). Sans ce ressort essentiel de la création, on comprend aisément que les questions liées à la figure du père (et de là le récit du fils) restent dans le domaine du fantasme et de l’obsession, du souvenir torturant : les héros rêvent en secret et malgré eux à leur père, font même un pacte avec un mort. Certes, la libération est synonyme de la découverte d’une nouvelle voie dans la clandestinité pour David, d’un nouveau culte de l’échec lié au plaisir, mais pour l’écrivain ce héros de la cause homosexuelle n’est-il pas aussi le moyen de transformer le jour de sa propre naissance en une renaissance ?

Notes
41.

Dans l’épisode des gouttes, Pier Paolo montre de cette façon ses relations au père à la fois vécues et phantasmées : « Il (le docteur) laissa dans la main du père une petite bouteille et me pinça la joue avant de partir. Je me réfugiai dans ma chambre, anxieux de savoir si le père réussirait à ouvrir la porte que j’avais barricadée avec un échafaudage formé de ma table de nuit et de deux chaises renversées l’une sur l’autre. J’entendis son pas dans le couloir. Il agita plusieurs fois le bouton de la porte, puis un grand vacarme m’annonça ma défaite. § Nous étions seuls dans la cuisine à présent : moi, couché sur la table, gigotant tant que je pouvais, moins par désir de reprendre ma liberté que pour le contraindre à utiliser sa force ; lui penché au-dessus de mon visage, les lèvres retroussées sur ses dents, essayant d’une main de m’empêcher de bouger, de l’autre cherchant à faire tomber les gouttes. Mes muscles se relâchèrent, je cessai de me débattre un sentiment de bien-être m’envahit. § Deux fois par jour le petit drame se renouvela : poursuite dans l’appartement, fuite dans le corridor, je suis rattrapé, je suis pris, je lutte, je résiste, je me rends. » (Ange, p. 28.) Pier Paolo crée les conditions de la reddition, il montre donc la place originelle de la reddition et du plaisir de la lutte non dans l’espoir de vaincre mais dans l’instant même du renoncement physique. Cette scène qui préfigure la forme de la volupté recherchée par Pier Paolo et au-delà sa mort, montre l’importance du père, qui ici se tient en personnage central, ne dispensant pas une éducation, ne prodiguant pas même des soins, mais (à son insu sans doute) donnant, la première grande expérience sensuelle à son fils. Pier Paolo se trouve donc dans une extrême ambiguïté, cherchant son père, tout en ne reconnaissant pas Carlo Alberto comme son père : il ne cesse en effet d’employer l’article défini « le » qu’au moment où celui-ci cesse d’être un despote et revient au sein de la famille comme une épave.

42.

Il faut noter l’emploi du mot « fiasque » (dans l’extrait cité de Dans la main de l’ange) qui vient du mot italien fiasco, désignant à la fois la bouteille de vin et l’échec.