CHAPITRE V : QUÊTE DU DÉSIR, QUÊTE DU MALHEUR ?

Le désir, torture des personnages fernandeziens, est sans nul doute ce qui structure le plus profondément leur quête du plaisir et les orientations de cette quête, ce qui détermine l’évolution des héros vers un long chemin de croix où le plaisir va de pair avec la souffrance, où la recherche de la satisfaction d’un désir ne peut être commencée qu’avec la certitude de son incapacité ou celle de la déchéance morale et sociale qu’elle pourrait entraîner. Désirer signifie d’emblée désirer l’interdit, désirer transgresser, aussi le plaisir trouvé est-il à la fois mêlé de sensations communes aux plaisirs les plus anodins et à ce danger, cette impression de se précipiter soi-même un peu vers la mort. Le désir se présente donc comme une stimulation, un aiguillon qui, comme tout sentiment de manque, offre une justification naturelle à la nécessité de réclamer sa part de plaisir, et comme un obstacle à ne jamais franchir sous peine de mériter inlassablement les tourments du désir et ceux de la réprobation sociale.

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Le désir est d’abord le désir de l’autre : c’est en désirant non seulement autrui mais en désirant le désir d’autrui que se fonde la personnalité du héros fernandezien, c’est donc en regardant l’autre désirer et assouvir son désir que se manifeste d’abord le manque. La dépression de Porporino, à cet égard, est tout à fait révélatrice d’un désir adolescent insatisfait, source d’une souffrance et d’un complexe d’infériorité :

‘Les jeunes garçons qui traversaient la place des Gerolomini pour livrer le pain dans les ruelles sifflaient en passant sous certains balcons de leur connaissance. Entre deux séances de travail, pendant que je buvais de l’eau de mélisse pour reposer mon larynx fatigué par les roulades, j’entendais bien fort ces sifflements. Je commençais à me dire avec désespoir, en regardant le palmier par ma fenêtre : Tu ne connaîtras jamais l’amour. J’avais quinze ans, lorsque ces accès de mélancolie se mirent à empoisonner les petites satisfactions de vanité que j’avais tirées jusqu’alors de mon état. Porp., p. 97.’

Ce paragraphe ouvre le chapitre « Une cour blanche, un palmier », où Porporino raconte sa jeunesse de sopraniste au Conservatoire. Quelle est sa souffrance sinon celle de se voir interdire un désir que des jeunes gens de son âge peuvent librement exprimer, celle d’être spolié d’un sentiment et de sensations dont il veut se croire à jamais exclu ? Mais bien plus que du désir, c’est ici de l’amour que Porporino se croit à jamais devoir tout ignorer. L’amour, c’est-à-dire la présence d’un autre à ses côtés, le bonheur d’une relation réciproque, et non pas seulement l’expérience de l’intense et éphémère tension de l’esprit et du corps à l’occasion de l’instant du désir qui reste toujours et encore à satisfaire. La souffrance est d’abord celle de ne pas pouvoir être comme les autres, de se voir amputé, au-delà d’une partie charnelle de son individu, d’une part entière de son existence, d’un possible accessible au reste de l’humanité. Mais très vite cet « en moins », ce conformisme du désir et surtout de l’esprit, se change dans l’esprit du personnage en un « en plus », cette souffrance soigneusement entretenue comme une particularité, la marque d’une rare distinction, devient un sujet d’orgueil. C’est là une évolution psychologique commune aux héros fernandeziens : la douleur de se penser interdits de bonheur, et, au-delà, interdits de désir, devient la source d’un sentiment de supériorité.

La souffrance est la marque d’une élection individuelle. Ce « je ne serai jamais comme les autres, le bonheur des autres m’est interdit » devient « les autres ne peuvent me comprendre, ma douleur est au-dessus d’eux » : le désir de conformisme de l’adolescent est donc remplacé par la satisfaction intellectuelle et morale d’appartenir à la marginalité, au petit nombre de ceux qui doivent se dissimuler pour exprimer leur désir.