1) Le faux Désir : du mythe à la poésie

Le souci de conformisme et la tentation de l’échec se livrent à un âpre combat chez l’adolescent d’abord convaincu que son véritable objet de désir lui est à jamais interdit. Avouer son désir, pour celui qui se sait attiré par les garçons, c’est en fait désavouer la morale maternelle, se promettant, à tort ou à raison, une vie dans la clandestinité, bâtie pour satisfaire les besoins du corps mais qui, jamais, ne saura contenter les stricts principes dispensés par l’éducation. Se dessine dans ce débat la duplicité première de tout personnage, déchiré entre ce qu’il a réussi à devenir socialement, grâce à l’intervention d’une mère qui a eu soin de toujours rappeler les règles et les devoirs à respecter, et ce qu’il rêve de devenir, un être qui pourrait de façon libre et naturelle exprimer son amour.

Pour déjouer ce piège de l’interdit, les détours empruntés sont nombreux. Sublimer ses pulsions dans une totale dévotion à l’art, à son métier, rester chaste pour ne consacrer son énergie qu’à son oeuvre est d’emblée — le lecteur de Signor Giovanni le sait bien — une fausse réponse qui ne peut laisser éclater la vérité, la part si longtemps enfouie, que brutalement et définitivement pour ne trouver d’issue que dans la mort. La tentation de l’autre désir, celui de la majorité, le désir hétérosexuel, constitue l’étape préliminaire de l’adolescent qui cherche d’abord à reculer l’instant de se découvrir à lui-même l’objet réel de son désir. David, dans L’Étoile rose, se sentant incapable de déclarer sa flamme à Sophie, se contente d’abord d’esquisser les gestes du désir vers celle qui est surtout la compagne de Daniel Grandville, il dit ainsi son désir de s’emparer du désir de l’autre, du désir admis et encouragé par la société, du désir conformiste, et ne parvient en fait qu’à mieux se révéler à lui-même sa différence. Mais tout cela reste tacite, reconstitué et exprimé seulement au moment de l’écriture de ces mémoires d’un homosexuel né en 1928.

‘Pourquoi Sophie, au lieu d’aller aux nouvelles chez les parents de Daniel, pensait-elle en obtenir ici ? Elle m’embrassait maintenant sur la joue, posait sa tête sur mon épaule. Je me laissai faire, tout heureux. Seulement, si jamais elle a cru exercer sur moi son pouvoir féminin de séduction, elle ne savait pas que le plaisir de la tenir dans mes bras, de sentir son haleine dans mon cou, était lié au pas maternel dans le couloir. Je me dégageais d’un bond, trop content de saisir ce prétexte. En deux enjambées, j’avais gagné la fenêtre.
Que d’émotion dans ce premier contact avec la femme : je comptais d’un coeur palpitant les secondes qui me restaient, avant de me débarrasser d’un poids fastidieux. Sans la ponctualité de ma mère, qui veillait à la raccourcir, on m’aurait trouvé moins assidu à cette étreinte. Autant Sophie me plaisait comme camarade (presque plus que Daniel), autant son corps me paraissait un obstacle à notre bonne entente.
Étoile, pp. 74-5.’

David ne peut aller jusqu’au bout de son geste, non par conscience de l’interdit moral qui frappe cet acte (désirer une jeune fille fiancée à son meilleur ami), mais parce que, en lui, quelque chose l’a poussé à tenter un geste qu’il savait d’emblée compromis et dont il n’attendait que le plaisir de la tension qui précède la réalisation de l’acte. L’émotion est celle de l’irréalisable, due à la confirmation de l’impossible. Le corps de Sophie, et plus généralement le corps de la femme constituent les réels obstacles à la satisfaction de ce désir conformiste : la femme ne serait pour le héros fernandezien qu’un moyen de se mettre à l’abri du danger et de la suspicion qui menacent un jeune homme sans conquête féminine. Aussi, remettre Sophie entre les bras de Daniel, loin d’être un moyen de se remettre en règle avec la morale (l’adultère est une notion absente de la morale romanesque), est la façon de se punir de son propre désir : il s’interdit ainsi de participer à la joie de la Libération, de se mêler au peuple victorieux pour, dans la solitude, s’unir à une clandestinité mystérieuse qui n’est plus seulement celle du culte rendu au père mis au ban de la société mais qui devient dès lors celle de son désir. Renoncer à sa seule « relation hétérosexuelle » est, en même temps qu’un moyen de se trouver vraiment, de découvrir la nature de sa personnalité, celui de se sentir exclu du reste de l’humanité. La mise au tombeau de la femme coïncide donc avec l’idéalisation féminine, c’est-à-dire la mise à distance de l’idole féminine.

Sophie, juchée sur le char de la victoire et du salut comme Aurelia à demi-morte sur la grève du Tagliamento ou, bien plus tard, Maria Callas pour Pier Paolo représentent la femme inaccessible, non plus seulement la conquête des autres, mais l’Idole. Admirables, elles ne peuvent être aimables. S’interdire la comédie du faux désir, c’est donc se montrer honnête vis-à-vis des femmes, refuser de leur mentir et de se mentir, mais c’est aussi mieux souligner la souffrance de l’exclu, la certitude de ne pas être en droit, jamais, de trouver le bonheur dans la relation amoureuse ni dans la satisfaction simple et directe de son désir. La femme ne peut être qu’adorée, descendue de son piédestal, elle est fuie. Aurelia échappant à la noyade a manqué du même coup sa divinisation, et pour elle comme pour Sophie, c’est son corps qui a parlé pour elle et à sa place, donnant naissance à un mythe de la féminité :

‘J’étais amoureux, amoureux fou comme on peut l’être à quatorze ans, de celle avec qui ne m’unissaient jusqu’alors que des liens de bonne camaraderie. Mais cet amour ne correspondait pas du tout à ce que je lisais dans les romans : au lieu de me pousser vers Aurelia, il m’incitait à fuir sa présence. [...] Loin d’être tombée en disgrâce, comme elle le crut sans doute, elle était montée au pinacle. La fillette vivace aux tresses toujours agitées ne m’intéressait plus, depuis que j’avais découvert son double inanimé. Je la trouvais trop active, trop sanguine, trop vivante : trop femme. L’autre Aurelia, l’Aurelia blanche et funèbre étendue comme une reine au mausolée, enflammait seule mon imagination. En gisante elle m’avait conquis ; en gisante je voulais continuer à la chérir : transfigurée, faite de toute autre substance que de chair.
Fût-elle morte pour de bon, l’avertissement n’aurait pu être plus net. Qu’a-t-elle été pour moi, sinon l’occasion d’entrevoir pour la première fois mon destin ? « Renonce aux femmes, adorateur de statues féminines ! » Ange, pp. 44-5.’

Le fait de n’aimer que des femmes inaccessibles, de ne les désirer que réellement ou métaphoriquement mortes annonce une dissociation essentielle : d’une part la sublimation du désir de la femme par son esthétisation et son idéalisation, et d’autre part le désir du corps et de l’esprit satisfait mais mêlé à un sentiment de culpabilité, lié à la sensation de se mettre en péril pour le satisfaire, le désir qui ne trouve sa réalisation que dans des lieux sordides et avec des personnages d’un milieu social très inférieur. Dès lors la représentation fantasmatique de la femme donne lieu, chez ces personnages créateurs et artistes, à un mythe de la femme. La femme divinisée doit demeurer inaccessible, hors de la portée du désir et même étrangère au désir ordinaire : la relation d’adoration dont elle est à l’origine procure une volupté qui n’est pas celle du corps mais celle de l’exaltation de sentiments passionnés. Le mythe de la femme inaccessible donne matière à une partie de la création, il n’est pas envisagé sous un angle moral mais selon une esthétique qui obéit aux règles d’un érotisme particulier. La mère, jusque-là isolée et tenue hors du groupe des personnages divinisés, rejoint les femmes divinisées, celles dont le destin sentimental semble sacrifié, mais qui en fait n’ont rien de commun avec les femmes désirables. La mère de Pier Paolo, à ce titre, joue un rôle exemplaire, et représente la synthèse de ces femmes adorées et abandonnées apparemment sans raison par les personnages du premier cycle. Abandonnée, elle l’est en effet puisque laissée seule par son fils qui préfère à son culte la mort trouvée dans la main de l’ange de la nuit ; adorée, elle l’a été au point de se voir confier, dans un film, le rôle de la Vierge berçant le corps mort de son fils. La femme représente un idéal inaccessible qui génère la rêverie et l’oeuvre d’art, qui se perpétue par l’oeuvre d’art. Parce que tous les héros fernandeziens sont des artistes en puissance, la femme devient pour eux, après la tentation éphémère d’une relation conformiste, la représentation du fantasme, l’incarnation du désir inaccessible.

Plus que le foyer, la tendresse, la sécurité, valeurs triviales et ordinaires, la femme, — mère, sainte ou jeune fille morte — donne au héros la promesse d’une sensualité extraordinaire parce qu’elle demeure hors de portée. Pour Friedrich, quitter Élisa (L’Amour) a le même sens qu’adorer une jeune fille morte pour John (Lettre à Dora), il s’agit de construire un mythe de la féminité qui forme le point de départ de son désir réel ; le départ pour l’autre pays, pour le Sud et plus précisément pour l’Italie, est donc une métaphore de la quête du vrai désir, celui-là seul qui est capable de provoquer dans l’esprit et dans le corps du personnage une tension qui le fait rejoindre l’aimé. La femme adorée ne peut qu’être seule et lointaine, et ce n’est pas sans être forts de références esthétiques qui, d’ailleurs, sont récurrentes, qu’il s’avancent dans cette quête du sens et des sens. Les oeuvres de Michel-Ange ou la Béatrice de Dante50, les madones au regard lointain, donnent lieu à des interprétations très personnelles de la part des héros, au-delà même du culte de l’échec développé par Étienne dans Les Enfants de Gogol à partir de la lecture du journal de Gogol. La réflexion sur la représentation esthétique de la femme fournit une amorce de la définition du désir. La femme adorée ne peut être désirée que seule, comprenons : sans enfant à ses côtés d’où la fascination de John pour les madones de Michel-Ange, d’où le refus involontaire de Friedrich de voir l’enfant dans les bras de la Madone de Raphaël. La première explication de cette adoration sélective est la dissociation par le personnage du désir à visée de maternité et du désir à visée de volupté, le premier entraînant tout ce qui aux yeux des personnages dégrade leur idéal de l’Amour Pur, à savoir les enfants et le mariage, ces deux réalités qui lient deux époux dans une union qui n’est pas chaque jour à renouveler et à recréer mais qui est d’emblée promise à la durée. Mais cette explication fournie par le culte de l’incertitude, élément de la pensée baroque, n’est pas suffisante en elle-même car elle cache les raisons profondes de la mythification de la femme.

La femme au regard lointain, la jeune fille morte à laquelle rêve le héros, est en fait la femme inaccessible, celle qui ne pose pas son regard sur un objet de désir proche, celle qui, idéale, est au-delà des réalités du corps et de la possession par le désir. Elle est la source de rêveries et de fantasmes que le héros prend pour de l’amour mais qui sont en fait les fondements du mythe de la féminité, lequel nourrit l’oeuvre et structure la quête esthétique des héros. À travers la femme mythique, c’est en fait une partie de lui-même que le personnage idéalise et tente de transposer dans ses oeuvres ou ses réflexions sur l’art : le lien, sacralisé par l’extase des saintes en pâmoison, entre volupté et douleur, sacrifice et satisfaction, que Pier Paolo nomme « croce e delizia ».

Pour mythique et inaccessible qu’elle soit, cette femme idéale n’en devient pas moins un personnage à part entière de la réalité romanesque et dont le rôle ne se borne pas à révéler la nature du désir du personnage. La mère de Pier Paolo, puis, de façon plus caricaturale, les trois tantes de Porfirio (seules véritables mamme), et, dans un tout autre registre, Adeline et Constance obtiennent une place de choix dans l’univers romanesque qui tente de montrer quelle est la destinée de la femme ainsi mythifiée. Femmes idéales et à la vie extraordinaire, elles ont toutes en commun de se trouver au-delà du désir et des conventions sociales en raison de leur personnalité ou de leur histoire. Raptées, sacrifiées, trompées par leur époux, les trois tantes de Porfirio, entraînée de force dans une existence chaotique, la mère de Pier Paolo : le mariage est une obligation sociale pour la femme qui se plie aux coutumes ancestrales, lesquelles font de l’homme un séducteur au sens fort. Cette citation de Dans la main de l’ange résume le destin de la femme pour qui le désir est seulement celui de l’homme, celui qu’elle subit :

‘Les hommes, dans ma famille, ont toujours enlevé brutalement leurs femmes pour les soumettre à leur volonté prédatrice : mariages conclus par la force des armes plus que par les séductions de l’amour. Opérations militaires, perpétrées sous l’uniforme. Ainsi en a-t-il été de mes parents, un siècle après le rapt historique sur la Vistule. Ange, p. 24.’

Répétition moderne du mythe du rapt de Proserpine par Pluton, la femme subit dans un premier temps la force masculine, mais il serait faux de penser qu’elle ne parvient pas à en tirer un profit... Ainsi, différents en apparence semblent les destins d’Adeline et de Constance. La première, bernée par une fausse marque de noblesse dont se pare celui dont elle attendait une promesse d’élévation sociale, manifeste son dégoût pour Don Raimondo, cet époux qui n’est que l’image d’une société décadente, mais sacrifiera cependant une année de sa vie à le veiller jour et nuit en attendant la mort libératrice du héros déchu. La seconde n’accepte de répondre au jeune et bel inconnu venu sous la charmille de Pontigny que parce qu’il lui demande le Salut, qu’elle seule peut lui donner.

Élevées d’abord malgré elles par le ratage d’une vie conjugale qu’elles avaient pour certaines attendue, mais qu’elles ont toutes subie, elles sortent cependant non seulement vivantes de cette épreuve, mais transformées en héroïnes. Le mythe de la femme naît dans le roman des insuffisances et des échecs de l’homme. Ce sacrifice des femmes se démarque en tous points du drame romantique : il est d’essence, de forme et d’esthétique tragiques. Une mort ne vient pas servir de clôture au drame de l’amour, mais une conception tragique organise dès cet instant leur existence entière. Elles vont puiser dans leur culture, leur façon et aussi leur force de survivre à cette épreuve. Euloquia, une des tantes de Porfirio, baignée dans une culture lyrique, emprunte aux héroïnes de l’opéra sa façon de renaître au monde qui est un renoncement à l’amour et au désir par la croyance en un monde parallèle, celui des sentiments paroxystiques ; cet univers irréel devient la scène où elle peut s’exprimer ainsi grandie par une destinée qui rejoint le mythe :

‘Ma tante marquait une préférence pour les drames de la jalousie, qui haussaient la ruine de sa vie conjugale à la puissance des grands mythes. Quatre furent les opéras que nous lûmes et relûmes sans nous en lasser : Otello, Carmen, L’Arlésienne de Cilea et Cavalleria rusticana de Mangani. De ces quatre hommes trompés ou qui croient l’être, l’un étrangle l’infidèle, le second la poignarde, le troisième se suicide, le dernier défie en duel son rival.
« Le ténor Valero, me demandait-elle tout anxieuse au lendemain de la représentation à laquelle j’avais assisté, a-t-il mordu pour de bon l’oreille de compare Alfio ? » Ou bien : « Chante-moi le lamento de Federico, si tu t’en souviens. » Éc. Sud, pp. 72-3. ’

Il ne s’agit pas pour Euloquia de s’imaginer à l’opéra dans le rôle d’une des victimes de l’amour conjugal mais elle prend goût à vivre auprès de celles qui, héroïnes de l’opéra, partagent le même sort qu’elle, ses soeurs dans la tragédie. La transposition dans le mythe de la vie réelle loin d’être pour elle une consolation, constitue en fait une véritable consécration. La souffrance devient une source de fierté et d’extase, elle sublime son sort en l’acceptant et rejoint une manière de panthéon. Rien de commun avec ce que l’on pourrait nommer le masochisme de la femme qui aime à se sacrifier à l’homme : si, au début, Éuloquia subit, enfermée dans sa tour, son destin, elle le fait aussi dans la mesure où elle s’accroche à ce qui fait d’elle une héroïne qui chante la beauté de sa douleur et non une pauvre femme apitoyée sur son sort.

Adeline quant à elle décide de se laisser charmer par le silence de Don Raimondo, le père de Porfirio, parce qu’elle aspire à une vie en-dehors des normes, une vie qui, sans reposer sur un idéal romanesque, n’en doit pas être moins extraordinaire. Elle se veut héroïne et met tout en oeuvre pour se forger en un personnage de légende. Les efforts pour s’élever au-dessus de sa condition, les succès professionnels et même l’échec de sa vie conjugale, tout est destiné à servir sa logique d’auto-création. Femme profondément seule, qui ne compte que sur elle-même, elle est l’héroïne d’une passion exclusive, celle du culte de soi. Sa vie est constituée d’une superposition de rôles de tragédie, elle est donc un peu la figure de Protée 51 incarnée dans Porfirio et Constance. Elle s’oppose cependant à Constance qui, comme elle, partage cette démesure de prétendre se faire soi-même, pour s’élever au-dessus des autres au point de ne pouvoir être rejoint par personne, dans la mesure où, tandis que la première ne se crée qu’en fonction d’une idée de représentation, la seconde ne vise qu’à l’effacement de soi-même. Autant Adeline est une tragédienne qui tient à montrer au monde et dans le monde l’étendue de ses registres et soigne pour cela sa garde-robe théâtrale, autant la dimension tragique de Constance est tout entière fondée sur une puissance intérieure 52 conçue non pour se montrer mais pour être. Les réunit cependant (et cela participe grandement à l’échec de leur couple) leur absence de désir. Dominique Fernandez a tenu à les peindre l’une et l’autre, héroïques, mais chacune à sa façon. L’héroïsme d’Adeline est lié à sa conquête du pouvoir et à l’entrée qu’elle parvient à faire dans le monde, voulant en cela nier ses origines de petite bourgeoisie toulonnaise, oublier et cacher aux autres ce qu’elle considère comme un manque de distinction. La lutte d’Adeline est une lutte de classe et ce n’est qu’au prix d’un âpre combat contre les autres et sur elle-même, qu’elle conquiert sa place dans un univers mondain. Elle veut briller et se faire admirer par ses succès sans jamais laisser aux autres soupçonner les efforts nécessaires à sa quête.

N’ayant de cesse de devenir le centre du monde, elle ne peut admettre à ses côtés qu’une seule personne à la fois, et à la condition expresse que celle-ci se soumette à son pouvoir. Dans cette stratégie de la possession de l’autre par l’assujettissement, l’on comprend qu’il n’y a pas de place pour le désir. Sa vie de femme est la vie d’une femme du monde, d’une femme dans le monde : la vie privée qui constituerait une entrave et le désir une faiblesse de cette politique du paraître sont donc sacrifiés. Adeline est une femme qui a dû étouffer ses désirs pour mieux modeler sa personnalité et créer son image, par souci de conformisme et par besoin de réussite. Être admirée mais non pas être aimée, faire plier autrui sous sa férule mais sans jamais consentir à être dépendante de quiconque, ce sont là les moyens redoutablement efficaces de sa réussite et ce qui fait d’elle une femme brillante, une femme seule, qui n’a jamais connu le piège du désir, n’ayant jamais succombé à sa tentation.

Autant, pour paraître, Adeline a soin de gommer tous les efforts nécessaires à sa réussite, autant Constance, se défiant de toute idée de représentation de soi, laisse deviner le travail de sa volonté à travers son combat contre toute facilité, tout laisser-aller. La morale janséniste devenue règle de vie, la solitude est pour elle une condition du travail sur soi qui exclut de fait le désir avant même de s’en méfier. Si bien que ce n’est qu’à travers le dialogue avec Porfirio que le refus du désir (et les motifs du désir) est exprimé.

‘La gourmandise est ce qui t’a manqué le plus, dans la vie. Être de terre et de sang, je ne crois pas que désirer avec force soit le signe d’une nature inférieure. Une petite discussion sur le vocabulaire nous eût permis de confronter nos points de vue. Parce qu’un désir, tout désir te semble bas, tu l’appelles mentalement appétit, voulant ignorer que c’est par ce mot que tu le rabaisses. Appétit est lourd, trivial, collé au sol par ses trois syllabes boueuses. Désir est noble, rapide, ailé, il va de l’âme au corps, il ne souille jamais ce qu’il touche. Quand la dernière goutte de chambertin eut humecté mon gosier, Désir te regarda par mes yeux et t’invita à ne pas le laisser assouvi à moitié. Sa prière te parut le dernier sursaut, vulgaire et dégradant, d’Appétit. Porf., p. 54. ’

Constance ne peut se résoudre à céder à ce qu’elle n’a jamais voulu considérer comme faisant partie de sa personnalité, de sa vie. Le désir ne serait qu’une faiblesse qui la conduirait à s’écouter, s’attarder à soi-même serait donc déroger à ses principes de vie et à sa morale janséniste dont la règle première est de brider les instincts. Ne s’accordant aucune importance, Constance ne peut que refuser de prêter attention aux besoins de son corps (la gourmandise et la satisfaction de la chair) et s’opposer à leur exaltation sous la forme de plaisirs dans les propos de Porfirio. Et c’est bien en femme qui nie son existence charnelle au monde, qui ne se nourrit que pour maintenir en état de marche les fonctions de son organisme, que Constance se conduit. Elle crée ainsi une distance entre elle et le monde, entre elle et les autres, pour se conduire d’une façon héroïque fondée sur une maîtrise absolue d’elle-même, à laquelle elle se montre fidèle par besoin moral, par angoisse de la chute et par volonté de salut. Elle s’est rendue elle-même inaccessible en se faisant héroïne, et, soucieuse de sauver Porfirio, elle lui donne d’abord à lire qui elle est, c’est-à-dire de lui montrer les moyens de son ascèse.

‘Seul Corneille te parlait un langage conforme à ce que tu désirais entendre. Pauline était ton modèle. La méfiance envers la séduisante maxime des droits du coeur, dont s’autorise quiconque veut « faillir » (et qui avait les faveurs de la jeunesse, brusquement libérée de quatre ans de contraintes, dans la France de l’après-guerre) ; l’éloignement pour tout ce qui trouble, agite, obscurcit ; le besoin d’une parfaite clarté d’esprit comme de conscience ; l’attachement à la gloire, qui est la fière joie de se sentir irréprochable, et qui récompense des choses souffertes : tu ne trouvais chez l’épouse de Polyeucte que des principes que tu cherchas à faire tiens. [...] Avec toutes ces garanties, il te semblait inconcevable de tomber jamais « amoureuse » — épithète qui eût d’ailleurs été déplacée pour Pauline. N’avait-elle pas renoncé, pour observer la volonté paternelle, à épouser l’homme qu’elle aimait ? N’avait-elle pas consenti à un mariage de convenance ? Renoncement et consentement — voilà ce qui en faisait tout le prix — que ne souillait nul regret, nulle rancoeur, mais illuminait au contraire la fierté du devoir accompli. Son bonheur ? Rester fidèle à la loi qu’elle s’était elle-même fixée. Éc. Sud, p. 475.’

L’identification à une héroïne est pour Constance la condition de sa survie et la raison de sa résistance au plaisir ; ayant renoncé à admettre la réalité de son corps, elle se trouve libre de désirs, mais par là-même aussi incapable de reconnaître la légitimité des désirs d’autrui. La morale qu’elle adopte comme sienne, puisée dans la littérature classique, est une morale qui lutte non pas avec la nature mais contre la nature, elle fonde une conduite héroïque qui se fait fort de s’opposer aux instincts pour n’accorder de valeur qu’aux principes mûris dans la solitude et éprouvés par l’ascèse et la réflexion. Porfirio demande à Constance le Salut, c’est-à-dire le moyen de devenir indépendant, capable d’efforts, de renoncer aux facilités, mais il conçoit cette relation comme un échange et continue à espérer, même après avoir lu Diane of the Crossways  53 , de parvenir à initier Constance à la douceur de la vie, aux plaisirs simples et naturels, tels que la gourmandise ou l’amour, propres à lui apprendre les vertus du respect de la nature. Et ici, c’est bien un contre-sens qui mène à l’échec du couple, Porfirio et Constance ayant chacun cru pouvoir mettre en harmonie mythe et réalité, héroïsme et quotidien.

La femme, dans l’univers romanesque fernandezien, ne connaît pas le désir ou plus exactement s’interdit le désir. Héroïque et seule, elle accède ainsi à un rôle de premier plan dans l’oeuvre, rôle évidemment lié à son malheur personnel. Supérieure par son intelligence, ses dons, elle reste admirable, son image est donc étroitement liée aux images des madones, aux portraits rapidement dressés dans les premiers romans de ces mères sévères et rigoureuses. Constance offre en fait un reflet laïcisé du culte virginal, de cette femme qui a enfanté seule, de cette femme dont la vie n’est qu’une longue lutte contre les faiblesses, un combat sans relâches pour éviter la Chute, pour éviter non pas d’être « amoureuse » mais de tomber amoureuse.

Adeline, Constance et la mère de Pier Paolo ne sont pas les créatures sacrifiées d’un écrivain machiste, mais les versions romanesques des saintes admirées dans les églises, femmes qui ont réussi, par leur énergie et leur héroïsme, à rendre cohérent leur destin, à établir entre elles et le monde une distance qui ne laisse de place qu’à l’admiration et qui exclut l’amour et la vie du corps, puisque la souffrance devient une vertu esthétique (la mère de Pier Paolo), le désir un ennemi à anéantir (Constance), les traits naturels de la personnalité des défauts à éliminer (Constance et Adeline).

Les héros qui rêvent de ces femmes lointaines sont, jusqu’à Porfirio, des hommes qui fantasment sur celles qui doivent demeurer inaccessibles au point de les prendre pour héroïnes de leurs oeuvres, et cette tension de l’admiration forme, par la distance qu’elle établit, un interdit esthétique : le désir n’est pas concevable face à une statue ou à une idole. La distance est naturelle et assure des émotions d’autant plus fortes qu’elles restent intactes, préservées par la beauté de l’irréalisable. Sujet poétique, la femme hors de portée de l’amour et du désir provoque la fascination du jeune homme qui, en elle, voit son propre reflet et découvre, à jamais vierges et intouchables pour lui, les charmes et beautés qui deviennent ses aspirations secrètes, les motifs de son fantasme pour la femme et l’une des obsessions de sa création. Et si c’est d’abord en d’autres créateurs habités par les mêmes aspirations et les mêmes fantasmes que se reconnaît le héros créateur, c’est en fait dans l’image de ces femmes inaccessibles qui détiennent le secret d’une volupté liée à la douleur et menant à l’extase qu’il se rêve.

Désirer ces femmes est donc impossible, puisque ce serait rompre ce charme particulier, et menacer une force de la création ; le désir dit par John pour Dora, par Pier Paolo pour Aurelia et pour les stars du cinéma, et même le désir de Friedrich pour Élisa sont en fait des faux désirs, des tensions de contemplatifs, qui s’admirent eux-mêmes à travers leur admiration pour ces gloires féminines et sont encore en quête de leur désir propre, de leur identité. L’instant de cette révélation du désir authentique ne coïncide donc pas avec une quelconque rupture entre le personnage et son idole, mais renforce en fait l’admiration de cette idole, qui représente une sorte de pôle esthétique d’autant plus attractif qu’il promet de demeurer à jamais intact, cachant et révélant toujours à l’homme qui il est au fond et quel est son désir.

Notes
50.

La référence à Dante dans L’École du Sud et Porfirio et Constance est absolument continue. Plus qu’une simple référence littéraire à l’héroïne et inspiratrice de La Divine Comédie, ce leitmotiv éclaire chacun des deux héros de ce roman, titres de parties et de chapitres, prénoms et symboles faisant références à toute l’oeuvre de Dante.

51.

Adeline est, dans ses manifestations de mère possessive, comparée à une comédienne qui soigne tout particulièrement son entrée en scène pour impressionner son fils et le faire plier à la règle de son amour. Citons, pour illustrer la facilité d’Adeline à jongler avec les masques et les registres de la mère et, pour être efficace à mettre toute son énergie au service de cette représentation de soi, cet extrait : « À peine informée de la proposition de M. de Juvénal, Adeline se récria. Tour à tour théâtrale — depuis quand une mère pourrait-elle prétendre de ne pas être abandonnée par son fils ? —, stoïque — elle supporterait cette épreuve avec la même fermeté que toutes celles que Dieu lui avait déjà envoyées —, amère — après tant de sacrifices, etc. —, véhémente — n’avais-je donc dans le coeur que froideur et ingratitude ? — et simplement humaine — le 30 novembre elle aurait cinquante-cinq ans, anniversaire qui annonce à une femme son déclin. Elle indiquait en conclusion qu’elle irait mettre un cierge à Notre-Dame, pour que le ciel m’éclairât dans mes délibérations. Et m’épargnât les remords, au cas où je donnerais une réponse favorable au Matin. Notre-Dame après Dieu : comme la louve singeait mal la chattemite ! » (Porf., p. 153.) Cf. ibid., pp. 184-91, pp. 225-7 et pp. 230-1. Il est à noter aussi que Porfirio appelle toujours sa mère Adeline dans son récit et jamais « maman », cela montrant à quel point Adeline se distingue des autres mères et comment sa passion du pouvoir lui donne un statut à part au-delà même de la maternité.

52.

Porfirio cite une des lettres de Paul Desjardins « pour résumer le caractère unique de [...] l’enfance de Constance » : « Vous vous êtes faite vous-même. La vierge a enfanté, elle s’est enfantée, spirituellement, dans l’angoisse et l’abandon. Elle a trop pris sur soi, à l’âge où l’on cherche la poitrine maternelle » (Éc. Sud, p. 468), et ces phrases apparaissent comme une définition exacte et exemplaire du caractère et de la genèse de celui-ci. Venant fournir un précieux prolongement à l’image de solitude de la femme, elles introduisent également une perspective nouvelle sur l’image virginale et du culte de la femme inaccessible dans l’univers romanesque fernandezien. Ce culte de la femme lointaine, de « la princesse lointaine » (titre du chapitre 22 de L’École du Sud), qui exclut le désir et ignore le plaisir, trouve non seulement son explication mais aussi un prolongement important, la liant ainsi à l’image de la mère du romancier.

53.

Porfirio fait une lecture optimiste du roman de Meredith (et à travers lui de Constance), une lecture d’homme du Sud, désireux d’épouser rapidement la femme qu’il aime, mais ses espoirs reposent en fait sur un mythe du couple né d’après sa lecture : « Diane, qui a dû repousser l’agression sexuelle du mari de sa meilleure amie, s’unit par un mariage hâtif au premier venu : thème du mari choisi comme rempart contre les attaques masculines. De même, pensai-je, pour ne plus avoir à subir l’assaut du fiancé (scène du bois près de Dijon), Constance aurait hâte de se mettre sous la protection de l’époux. L’époux, en quelque sorte, la sauverait du fiancé. Ce qui était inacceptable avant le mariage rentrerait dans l’ordre acceptable. De cette conclusion, je tirai les plus heureux augures pour l’avenir de notre couple. Un mari choisi comme gardien du foyer se transforme vite (comme pour la malheureuse Diane) en despote importun ; mais un dieu criminel qui prend la figure tutélaire de l’époux reste marqué de son origine divine. » (Porf., p. 158). Porfirio confond ici la morale traditionnelle (celle qui interdit les relations sexuelles avant le mariage) et la morale de Constance, les règles jansénistes de résistance au plaisir, la lutte entreprise contre le corps et les satisfactions des désirs. Cette lecture mythique de l’union est l’une des bases de l’échec du couple : il n’y avait de place dans l’esprit de Constance que pour un homme à sauver et pour des défis à relever (des actes héroïques), non pour l’idéalisation d’un homme sous les traits d’un « dieu criminel ».