Le baiser, preuve d’existence, signe de reconnaissance, don de l’aimé est pour le héros la permission de désirer vraiment, non plus de façon abstraite en se lamentant sur son sort d’exclu de l’amour, et de désirer quelqu’un.
‘Il [Feliciano] se souleva sur le coude et m’ordonna de le regarder. Il fit alors cette chose que je ne pouvais pas prévoir que je ne sus recevoir comme il fallait, que je n’arrive pas, encore aujourd’hui, à m’expliquer, qui me sauva cette nuit-là du désespoir, qui m’installa dans une attente inquiète. Il se pencha sur mon visage, de plus en plus près, je ne vis plus que ces yeux grands ouverts sur moi, ses yeux admirables aux reflets verts, son souffle était tout contre moi, contre mes lèvres, je sentis sa bouche sur la mienne, il y déposa un baiser, il s’y déposa par un baiser, il s’appuya sur ma bouche par la sienne. Était-ce un baiser de lèvres humaines ou la visitation impalpable d’un ange ? La bouche resta contre ma bouche, nous restâmes ainsi pendant une minute ou pendant l’éternité, unis par le contact le plus tendre, le plus cruel, de nos deux bouches scellées appuyées l’une sur l’autre sans bouger.Toute la tension du désir est contenue et traduite dans cette scène du baiser, et si l’érotisme n’apparaît qu’à l’occasion du baiser, n’est-ce pas parce que plus fort en suggestion que le récit d’un acte sexuel, il est plus riche d’ambiguïtés ? Le baiser, moyen de s’offrir à l’autre sans se donner, de perpétuer le désir sans le satisfaire, est un engagement amoureux qui déjoue les règles ordinaires de l’amour car il fait du désir une fin en soi. Loin de l’idéal commun de la réalisation, de la fondation d’une relation sur la répétition, le baiser se situe dans l’esthétique de l’inachèvement et a pour pendant en art le non-finito, et c’est donc à l’initiative de Feliciano que la relation ainsi instaurée avec Porporino est vouée à se distinguer de toute forme connue d’amour.
‘— Regarde, dit Franz en attirant l’attention de Friedrich sur le groupe du Baiser, oeuvre qui avait fait plus que toute autre pour la gloire de Canova. Avec quelle grâce il se penche, le jeune garçon ailé, pour déposer un baiser sur les lèvres de celle qu’il tient dans ses bras ! Mais une force mystérieuse empêche les bouches de se joindre. Le désir qui les poussait l’un vers l’autre reste à jamais inassouvi.S’opposent deux conceptions de l’amour à travers Feliciano et Porporino, Franz et Friedrich. L’idéal du Beau, de l’inaccomplissement comme morale esthétique et comme moyen de garder à l’amour sa force mystérieuse, frustre du plaisir escompté et plus profondément prive de son identité l’être de chair (Porporino et Friedrich), de désirs et d’angoisses, qui a besoin d’actes et de gestes pour se sentir vivre. La dualité entre culte de l’inachèvement et réalité du plaisir se change en une lutte qui oppose le rêve et la réalité, l’art et la vie. Le baiser est un don séraphique et sa cruauté ne tient qu’à la représentation qu’ont soin d’en faire Porporino et Friedrich : ils traduisent aussitôt ce don en promesse et changent ce qui crée la magie de l’instant ou la grâce de l’éternité en un acte de la durée. Incapables de s’en tenir au présent du plaisir, ils vivent dans l’angoisse de la prochaine fois, du prochain plaisir et de la prochaine preuve.
‘Oui ? Non ? Entrera-t-il dans ma chambre derrière moi ? Une autre fois aura-t-elle lieu ? Si je laissais ma porte ouverte ? Mais de quoi aurais-je l’air ? Je ne vais quand même pas lui donner l’impression que je l’attends ? Mais si c’était lui qui attendait de moi un geste, un signal ? [...]L’impression d’avoir séduit provoque le besoin de posséder l’autre. Sauvé du désespoir par un geste amoureux, Porporino ne peut après ce baiser qu’attendre dans le désespoir d’autres baisers, et en cela avoir le sentiment sans cesse à conforter et à renouveler qu’il existe pour Feliciano. L’attente liée au désir de la possession tuent ensemble le plaisir de la première fois, en ne laissant place qu’à un désir qui ne sera jamais assouvi : « L’attente de la deuxième preuve détruit le miracle de la première. » Là commence le règne de la passion, laquelle ne prendra fin qu’avec le renoncement à l’amour, condition de la sérénité et du bonheur. Cette passion n’aura duré que quelques semaines, non du fait de l’inconstance de Porporino mais parce que, lucide sur lui-même, il comprend qu’il ne peut vivre avec cette passion et dans cette attente stérile. Il ne cherche donc pas auprès d’un autre ce que Feliciano n’a pas voulu lui donner. Sauvé par son jugement, il préfère mourir à l’amour à mourir par amour :
‘Avec les baisers, j’étais entré dans un monde qui n’était pas fait pour moi. Un monde de rivalités et de luttes. J’en voyais chaque jour des victimes, il y avait toujours dans les couples un des deux qui devait arracher à l’autre un consentement donné par fatigue, par pitié, par lâcheté. Pourquoi continuer à me torturer en entendant le garçon laitier siffler sous le balcon de la couturière ? Qu’adviendrait-il de leur amour ? Une petite histoire de désirs, de malentendus, de satiété et de trahisons. [...]En outre, ce monde de la passion et de la jalousie qui coûte la vie à l’amant de Feliciano, don Manuele, est celui de l’homme adulte qui, par conformisme, se doit d’aimer et de chercher à être aimé : Porporino échappe à cette obligation car par sa qualité même de castrat n’est-il pas maintenu dans un état d’enfance, hors des limites du désir et des souffrances du coeur ? Et parallèlement, si Feliciano se plaît à provoquer partout autour de lui des passions sans jamais s’attacher, toujours insaisissable, toujours inconstant, c’est bien parce qu’il représente une autre race de héros, celle qui traverse la vie comme une étoile s’amusant toujours et en tout, en amour comme sur la scène, des effets qu’il produit : l’admiration ou le désir des autres. Le refus du conformisme amoureux coïncide chez Porporino avec le refus de la norme, seul moyen pour lui d’être castrat et d’avoir « l’esprit castrat ». Tout l’amuse dès lors qu’il ne cherche plus à être acteur, il trouve donc la grâce hors du désir, en renonçant à utiliser ses yeux pour convoiter autrui ou le prétendu bonheur d’autrui, en refusant de se montrer sur scène et de se laisser désirer, dans l’ombre il connaît le bonheur du spectateur : il se retire donc de toutes les luttes pour mieux regarder et échappe ainsi à l’obligation de devenir un homme.
Porporino accède à la félicité suprême parce que, destiné à échapper aux contraintes ordinaires, il choisit de ne plus désirer et donc de reprendre à son compte la diatribe de don Raimondo contre « cet épouvantable cliché, qui force les hommes de se croire obligés de tomber amoureux d’une femme. » (p. 290). Cette condamnation, qui vaut pour toutes les formes d’amour, pour toutes les unions, est sous-tendue par une critique universelle de la culture du profit, du rendement. L’amour et l’idée de couple sont selon lui des inventions bourgeoises dont dépend l’avenir d’une civilisation. La philosophie de don Raimondo qui se veut donc avant tout individualiste, qui recherche la liberté mythique de l’homme n’est pas un avatar du stoïcisme 58 mais une pensée de l’échec justifiée par un idéal esthétique. Et cet idéal amoral, qui s’oppose à la nature 59 autant qu’à la culture, est montré par le romancier comme le raffinement intellectuel d’une civilisation entrant en décadence : le choix même de la situation historique du roman révèle cette volonté puisqu’il s’agit pour Dominique Fernandez de décrire dans Porporino la fin de la civilisation baroque et, avec elle, celle du temps des castrats. Le culte de l’inutile chassé de la vie par la raison du siècle des Lumières trouve certes refuge dans l’art à travers le romantisme mais il n’en reste plus que l’idée et sa représentation onirique, non plus son incarnation. Le refus du désir, les expériences fascinantes mais stériles de Raimondo, la culture de l’opera seria entrent dans cette lutte contre le conformisme et, par anticipation, contre la bourgeoisie et la politique du rendement et du profit, bref, contre les règles du XIX e siècle. À travers cette réflexion sur le désir, l’écrivain définit la place et le rôle de l’artiste dans la société et s’il a soin de choisir des époques de bouleversement c’est aussi parce qu’elles sont propres à mieux révéler les enjeux esthétiques et politiques de la question du désir.
Structurant la quête d’identité autant que la réponse romanesque à l’énigme du plaisir, le désir est ce que doit d’abord chercher à apprendre Friedrich dans son parcours initiatique. L’Amour, chronique initiatique du cheminement d’un jeune homme né en 1789, forme comme une suite à la réflexion sur le désir entreprise avec Porporino ; à la différence déterminante que le jeune héros, de souche bourgeoise, est né à Lübeck en 1789 et qu’il quitte sa fiancée et ses parents pour découvrir Rome, pour l’Art et pour son idéal de l’Amour Pur.
‘« Je veux l’Amour, je suis parti à la recherche de l’Amour », songe Friedrich sans aucune animosité contre son père, car il s’aperçoit que « le grand amour », la passion, déchaînée et sans frein, que son père condamne, n’est pas de son fait non plus. Ni l’ouragan ni la brise légère ne sont des métaphores qui l’attirent. S’il ressent le besoin, non pas de faire une certaine place à l’amour, délimitée par d’autres occupations plus sérieuses et contenue dans les tâches qui incombent au citoyen, mais de lui faire la place principale, et, mieux encore, de lui dédier son coeur, de lui consacrer son âme tout entière, il sait qu’un tel voeu est commun aux jeunes gens de sa génération, qui ont découvert dans la musique, illimitée par essence, la mesure des joies qui rempliront leur vie. Plus qu’un amour violent, il veut un amour pur, l’Amour, comme il l’appelle lui-même, en arborant sur ce nom banalisé par l’usage, comme une bannière qui flottera dans le ciel, la majuscule d’un « A » flamboyant. Pur, c’est-à-dire sans mélange, et ne reposant que sur la force de l’adhésion personnelle, à l’exclusion de tout agent extérieur. Mais tandis qu’il prononce mentalement ces mots, il ne peut s’empêcher de se troubler, de pâlir, car, de quelque tendresse qu’il soit attaché à Élisa, il commence à se rendre compte pourquoi il s’est enfui de Lübeck.Cette recherche d’un amour détaché du poids des conventions et surtout de celui des intérêts le mène donc à partir retrouver Franz auquel le lie un pacte secret qui ne tarde pas à prendre, pour Friedrich, les allures du désir. D’essence romantique, le rêve de l’Amour pur de Friedrich s’oppose aux lois sociales : ne pouvant trouver sa satisfaction dans les liens du mariage il cherche ailleurs cette vérité que réclame son âme, distinguant sa quête de l’Amour qui lui dicte sa fuite et la « tendresse » qui le lie depuis l’enfance à Élisa. Pour Friedrich plus encore que pour Porporino, la quête d’identité est étroitement liée à la question du désir, et ce n’est qu’au terme de son parcours initiatique qu’il découvrira qui il est et s’il est taillé à la mesure de son rêve d’un amour dénué d’intérêts. Justifié par son honnêteté intellectuelle et morale, le départ de Lübeck signifie le refus de changer un sentiment en un serment devant Dieu et les hommes qui n’exigerait pas de sa part un don de soi par un amour indépendant des institutions. L’incertitude d’aimer vraiment naîtrait selon lui de cette légalisation d’un amour, mais, là, apparaît la première contradiction de Friedrich : s’opposent en lui son besoin de posséder inhérent à son caractère anxieux et son désir de l’incertitude, d’un engagement amoureux qui, chaque jour, doit toujours être remis en question et doit être librement reconfirmé par les amants. La dualité entre l’idéal de la liberté et de la pureté et le besoin de « tenir » l’autre, d’être sûr de posséder l’amant, conduit à la recherche continuelle de preuves amoureuses, à une angoisse toujours plus aiguë et à la jalousie.
L’exemple de Friedrich, héros impuissant en quête d’un idéal qui n’est pas à sa mesure, dénonce le fossé qui peut se creuser entre le désir intellectualisé, rêvé, alimenté par une poésie romantique et la réalité du désir de l’être de chair. Et au-delà même des interdits qui pèsent sur son amour pour Franz, c’est sa capacité individuelle à vivre indépendamment des interdits, et surtout des règles, que remet en cause son aventure romaine. Par sa mort, Franz libère Friedrich d’une situation absurde dans laquelle son idéal de liberté amoureuse était bafoué, suspendu à une humiliante attente de l’acte sexuel, preuve toujours insatisfaisante. Et Franz, par amour, lui montre sa vraie voie, celle du retour à Lübeck, vers Élisa. Instinct de préservation, découverte au terme de son parcours initiatique de son identité réelle — celle d’un jeune homme incapable de vivre à la hauteur de son idéal du Beau —, ou simple couardise ? Friedrich renonce à la peinture, à sa vocation de peintre, en même temps qu’à l’Amour Pur, et échappe ainsi à la culpabilité de l’homme contraint de dissocier son corps et son esprit, d’assouvir dans les dangereux fourrés du Pincio ses désirs physiques et par l’art son culte du Beau, et de se laisser fasciner par sa propre figure de paria qui lierait la mort à l’amour et ajouterait au désir le plaisir du danger.
La position de don Raimondo s’oppose en effet sur un point essentiel à la définition de Sénèque du bonheur (« Celui-là est heureux, qui par raison, ne craint, ni ne désire », De la Vie heureuse, V, 1), car ce n’est pas par la raison mais par le rêve de l’indistinct et de l’abolition des limites que don Raimondo combat l’obligation au désir. Sa lutte ne s’inscrit pas dans une logique de résistance aux faiblesses humaines mais dans une quête de l’absolu sans but, sans utilité pour l’humanité, c’est donc un désir d’infini qui chasse le désir du corps, un plaisir abstrait de la quête gratuite qui nie le plaisir limité de l’homme, et en cela cette pensée se distingue aussi des philosophies matérialistes du XVIIIe siècle, qui, comme celles de La Mettrie, font du plaisir un art de vivre, mais, en ne considérant le plaisir que comme un pôle réel, une conséquence immédiate d’un désir, une satisfaction physique et spirituelle utile à la santé. (V. La Mettrie, L’École de la Volupté dans l’édition établie par Ann Thomson, volume intitulé De la Volupté, Paris : Desjonquères, 1996, pp. 146-7.)
Don Raimondo précise dans ces termes les raisons qui le poussent à exploiter son génie dans des expérimentations qu’il souhaite inutiles aux hommes : « Ma lampe ne serait pas maîtresse absolue de la nuit si elle facilitait à tel ou tel — il regarda don Manuel sans les yeux — la possession d’un objet nécessaire au repos de son coeur. / Il ne faut jamais me demander de venir à bout d’un obstacle pour ouvrir le chemin vers un but. / La nature a tracé des voies définies et mis partout des bornes, pour permettre aux hommes d’observer une ligne de conduite. / Moi, je supprime les limites, pour le seul plaisir de rêver. » (p. 244)