4) Le désir coupable

Né différent, avec une puissante fascination pour la marginalité, se sentant lui-même dans une situation d’exclu, le héros fernandezien est un enfant puis un homme qui refuse le plaisir autorisé, qui désire en plus du plaisir le frisson du danger et de l’interdit. De l’enfant qui disparaît de la fête à l’homme qui s’enfonce dans la nuit pour rechercher l’aventure voluptueuse et sans lendemain, il n’y a pas de différence. C’est la même tension, le même désir paradoxal.

‘La partie s’organisait. Nous nous divisions par équipe. Les autres trépignaient d’impatience et criaient. Moi, je m’éclipsais. Non qu’une envie, aussi forte que la leur et rendue plus poignante par la décision que j’avais prise de la refouler, ne me poussât vers le jeu. Mais je savais aussi que la jouissance en serait pour moi plus pleine et plus complète si, m’étant volontairement exclu de la partie, je me contentais d’en avoir les échos.
Une fois dans ma cachette — je la choisissais de manière à ne perdre aucune péripétie du jeu — rien ne me jetait dans un trouble plus vif que de m’entendre appeler par mes camarades et de penser que je n’aurais eu qu’un geste à faire pour leur rendre ma présence, retrouver leur chaleur. Et quand fatigués de me chercher en vain, ils avaient commencé entre eux, j’attendais en tremblant qu’ils frôlassent ma cachette, mais je ne me trahissais pas, pour prolonger jusqu’au soit la satisfaction que je prenais à maintenir hors de portée ce bonheur si facile à saisir.
Aube, pp. 37-9.’

Ce besoin de s’exclure du jeu dévoile les tensions préexistantes à la condition du plaisir clandestin recherché par l’adulte : le refus du plaisir des autres, du plaisir facile, — conséquence d’un réflexe auto-punitif et aussi de la conscience aiguë d’être différent, à part, — conduit Jean à une autre forme de délectation plus raffinée que le plaisir de jouer avec les autres, celle d’attendre, seul dans son repaire, celle déjà du désir et celle aussi d’être désiré. La situation du clandestin, redoublée par celles de victime volontaire et d’être supérieur, met en valeur la puissance du seul désir non déçu mais insatisfait, le plaisir et la souffrance de ce désir.

Dans le cheminement désirant de Pier Paolo, on retrouve d’ailleurs les mêmes tensions et les mêmes motifs : plus que le plaisir, c’est le désir de la clandestinité qui motive sa quête du plaisir, le besoin d’être coupable par la nature et la forme de son désir. Après la tendre amitié avec Svenn agrémentée de pratiques artistiques et baignée dans une ambiance toute bucolique, Pier Paolo quitte le Frioul pour gagner Rome et découvrir de quoi seront faites désormais ses amours. Svenn représente l’idéal de l’amour, le seul amour concevable pour Pier Paolo, mais aussi l’impossible amour, celui qu’il ne peut accepter de réaliser sur terre, refusant ce plaisir comme Jean enfant renonce à prendre part au jeu des autres, laissant imparfaite sa vie, insatisfait son désir d’amour.

‘« Svenn ! Svenn ! » murmurais-je. Cette activité qui m’avait soutenu me semblait soudain dérisoire. pour qui ces poèmes s’il ne les lirait pas ? J’alignais des mots pour oublier la seule syllabe dont la magie, trente après, fait encore trembler ma plume. Savais-je que j’avais perdu l’unique amour de ma vie ? Nous ne nous sommes plus revus. Devenu un bon peintre, il m’a demandé de lui rendre visite à Udine. J’ai éludé son invitation. Non, Svenn, nous nous retrouverons un jour dans le seul monde qui soit assez grand pour contenir notre amour, quand je serai las de t’avoir cherché en vain sur cette terre. Ange, p. 160.’

Éluder l’invitation, c’est en fait renoncer à l’espoir de l’amour heureux et tirer définitivement un trait sur la période du paradis frioulan. Pier Paolo trouve, lui aussi, par désespoir et par besoin d’entretenir sa souffrance, son refuge personnel hors du plaisir tranquille, de l’amour possible. Son engagement politique — « Le lundi, départ de Svenn pour Padoue. Le jeudi, je pris ma carte du parti communiste » (p. 155) —, sa descente dans une vie sentimentale désordonnée et clandestine sont autant d’étapes que l’on retrouve comme les jalons du destin d’un homme qui se veut hors des normes, et se choisit un désir du danger, de la clandestinité. Rien de rationnel dans cette suite de décisions seulement commandées par l’émotion et la douleur. Pour oublier cette douce et chaste relation pastorale, Pier Paolo recherche ce qui s’y trouve le plus opposé et s’invente une sensualité, un érotisme, entièrement fondés sur le besoin de se guérir de son désespoir amoureux non par le désir du bonheur mais par son renoncement.

‘D’amour il n’était pas question lorsque, après l’horaire, il m’arrivait de m’attarder avec un jeune dans les allées obscurcies de l’ancien parc et de me laisser entraîner vers cet endroit secret dans le fond où les feuilles mortes de la décharge, selon les recommandations du joueur de flûte, nous offraient un refuge naturel. Inutile de chercher qui prenait l’initiative d’une visite dans le taillis. Un échange de regards, de sourires, une cigarette fumée à deux sans parler : pacte conclu. Je n’aurais jamais songé à attirer contre son gré un de mes élèves, ni à en suivre un dont l’aspect déjà viril et la présence d’un début de barbe au menton ne m’eussent pas certifié la pleine responsabilité de son choix. Nul ne put se vanter d’être allé deux fois avec moi dans le fourré. Par fidélité à Svenn, je ne voulais m’attacher à personne. Je n’apportais aucun cadeau en appât.
Dans le dépotoir du jardinier, nous trouvions des feuilles mortes en décomposition, des pommes de pin pourrissantes, des papiers sales, des gravats apportés du mur d’enceinte en réfection, des mottes de chiendent, des capsules de Coca-Cola et des bouteilles vides provenant de la buvette du dimanche. Ce lit de détritus t’aurait paru inconfortable : à moi il causait une excitation particulière, telle que ni matelas ni paire de draps blancs ne m’en a procuré par la suite. Ibid., pp. 163-4.’

Période de confusion extrême qui lie à jamais, et dans le plus grand désordre intérieur, l’engagement politique, la provocation de la société et le désir, la sensualité. Après avoir abandonné le rêve séraphique du bel amour avec Svenn, Pier Paolo n’a de cesse de se punir en s’interdisant le repos d’une relation stable, en s’exposant au danger de rencontres d’un soir. Les sanctions de ce comportement ne se font pas attendre : il est exclu du parti communiste et chassé de l’enseignement, contraint à fuir Casarsa. Mais malgré ces événements, il demeure incapable de se donner la liberté d’être ce qu’il est, car, bien que se croyant en quête du Paradis, il ne se donne jamais que la punition de son désir. C’est, avec Pier Paolo, l’illustration exemplaire d’un type psychologique : « la honteuse », mot qui désigne celui qui n’a pas le courage d’assumer son désir et de le vivre librement, qui a besoin de se cacher, de profiter de la nuit pour le satisfaire et qui lie à son désir comme des nécessités la punition, le besoin d’être déchu et mis au ban de la société.

Les personnages de « honteuses 60» sont nombreux dans les romans de Dominique Fernandez, ils sont à la fois ceux qui prennent des risques pour désirer — Friedrich et Canova qui s’enfoncent dans le Pincio pour étancher une soif ambiguë auprès de prostitués, Pier Paolo qui choisit le peuple des bassi, Winckelmann victime de son désir et de son mensonge — sans jamais avoir le courage d’accepter leur identité, et ceux qui courent après la punition de leur désir. Les raisons du choix du partenaire occasionnel éclairent cette conduite suicidaire et montrent ses conséquences. Au désir qui ne peut s’avouer ne peuvent correspondre l’ange (Svenn ou Franz) ni l’égal. Pour mieux s’humilier le héros choisit un garçon non seulement différent mais inférieur, moyen de se brimer moralement et de maintenir hors de portée, intact, son idéal esthétique de l’amour : pour Pier Paolo, « Giorgio R..., dix-sept ans grêlé, joufflu » (Dans la main de l’Ange, p. 164), pour Friedrich, un « garçon à l’encolure de taureau et au faciès patibulaire qui exerçait pourtant sur lui une inexplicable séduction » (L’Amour, p.384), pour Winckelmann, un « homme aux traits manifestement insignifiants [qui porte] les marques peu séduisantes de la petite vérole. » (Signor Giovanni, p. 25).

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Le désir, qui, en lui-même, contient déjà le ferment du plaisir d’une situation ambiguë parce qu’elle met en péril et confronte à la mort, est le ressort même de l’esthétique fernandezienne, sa composante la plus subtile, qui la fait échapper aux banalités crues de l’érotisme sans réflexion et la fait accéder, par une visée proprement mythique, à ce qui fonde toute grande oeuvre originale : l’art de poser l’éternelle question de l’identité et celui d’y répondre par d’autres questions, propres à la nature de ses héros, liées à l’époque et à la société auxquelles ils appartiennent.

‘Nous courions moins après notre plaisir qu’après notre châtiment. La précarité des rencontres, le risque de « l’outrage public » si on tombait sur un flic, la peur du chantage, la détresse de se retrouver seul dans la rue, les questions sans réponse qui se levaient en foule : à quoi bon ?, jusqu’à quand ?, pour en arriver où ?, l’angoisse secrète de vieillir et d’être laissé pour compte : voilà le prix qu’il fallait payer pour soixante secondes d’euphorie. Étoile, pp. 198-9’

Sondant les dimensions poétiques, politiques et personnelles du désir à travers le destin de ses personnages, Dominique Fernandez explore un monde secret, celui des fantasmes et des pulsions, celui des sens. Et s’il a fallu procéder en deux temps, pour chercher l’image et le sens du désir dans cette oeuvre, montrant d’abord le désir de conformisme qui est aussi le faux désir du personnage, le désir facile, celui en lequel il voudrait croire, adolescent, puis son désir authentique, naturel, lié à la marginalité et à la clandestinité parce qu’interdit par la société, n’est-ce pas parce que, profondément binaire, l’univers romanesque nous propose de suivre le destin d’hommes déchirés par leur duplicité, d’une part leur foi dans un idéal et d’autre part leur besoin de rester dans l’interdit ? Cherchant à montrer ce qu’est pour lui la littérature, ce que devraient être son rôle et sa place face à l’esthétique du désir, le romancier a écrit :

‘[...] le sexe est ce qu’il y a de moins intéressant, de moins important dans une culture homosexuelle. L’homosexualité n’a un rôle à jouer dans l’histoire générale de la culture que pour la fonction symbolique qu’elle exerce, comme refus de la normalité (mais pas seulement de la normalité sexuelle), choix de la marginalité (mais pas seulement de la marginalité sexuelle). L’homosexuel n’est pas seulement quelqu’un qui couche avec des garçons au lieu de coucher avec des filles ; c’est aussi (du moins l’homosexuel qui réfléchit sur son destin, qui contribue à la culture homosexuelle) quelqu’un qui sent et pense différemment de la masse de ses semblables, quelqu’un qui se tient en retrait, qui n’admet pas les valeurs en cours, quelqu’un qui se désolidarise de son temps, de son pays, qui cherche en-dehors des chemins battus par l’opinion, quelqu’un que ne satisfait pas l’ordre en place et qui aspire sans cesse à un autre monde, à un ailleurs inconnu.
Mis au ban de la société, l’homosexuel est en mesure de la critiquer, d’en dénoncer les travers, les vices, les ridicules, ou simplement d’en démonter les rouages avec une lucidité refusée à ceux que l’ordre en place avantage61. ’

C’est parce que l’homosexuel fait partie d’une minorité marginale, indépendante et menacée par les lois de la société, parce qu’il est exclu par la majorité, qu’il représente aux yeux de Dominique Fernandez un intérêt esthétique, qu’il peut devenir le sujet de sa création. C’est donc bien par la notion même d’interdit, liée au désir, que l’homosexualité trouve sa raison romanesque pour lui. Mais reste à savoir si ce thème littéraire du réprouvé par la nature du désir n’est pas lié au besoin de l’auteur de construire un mythe de la clandestinité et une culture de la faute, qui, à partir de l’image du père, trouveraient sa filiation dans l’homosexualité. Et de là, il faut se demander quelle est la place du masochisme (et, s’il en a une, quel est son sens) dans cette quête du désir de l’interdit, de la culpabilité et de la faute.

Notes
60.

Le mot de « honteuse» apparaît pour la première fois sous la plume de Dominique Fernandez dans L’Étoile rose (pp. 94-5) ; appartenant au vocabulaire homosexuel, il désigne par autodérision, et donc pour s’en guérir, le complexe de celui qui réprime ses désirs de crainte de se voir exclu de la société ou qui, par une attitude couarde, lie sa sexualité à son complexe et ne peut trouver sa satisfaction que dans des situations humiliantes avec des prostitués ou des êtres indignes de lui, pour lesquels il n’éprouve pas d’amour mais un sentiment ambigu qui mêle la peur à la fascination, le désir à la mortification.

61.

Extrait (pp. 20-1) de la préface (« Grandeur et décadence de la culture homosexuelle ») de Dominique Fernandez à l’anthologie de Michel Larivière, Les Amours masculines (texte repris dans Le Rapt de Ganymède).