CHAPITRE VI : LE MASOCHISME EN QUESTION

Si l’on s’en tient au dictionnaire le masochiste est défini par le goût qu’il prend à éprouver des souffrances physiques, par son incapacité à vivre et à connaître le plaisir autrement qu’en souffrant dans sa chair. La douleur physique devenue condition de la volupté, le masochiste ne peut que rechercher des situations extrêmes et paradoxales pour trouver toujours plus de plaisir et plus de souffrance. Vivre dans l’angoisse de la mort et par la violente volupté éprouvée grâce à cette angoisse, ce n’est plus seulement vivre mais exister dans l’instant terrible et fascinant de la transformation de soi-même en un autre, de la crainte de la dépossession dans l’acte amoureux. L’ambiguïté profonde du sujet tient au lien inextricable des pulsions de libido et de destrudo et aux valeurs profondément antagonistes qui fondent le masochisme : plaisir et souffrance, amour et dégoût de soi, mépris et recherche des autres.

Or, à cette dimension psychiatrique retenue par les psychanalystes qui ne peut s’appliquer qu’aux cas de perversion sexuelle ou sensuelle, par extension, le langage courant donne un sens plus large, et la notion de masochisme est non plus seulement liée aux actes mais aux attitudes et comportements du masochiste, non plus seulement déterminée par des manies ou des stratégies sensuelles mais par la constitution d’une pensée et par une attitude particulière face à la vie. Ce glissement du mot du domaine médical au sens commun ne peut être négligé, car pour les psychiatres aussi, le masochisme tend à recouvrir une signification de plus en plus large. Dans L’Échec de Pavese, Dominique Fernandez choisit d’ailleurs d’employer le mot dans son acception large :

‘Il faut employer avec la plus grande prudence ce mot galvaudé. Toute perversion sexuelle mise à part, nous considérons avec Théodore Reik, le masochisme comme “une attitude spéciale envers la vie, ou un type de comportement social : celui qui consiste à se réjouir de sa propre souffrance, ou de son sentiment d’impuissance devant la vie” (Reik, Le Masochisme, p. 12). Mais, même pris dans ce sens large, le mot masochisme n’est peut-être pas celui qui convient le mieux au cas de Pavese, en effet, il s’agit autant de non-résistance à la souffrance et à l’échec que d’attirance proprement dite. Il entre autant de défaitisme que de masochisme dans cette attitude.
Pavese, pp. 427-8.’

Dédouaner le masochisme de la sexualité (« toute perversion sexuelle mise à part ») entraîne l’absence du corps dans le débat sur le masochisme sans pour autant en régler la question car, souvent, pour le lecteur des romans de Dominique Fernandez, le premier réflexe consiste à considérer comme masochistes leurs héros — mais qu’en est-il en fait de leur prétendu masochisme concret ou métaphorique ? Et, si le masochisme est le terme qui convient pour définir leur « attitude spéciale envers la vie », quelle en est alors la genèse, quelles en sont les raisons et les causes ?

En fait, ainsi déplacé dans une sphère intellectuelle, ce masochisme se trouve bien loin de sa notion originelle et la forme même des oeuvres littéraires créées ou étudiées par Dominique Fernandez — ici celle de Pavese, ailleurs celles de Nicolas Gogol, de Mishima ou de Pier Paolo Pasolini — se distingue fondamentalement des récits d’un masochiste tel que Sade, dont le seul sujet et la seule matière littéraire ne tiennent qu’à la provocation morale par le sexe. Ni catalogues, ni relevés, ni descriptions complaisantes dans cette oeuvre où le masochisme, loin de n’être que l’antienne sujet des Cent-Vingt Journées de Sodome 62, est avant tout une source d’interrogation, le motif d’une réflexion sur une énigme psychologique. Et parce que le corps a ici une place presque marginale ou du moins accessoire, qu’il est tout au plus le moyen de manifester et de signifier des changements intérieurs, le héros ne peut être essentiellement masochiste mais ne le devenir que par incidences.

Tout l’intérêt de la question du masochisme est porté et justifié cependant par une nécessité morale héritée d’un certain jansénisme (ou du moins d’une rigueur morale) qui fait du corps un objet d’effort contre le laisser-aller et par un cheminement non seulement psychologique mais aussi idéologique et politique. Parler du masochisme, d’une certaine forme de masochisme, ce n’est donc pas seulement évoquer la volupté paradoxale éprouvée dans la transgression du plaisir admis et autorisé, la volupté engendrée par la douleur, mais c’est, le considérant à travers les héros de cette oeuvre, tenter de saisir les raisons de ses manifestations, sa signification et ses limites.

Notes
62.

Loin de ressembler au récit fondé sur une répétition et sur un recensement des actes sexuels blasphématoires de Sade, le récit romanesque chez Dominique Fernandez est le lieu de l’exposition d’une énigme psychologique : pourquoi tel personnage, fort de toutes les qualités intellectuelles propres à faire d’un homme une personnalité admirée et même de talents rares, choisit-il de ne pas exploiter ces dons ? Quel secret peut le pousser à s’exposer au danger de la réprobation sociale ? Autant le personnage sadien n’existe que par les limites de son corps et de son sexe, seuls vecteurs d’une pensée qui rappellent sans cesse en les niant les règles de la religion chrétienne, autant le corps pour le personnage fernandezien est accessoire et anecdotique : la description d’un corps abîmé, meurtri ou dégradé n’étant le plus souvent que l’ultime moyen de signifier et de manifester l’enjeu moral du masochisme tel qu’il y apparaît.