Fondé sur une alliance de termes et plus fortement encore sur des notions antagonistes, le masochisme définit un comportement équivoque et ambigu qui met en danger l’homme, l’exposant non seulement à la réprobation sociale mais à la mort. Et ce sont justement des termes contradictoires, des oppositions profondes qui constituent la psychologie du personnage fernandezien faut-il alors voir dans cette coïncidence l’indice d’un certain masochisme ?
‘Je mourais, j’étais mort, quel glaive m’avait donc transpercé ? Je crus d’abord, pouvoir me tromper sur la nature de cette chose que je perdais en abondance sous mes vêtements : peut-être du sang ? Peut-être cet homme, armé à mon insu, avait-il ouvert dans mon ventre une plaie, par où s’écoulait le principe même de ma vie ? Mais non : impossible de ne pas reconnaître, à la foudroyante perfection de mon plaisir, l’infamie innommable dans laquelle je venais de tomber.Certes, la comparaison d’un instant voluptueux à une petite mort n’est pas originale en soi, mais propre à la représentation littéraire de l’amour charnel ; toutefois, replacée dans le contexte romanesque, elle donne les éléments qui fondent la notion d’amour, de plaisir et d’érotisme de David. La construction même du passage est révélatrice de la volonté de comprendre et d’analyser du héros : de victime passive, David devient son propre juge et c’est à cet instant précis de l’intellectualisation de la scène initiale d’un érotisme furtif que surgissent les concepts d’une volupté paradoxale. L’organisation de cette introspection mérite un examen minutieux : les phrases interrogatives d’abord, premier mouvement de cette analyse, de cette quête du sens, mais aussi de l’hésitation primordiale entre le plaisir et la mort, entre le trivial (et même l’abject) et le noble ; l’ordre lexical, commandé lui aussi par le doute du héros, décrit une oscillation entre le noble (« glaive », « du sang », « le principe même de ma vie »), le tragique (l’emploi du passif : « m’avait donc transpercé »), et le vulgaire (« cette chose », « mon ventre »), oscillation qui se résout par l’antinomie absolue, par la conceptualisation du plaisir : « foudroyante perfection de mon plaisir, infamie innommable ». Héros tragique ou héros romantique, emporté et révélé par la fulgurance du désir d’un autre, David trouve la confirmation d’un pressentiment : le récit de cette scène est la vérification par l’esprit de sa prédestination pour une théâtralité crépusculaire du plaisir et pour son inclination à la mortification. Ses plus anciens fantasmes retrouvés et justifiés par cette réalité prennent place dans le récit analytique et autobiographique où le débat de conscience né avec le plaisir se double d’un débat de nature esthétique, fruit de la représentation fantasmée du plaisir.
La quête d’un mode d’existence liée au désir d’une perfection esthétique conduit à la notion de combat non pour la conquête du bonheur mais pour celle d’un absolu. Les héros fernandeziens ne sont donc pas dépourvus de morale mais forts d’une morale paradoxale, exigeante et mortifiante. Cette ligne de conduite rigoureuse coïncide avec la recherche de sensations étranges, nées d’une volonté de s’extraire des comportements ordinaires, sources d’un plaisir moral, de la satisfaction intellectuelle de se sentir au-delà de la condition des autres hommes.
‘Enfin il saisit la lime à ongles et l’introduisit dans sa bouche. L’acier rugueux grinça contre l’émail des dents, et lui procura ce plaisir insoutenable, après quoi il lui parut qu’il n’avait plus rien de bon ni d’heureux à attendre de personne. Il savait qu’il agissait mal mais il ne pouvait s’empêcher d’aller toucher avec la lime, jusqu’au fond de la mâchoire, les molaires une à une, afin que tout ce qu’il entreprendrait plus tard dans la journée, eût la saveur vitreuse du métal froid.Dès le début de son premier roman, Dominique Fernandez met en place cette stratégie du refus du bonheur et fait du raffinement psychologique d’Henri l’intérêt essentiel d’une oeuvre qui repose sur l’énigme de la négation de la vie. On voit ici comment l’intellectualisation du rapport au monde est liée à une sensation. Plus que la douleur, le désagrément est le but d’Henri, et, sans que les raisons de son refus de la volupté soient exprimées, le processus de l’enfermement en soi-même est décrit avec un souci de réalisme. C’est à partir d’une expérience banale du déplaisir qu’Henri fonde sa morale du désespoir. Des sensations physiques : ouïe (« grinça »), toucher (« l’acier rugueux ») et goût (« la saveur vitreuse ») servent donc de stimulation à la pensée du désespoir, à la fascination de l’échec. Il s’agit de faire surgir en son corps de puissantes sensations propres à éloigner la volupté ordinaire, afin de créer un nouvel érotisme, solitaire et individuel, la forme unique d’une esthétique intime et égocentrique.
Pourtant, le pas n’est pas franchi. Henri est un personnage profondément immature, et ce à double titre. Moralement d’abord, son geste paradoxal n’a qu’une signification restreinte, purement personnelle et individuelle, sa provocation n’a aucune conséquence sur son rapport aux autres puisqu’il a soin de limiter ou d’anéantir toute relation particulière. Ne l’exprimant pas, ne la dévoilant jamais, il ne met donc jamais en danger sa pensée de la vie et préserve par l’opacité poétique du mystère le mobile de ses actes. Sans signification et sans conséquences réelles — tout est commandé par Henri, tout répond à ses ordres logiques — les actes d’Henri sont en fait ceux d’un enfant doué, égocentrique et charmé par ses propres ressources, incapable donc de découvrir ce qui l’entoure, d’initier un dialogue avec le monde. Protégé par ce double statut d’enfant (apparent dans ses propos : « il agissait mal ») et de démiurge (par l’adéquation de sa volonté à la réalité), Henri est aussi immature esthétiquement. Trop parfait, il reste en-deçà de l’homme et donc du héros de roman, il n’est au mieux qu’un prototype (il annonce les débats qui agitent les héros ultérieurs) sans jamais être un protagoniste : sa lutte, auto-érotique, sans l’exposer au monde ne peut le compromettre ni l’offrir à la critique d’autrui. Échappant au dialogue, il échappe à la vie, prisonnier volontaire d’une stratégie sensuelle qui n’est qu’une célébration de soi-même.
Henri révèle cependant les questions qui animent Jean, John ou Étienne : la conviction d’être plus riches d’un secret et d’une mystérieuse différence que d’une éventuelle délivrance, le refus d’une solution qui leur soit extérieure. Il y a là, fortement soulignée dans leur expérience du monde, une inversion essentielle (et non pas une perversion) du rapport ordinaire à la morale et à la vie. L’auto-érotisme d’Henri, le monologue désespéré de Jean, les fuites de John ou la passion analytique d’Étienne fondent un discours personnel et individualiste, renforcent la volonté d’échapper au dialogue, c’est-à-dire à l’éventuelle remise en question par la confrontation de leur singulière conception de l’existence à un regard différent. Leur égocentrisme, s’il est un instant ébranlé par la rencontre de l’autre et par l’esquisse d’un dialogue, ne sort que renforcé d’une quête verrouillée par la parole et le non-dit.
‘Les êtres tourmentés ont pour meilleur refuge l’artifice, le manque de goût, la laideur prétentieuse qui règnent dans certains lieux. [...] De toute chose positivement belle et bonne, dont ils se jugent, par un pressentiment infaillible, exclus pour toujours, ils recherchent obstinément l’envers. Puisqu’ils ne peuvent satisfaire leurs plus profondes aspirations vers le bonheur, vers l’amour, vers la libre et harmonieuse jouissance de leurs facultés, puisqu’ils sont contraints à errer par des chemins qui ne mènent jamais à la délivrance, ils préfèrent s’abîmer tout de suite et se dégrader dans la poursuite de plaisirs méprisables — qui ne sont pas des plaisirs pour eux, mais de tristes corvées où ils usent leurs dernières raisons de croire. Écorce, p. 60. ’Caractéristiques dans ces lignes, bien sûr, la définition du culte de l’échec, la détermination et la caractérisation de l’inversion de la notion de vie, mais plus encore, essentielle et patente, cette nécessité de faire d’un comportement une règle infaillible. Inutile sans doute de relever ici tous les procédés stylistiques de ce discours de vérité générale (l’utilisation du pluriel, du présent et de termes génériques) car au-delà de cet aspect formel de la recherche de la vérité, c’est en fait sa qualité morale et sa valeur psychologique qui en forment l’intérêt. C’est en accordant son sens le plus limité au mot inverti que l’on peut le mieux cerner le sens et la fonction de cette attitude existentielle. Dans une acception débarrassée de la signification strictement sexuelle qu’a voulu lui conférer Charcot et en lui redonnant sa définition première — l’inversion désigne le comportement contraire par excellence —, il faut ici comprendre l’inverse de la généralité, l’inverse de la norme non par besoin de se distinguer mais par un profond et puissant sentiment de différence. Cette « recherche obstinée » du contraire, de l’inverse trouve ses origines dans un paysage psychologique particulier et donne lieu à une exploration esthétique idéale riche d’une mythologie et d’une idéologie car, dans cette tension du héros, tout est sensible qui est considérable et rien de vain ou de futile n’est considéré.
Le romancier a soin, dans son premier mouvement, de décrire plus que d’expliquer cette rage et cet appétit du contraire, de susciter une fascination pour les invertis, c’est-à-dire pour ceux qui renoncent à la quête du bonheur par certitude, « par un pressentiment infaillible », pour se vouer à un culte satisfaisant de l’échec. Ils mettent en oeuvre une stratégie efficace qui les rend inaccessibles à toute pensée ordinaire : ils échappent au monde et aux autres non par goût du renoncement mais par celui de la fuite. Une philosophie et une morale sous-tendent cette volonté en les rappelant à l’ordre rigoureux du voeu de mortification qu’ils ont prononcé pour éviter de sombrer dans la lâche facilité du bonheur ou du plaisir normalisés, dans la comédie de la société.
Convaincus de devoir demeurer seuls et incompris à tout jamais, ces héros de l’échec recherchent la confirmation systématique de leur désespoir, ils deviennent les artistes et les génies d’un art du dépouillement qui n’a de cesse de glorifier la perfection de leur absolu par opposition à la relativité de la quête triviale et ordinaire du bonheur. Si masochisme il y a, ce masochisme est alors entièrement contenu dans le refus de n’accepter que ce qu’Isabelle nomme dans sa prière finale « un pain quotidien » (p. 225), la joie ordinaire, le plaisir simple et minimal, ces vertus essentielles et naturelles dont les héros ne veulent ni ne peuvent se contenter. Les prétentions d’Henri le contraignent à une recherche plus exigeante et plus volontaire : son idéal est en dehors d’Isabelle et au-delà de la condition humaine ordinaire. Le désir éprouvé pour Christian, amour homosexuel qui n’est jamais clairement révélé (passion distincte de ce que nous avons nommé « inversion »), justifie, parce qu’il ne peut être satisfait aux yeux d’Henri, l’obstination dans la mortification, le besoin de souffrir et d’abîmer la simplicité des petits plaisirs et le respect rigoureux d’une résistance formée comme un voeu de renoncement à toute tentation.
L’attitude d’Henri à l’égard d’Isabelle et de Christian, celle de Stéphane vis-à-vis de ses parents ou encore celle de John en face de Dora et Giorgio, sont donc nécessairement des actes d’agression dirigés contre soi-même avec, pour but, la punition d’un laisser-aller à une voie intermédiaire — la tolérance ou le faux rapport amoureux. Entré dans l’inquiétante spirale de la marginalité, le protagoniste joue alors dans les rapports qu’il initie avec les autres son amour-propre et sa fierté. En effet, ce masochisme, fruit de l’inversion des relations conventionnelles et admises, crée une morale rigide et infaillible que ces personnages se doivent de respecter scrupuleusement. Devenus ainsi créateurs d’un dialogue éthique fondé sur leur personnalité et sur leur identité, ils sont tout à la fois acteurs et juges de ce code du refus de la vie, du renoncement aux voluptés ordinaires et bornées par les lois communes. Coupés des autres par leur différence qu’ils ont parfaite (une différence naturelle d’abord, due à la qualité homosexuelle de leur désir, puis, à partir de cette différence qu’ils estiment indicible et qu’ils considèrent comme une prédisposition au malheur, l’édification d’une morale qui durcit en refus du plaisir leur incapacité à aimer et change leur mal-être en source d’orgueil, en victoire sur la règle sociale de la majorité) ils se savent plus riches en fait d’une lutte engagée contre eux-mêmes, contre leur tentation de renoncer au combat avec le monde afin de ne pas se soumettre à l’obligation d’aimer la vie et de rechercher le repos dans la réussite sociale.
‘Ni Stéphane ni moi ne voulions ressembler à ce bouquet de palmes que Mme Athanazy faisait pousser dans son salon, qui s’arrangeaient toujours pour contourner les obstacles et tendre vers la fenêtre, par où elles absorbaient voracement la lumière, la face grasse et luisante de leurs tentacules. Le pot changeait de place, la plante changeait de direction. Cet entêtement à croître, à trouver chaque jour la position la plus avantageuse pour l’épanouissement, me causait une sorte d’horreur; et je regardais avec haine le tas de racines grouillant à fleur de terre d’une sève chaude et avide. L’idée que des lois naturelles régissent notre destin et que, tels de bons végétaux se développant quoi qu’il arrive, le terme infaillible de notre aventure soit l’accomplissement, ni Stéphane ni moi ne pouvions l’admettre. Gogol, pp. 208-9.’Cette critique acerbe révèle le refus du conformisme et dénote, plus qu’une marginalité profonde, le besoin d’être repoussé hors des franges de la société, la nécessité intérieure d’être marginalisé. Plus qu’asocial, le comportement d’Étienne et de Stéphane se veut la transgression des lois naturelles et le combat individuel contre le culte de la nature loué par le bon sens et la civilisation moderne dont le mot d’ordre est la recherche non pas du bien-être personnel mais du profit. Cette critique veut dénoncer aussi la confusion entretenue par les hommes entre la végétation — d’où l’importance accordée à cette métaphore végétale reprise dans La Gloire du Paria 63 — et l’existence humaine. Le refus de vivre comme les autres, comme tout organisme vivant mu vers la vie par instinct, se manifeste comme une attitude profondément provocatrice, comme un défi d’autant plus radical qu’il n’est pas tû mais exprimé et revendiqué comme matière de la création.
Repousser la nécessité de « croître » au nom du culte de l’échec et d’une vocation pour le malheur a pour conséquences, d’une part, l’édification d’une culture marginale et qui se revendique anormale et, d’autre part, l’opposition de ce qu’il convient d’appeler des faits de culture et des faits de nature. Le raisonnement anti-conformiste crée par goût exclusif de l’effort et de la tension un art en opposition à la recherche naturelle du bonheur et même du bien-être. Il ne s’agit pas d’être raisonnable, de chercher son avantage mais de lutter pour un idéal contraire aux lois naturelles. L’homme asocial se manifeste d’emblée comme un paria indépendamment même de son secret. Cultiver sa différence comme une provocation à l’égard de l’idéologie du confort, faire de sa souffrance une matière d’oeuvre d’art, l’expression esthétique d’une vérité sous la forme d’une énigme, place son auteur non sous le signe du renoncement ou de la complaisance mais sous celui de l’exigence et du refus. Refus des autres, refus du bonheur, refus du bien-être, refus d’être un homme et de choisir une fonction sociale. La douleur entretenue peut être un indice de masochisme mais, ici, n’est-elle pas, d’abord, une des couches du masque qui voile les réels motifs de cette attitude fondamentalement contestataire ?
Ainsi les principales attitudes contestataires relèvent de cette intention d’échapper et de s’opposer à un fait biologique que la société a voulu changer en loi par le biais de la religion, de la politique ou des codes de moeurs. La fascination pour le culte de l’échec, pour les idéaux esthétiques et les excentricités de l’art baroque, l’amour porté aux grands héros des romans russes, ces « âmes mortes », perdues non par leur incapacité à s’adapter aux nouvelles règles d’un monde imposant les lois uniformes du rendement mais par leur opposition à ces faux progrès sociaux liés aux dogmes de l’utilitarisme et du profit. Les héros fernandeziens existent à part entière comme des héros parce qu’ils transgressent cette loi commune de l’utilité de la vie, parce que leur existence entre dans le projet esthétique de leur oeuvre, parce que le beau, le rêve et l’éternité l’emportent toujours pour eux sur l’utile, le profitable et la durée. Le défi de Prométhée avait dimension mythique, celui des personnages suicidaires des romans de l’échec se voulait personnel et individuel, celui du Duc de Sansevero est de nature tout à la fois philosophique, scientifique et esthétique — il offre la synthèse parfaite du projet littéraire de Dominique Fernandez : personnage appartenant à une élite sociale et intellectuelle, tous ses actes s’ordonnant dans une visée de dénonciation ; par sa vie et par son oeuvre, il veut abolir les notions de but et désigner ainsi la médiocrité d’un monde qui a perdu le sens de la gratuité : « Moi, je supprime les limites, pour le seul plaisir de rêver » (Porp., p. 244).
Ce plaisir de rêver, volupté et privilège d’une élite, loin de légitimer la vacance ou de justifier « le plaisir idiot de se tourner les pouces64 » est, en même temps qu’une transgression des devoirs économiques et sociaux prescrits par la civilisation moderne qui veut que l’homme agisse pour obtenir quelque amélioration de sa condition, le refus de la fonction sociale, le mépris de l’individu pour la contribution qu’il est censé apporter au fonctionnement de la Cité. Industrieux, ingénieux, savant même, le prince, parangon de cette ville championne du laisser-aller, ne cache pas ses talents mais prend soin au contraire de ne participer à aucun progrès par ses inventions : son rêve personnel est une création qui refuse de devenir une production, sa lampe perpétuelle, symbole de son oeuvre, doit demeurer cachée, inutile et inexploitée. Porporino, par sa qualité de castrat, est lui aussi une part du rêve du prince, la part humaine de son désir d’inutile.
‘— Ô misérable société des humains ! s’exclama-t-il tout à coup. Chacun de vous mesure sa réussite au petit lopin de terre qu’il arrive à se découper. Mais toi, Porporino ! Toi, tu n’es d’aucun sexe, c’est-à-dire que tu réunis les deux sexes à la fois. Toi, tu n’accèderas jamais à un rang social défini, c’est-à-dire que ta place sera partout à la fois sur la terre. Toi, tu n’atteindras jamais à la maturité, c’est-à-dire que le temps de ta vie humaine ne sera pas disjoint du temps infini de l’univers qui ne connaît ni âge, ni degré, ni évolution, ni épanouissement ! Enfant ou vieillard, homme ou femme, qui es-tu ? Toi, tu n’es nulle part, tu n’es personne, tu n’es rien, c’est-à-dire que tu es tout ! Sais-tu, ajouta le prince en se penchant à mon oreille, qu’entre toi et moi il y a moins de distance que l’on pourrait croire ? Mes recherches visent toutes à recréer l’unité première du cosmos, en abolissant les distinctions que la fausse science des hommes essaye de mettre entre les choses. Je ne m’intéresse qu’aux origines ! À nous deux, si tu voulais, nous pourrions retrouver le paradis. Oui, le paradis ! Au bout de mon souterrain, le prince de Sansevero et le petit Pauvre de Jésus-Christ s’envoleraient directement pour le ciel ! Porp., p. 369.’Déclaration amoureuse d’un homme possédé par son fantasme, cet extrait montre comment la conception de l’homosexualité est construite sur ce mythe des origines, sur cet idéal orphique. Le dessein du prince n’est pas le plaisir, mais l’abolition des notions antagonistes qui gouvernent l’existence humaine, sa progression dépasse donc nécessairement les concepts de masochisme (même si c’est sa propre perte et sa mort qu’il recherche dans la douleur d’un délire génial) et de sadisme (même si, pour mener à son terme son projet, il sacrifie des hommes et des femmes) pour atteindre la grandeur terrifiante et fascinante d’une oeuvre d’art démesurée. On ne saurait donc confondre le refus du choix, la critique de la nécessité de choisir selon don Raimondo et la notion développée par Gide dans Les Nourritures terrestres : le premier considère le choix comme l’épreuve qui retire aux êtres humains leur droit de rêver qu’ils sont des dieux libres et sans contraintes (« Qu’y a-t-il de plus affreux, de plus avilissant, de plus désespérant que de penser que nous sommes prisonniers des lois naturelles de la procréation ? », p. 373), tandis que le second redoute dans la contrainte du choix, le plaisir dont il faudrait faire le deuil au profit du plaisir élu :
‘Entrer dans un marché de délices, en ne disposant (grâce à Qui ?) que d’une somme trop minime. En disposer ! choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité.Plus proche en somme d’Ulrich, le personnage 66 de Musil de L’Homme sans qualités, le prince de Sansevero transgresse les lois et les devoirs pour pousser jusqu’en un point extrême son besoin de rendre son existence inutile et improductive, pour rendre nuls sa pensée et son système philosophique en les parant du voile de la démence et des atours de la mort. On peut préférer voir dans l’héritage du prince une énigme provocante, savamment construite par un prince gouverné par sa folie, et refuser de suivre une interprétation proposée par l’auteur, laquelle, il est vrai, n’est pas conduite par le narrateur mais se dégage des faits rapportés par Porporino. Mais ne serait-ce pas ignorer la raison qu’attribue l’auteur à la souffrance de don Raimondo ou à celle du jeune Mozart, et ainsi négliger une des pistes de ce roman ?
L’introduction du prince de Sansevero au coeur de ces mémoires n’est pas gratuite mais vient au contraire nous renseigner sur un type de personnage homosexuel qui a choisi de se venger de son histoire personnelle et de sublimer son désir dans un système qui révèle l’inavouable et qui punit dans le même mouvement les hypocrisies d’une société qui interdit la dimension mythique de l’existence. Castré (il s’en convainc peu à peu, et pour lui le seul fait d’être né est l’indice d’un avilissement) et castrateur, masochiste d’un point de vue intellectuel et sadique pour des raisons « scientifiques » (il n’hésite pas à tuer afin de démontrer la justesse de ses théories), le prince est d’abord un enfant perdu dans le monde, un être qui rêve d’abolir les limites entre la vie et la mort, entre les sexes. Projet fou et démesuré qui le conduit à la folie, à l’internement, mais dont la logique est révélée par la trame romanesque. Car quelle interprétation Dominique Fernandez propose-t-il pour expliquer le destin de ce prince dominé par l’ambiguïté fondamentale de la fin du XVIIIe siècle — aspiration rationnelle pour la liberté individuelle et le progrès, et attirance irrépressible pour le rêve orphique —, sinon celle d’une sexualité refoulée et niée ? Le trait homosexuel éclate pourtant dans ce rêve de l’union mythique par la mort du castrat et de son protecteur, du petit pauvre et du prince, et, avant cela, dans les formes que prend le projet du prince, toutes au service de sa volonté de nier les dogmes de l’utilitarisme, depuis la production économique, en passant par l’utilité de l’individu pour arriver à la reproduction. Nier, se nier soi-même peut-être pour mieux oublier que son propre père a préféré renoncer à la vie du monde en se retirant dans un monastère, et donc confier son fils à des jésuites (ce qui constitue une double mort des géniteurs pour le jeune don Raimondo, réelle de la mère puis symbolique du père), pour choisir une vie sans chair, entièrement consacrée aux études, ce n’est qu’un moyen admirable et dangereux de sublimer la pulsion homosexuelle qui n’apparaît qu’avec plus de violence à la fin de sa vie. La part mythique, philosophique et symbolique du discours du prince sur le rêve de l’indistinct, la poésie de son fantasme orphique, pour Dominique Fernandez, se double d’une part réelle et triviale, en partie occultée par l’ivresse du discours : le désir (inassouvi) d’une sexualité qui ne produit rien, d’une relation sexuelle qui s’oppose aux lois sociales et religieuses pour atteindre la part divine à laquelle aspire l’enfant blessé.
La grandeur du rêve homosexuel, celle-là même qui la fait appartenir au mythe est en effet dépendante de la distinction établie entre une sexualité à visée de reproduction et une sexualité gratuite justifiée par le désir et par le plaisir seulement. Le songe franc-maçonnique du prince de Sansevero, à la croisée des chemins de la civilisation des Lumières et du monde baroque, ne parvient pas à trouver ses marques, incapable de choisir entre la raison (et le progrès) et la passion baroque, il laisse une trace dominée par l’ambiguïté 67 et les contradictions, dont on peut d’ailleurs trouver un autre exemple dans La Flûte enchantée de Mozart. Apparemment opposés en tous points, — car autant don Raimondo a souffert, enfant, de l’abandon de son père, autant Mozart a subi la loi d’un père abusif cherchant à contrôler tous les domaines de l’existence de son fils — ces deux créateurs sont pourtant réunis dans le roman et d’une certaine façon dans les essais de Dominique Fernandez par les mêmes tensions : la passion pour l’art baroque comme moyen d’échapper aux limites étroites de l’existence humaine et l’intérêt pour une philosophie qui, comme principale mission, s’est assignée le rôle d’élever l’homme au-delà de l’état de nature, de le rendre libre par l’apprentissage et le respect des vertus, pur dans sa vie terrestre et spirituelle. Or, le premier n’est pas mieux parvenu que le second à résoudre cette double aspiration : don Raimondo et Mozart finissent par sombrer, l’un dans la folie l’autre dans la mort, n’ayant pu satisfaire les exigences maçonniques. Dans sa chapelle, le prince a dû se contenter de représenter les vertus au moyen d’une « scène de genre un peu mièvre, hommage aux vertus conjugales et filiales qui fondent sans doute une civilisation durable mais débilitent l’imagination artistique » tandis qu’il a au contraire exalté avec génie la douleur du Christ : cela doit-il être imputé à l’inégalité des talents ou, comme le soutient le romancier, mis au compte d’une intention secrète 68 de don Raimondo ? Mozart quant à lui a exalté un amour pur et stérile dans La Flûte enchantée, en même temps qu’il a célébré l’amour terrestre et trivial avec le couple humain de Papageno et de Papagena : ces deux fables sont soumises à interprétations par le romancier de Porporino et de L’Amour 69 , et l’on peut même mesurer, à travers la différence du traitement qui leur est fait, la distance qui sépare ces deux oeuvres.
La souffrance recherchée, due au débat sur la sexualité, est présente en même temps que la réflexion sur le mythe des origines (que celui-ci soit introduit par Le Banquet ou par la fable d’Orphée), cette souffrance mène le prince à la folie pour n’avoir pas vécu son idéal orphique, n’ayant pas osé révéler son véritable désir autrement que dans l’ultime communion par la mort (d’ailleurs demeurée sous la forme d’un rêve). Mozart, quant à lui, s’il a exprimé sa volonté de distinguer la sexualité et la procréation, n’a pas non plus trouvé le courage de secouer vraiment le joug paternel et de mettre à exécution la dimension onirique du lien qu’il a su créer entre Pamina et Tamino. Prisonniers de leur contradiction, ils échouent dans leur volonté de vivre leur idéal, lequel reste cependant magnifié dans leur oeuvre, l’étrange chapelle du prince et l’oeuvre lyrique de Mozart.
Les personnages fernandeziens, non seulement forts d’une mythologie, doués d’un amour qui les relie aux mythes fondateurs de la civilisation, sont aussi grâce à leur créateur détenteurs de doubles esthétiques qui, s’ils ne les encouragent pas à l’optimisme, les exhortent cependant au courage. Entre la lâcheté et l’héroïsme, ces héros se doivent de trouver le moyen de créer. Et n’est-ce pas justement cet équilibre précaire qui crée le personnage de la « honteuse » présent dans Signor Giovanni et Dans la main de l’ange, et qui, à cause de la confrontation avec la société, donne à la question du masochisme une dimension non plus seulement individuelle ou personnelle (conséquence d’un débat largement égocentrique) mais avant tout politique parce qu’elle mesure l’artiste à la société, par la révélation qu’il donne ou retient, l’exemple qu’il choisit ou refuse d’être, par sa façon d’assumer ou de renier son identité, de tromper ou au contraire de provoquer, bref, par son engagement.
« Notre désir, notre amour ne produit rien, Marc. Notre désir, notre amour ne produira rien. Il poussera pour lui-même, comme l’agave sicilien qui dresse à dix mètres de haut ses ombelles stériles puis meurt épuisé de son glorieux épanouissement. » (Paria, pp. 60-1).
Après avoir mis à mal l’idéal ordinaire d’une nature tendue seulement vers l’épanouissement, le profit et la reproduction, l’écrivain a fini par trouver dans la nature la plante qui correspond à sa vision de l’existence, et la comparaison végétale entre cette fois dans la logique de l’oxymore, laquelle, sans se borner aux limites du masochisme, vient pourtant s’opposer aux concepts banals du désir utile et du plaisir nécessaire.
V. « Mes vacances ? Travailler beaucoup plus » [Entretien avec Christian Giudicelli], Le Figaro Magazine, 2 juillet 1994.
Gide, Les Nourritures terrestres, IV, I, dans Romans, récits et soties..., « Bibl. Pléiade », 1958, p. 183.
On retrouve la transgression et ses différentes modalités, de la simple transgression sociale à la transgression des lois morales (l’inceste), chez Musil, et peut-être une certaine forme de mort du personnage romanesque impossible puisque la deuxième partie reste à l’état de fragment... Il est d’ailleurs intéressant de noter que Dominique Fernandez ne crée pas de toutes pièces son personnage mais le sort de l’Histoire réelle pour donner son explication des mystères de la destinée et du souterrain du Prince. Plus prudent que Musil, il a eu soin de ne pas donner le rôle principal à ce fou génial, à cet homme qui se rêve l’égal des dieux, laissant ainsi une frange salutaire à son narrateur et à son lecteur.
C’est d’ailleurs sous ce nom que Dominique Fernandez, vingt et un ans après Porporino, range le mystère de don Raimondo dans le chapitre de La Perle et le Croissant qu’il consacre à l’Italie du Sud et à Naples, s’interrogeant sur « Les choix ambigus de don Raimondo », pp. 37-53.
La Perle et le Croissant, pp. 45-6. Le romancier invente un motif plus fort encore dans Porporino ; il y imagine le prince habité par le désir de se venger de ses géniteurs en les représentant dans des situations désavantageuses, sa mère charnellement encombrée de sa féminité et son père surpris par un enfant (son propre fils) dans les rets de l’erreur (Porp., pp. 372-3).
Là encore, on assiste à la transposition romanesque d’une interprétation esthétique et morale. Déjà longuement développée dans L’Arbre jusqu’aux racines (pp. 292-3 et 296-7), la question de l’amour comme donnée maçonnique et surtout comme réponse personnelle de Mozart est reprise avec plus d’audace cette fois dans L’Amour (pp. 152-6).