1) Les mythes de l’amour

Les grands mythes amoureux (ou modèles amoureux issus de la littérature ou de l’opéra) qui servent de références et de repères aux personnages dans leur quête sont tout à la fois des encouragements au dépassement de soi puisqu’ils servent de rappels au besoin d’élévation, et flattent la tentation de se mesurer aux dieux, et aussi des mises en garde : avertissant autant de la volupté extraordinaire que du danger encouru. On ne traque pas impunément l’Amour.

La reconnaissance même de l’aimé, du personnage désiré, transforme d’abord les acteurs en héros légendaires par le jeu des comparaisons :

‘Je traversai le parc, portant toujours ma valise, jusqu’à une belle charmille qui longeait un bief et aboutissait à une grande vasque de pierre. Contre cette vasque, de loin, je vis appuyée une jeune fille ; perdue dans sa rêverie, elle regardait de l’autre côté ; un chapeau de paille dorée entourait sa tête d’une auréole.
Le jeune Dante qui aperçut Béatrice au coin du Ponte Vecchio, ce matin de grâce du 12 mai 1274, n’était pas plus ému. La « Dame bienheureuse et belle » ne m’entendit pas venir. Le rayon de soleil l’illuminait toute entière. Je m’approchai de manière à intercepter le soleil et à la recouvrir de mon ombre. Alors elle se tourna.
« Oh ! Vous m’avez fait peur ! dit-elle en rougissant.
— Ce n’est pas une ombre qui vient vous chercher, mademoiselle, c’est un homme, un homme en chair et en os, un homme qui a besoin de vous. » Éc. Sud, p. 479.’

Porfirio, dans cet extrait, rencontre pour la première fois Constance, et dans le récit cette « apparition » se pare d’emblée de caractéristiques religieuses. Ainsi, Constance est comme transfigurée, changée en sainte et en idole : on retrouve ici les canons du récit amoureux et de l’amour courtois, où la femme, montrée comme une créature inaccessible, est coupée du monde réel par son attitude et par un faisceau de circonstances exceptionnelles. Ce n’est pas le coup de foudre mais la lumière, force mystique, qui baigne l’idole et l’or d’un chapeau qui nimbe la jeune femme d’une « auréole » et la transforme en sainte. Or, Porfirio, contrairement au jeune Dante, ne reste pas contemplatif ni inactif face à cette image idyllique, il agit et tourne vers lui le tableau ; homme du Sud, il parvient à capter (« intercepter ») la force du soleil, et déplace ainsi sur le terrain de la rencontre amoureuse ce qui avait d’abord les allures d’une scène admirable. Porfirio, contrairement aux autres héros, ne reste pas interdit : il se pose en héros, devenant le centre même de la scène.

Cette différence est capitale et les mots prononcés par Porfirio révèlent aussi ses intentions : vivre l’amour. Il insiste pour cela non seulement sur son existence réelle (« Ce n’est pas une ombre ») mais aussi sur son existence charnelle. La comparaison littéraire qui revêt un aspect idéal est cependant dépassée, ne jouant au final qu’un rôle d’introduction et de justification. Or, le drame de Porfirio et Constance ne prend-il pas justement ses racines dans cette méprise, dans cette volonté, non pas de sublimer la vie, mais de rendre réel le mythe ? Et c’est cette constante oscillation entre l’idéalisation et la réalité de l’amour qui caractérise l’originalité de cette relation :

‘« Il y a en vous une force magique, te chuchotais-je d’une voix oppressée. Sauvez-moi ! Vous en avez le pouvoir. Ayez-en la volonté ! De vous seule, mademoiselle, j’attends mon salut... Si ! Si ! Je ne puis vous en dire plus... Vous avez devant vous un homme en perdition, qui sera sauvé si vous ne le repoussez pas, qui fera naufrage autrement... »
Phrases que je ne me serais jamais permises sans l’obligation de les débiter à la hâte, et que, de ton côté, tu eusses refusé d’entendre si nous avions disposé de plusieurs heures devant nous. L’emploi du respectueux « mademoiselle », la suggestion du cloître qui nous enveloppait de son ombre, le ton fiévreux de mes prières, la caution implicite donnée pas M. Desjardins, tout contribua à te convaincre que je ne mentais pas et que se présentait à toi l’occasion de jouer un rôle conforme à tes idéaux.
Sincère, je l’étais, en te suppliant de venir à mon aide ; plus sincère, je n’aurais pu l’être ; en même temps, si j’avais voulu échafauder sciemment une politique de séduction, aucune stratégie ne se serait montrée plus efficace. [...]
Est-ce que je me trompe ? Cet homme qui implorait si instamment ton secours te plut parce que, ne flattant pas ton égoïsme, il s’adressait à ce qu’il y avait en toi de meilleur. [...] Ta gloire, dans cette aventure, plus que tes sentiments, se trouvait en jeu. Tu n’étais pas une amoureuse qui cède à l’appel de son coeur : en t’attelant à la tâche de me sauver, tu étais une héroïne.
Porf., p. 483. ’

La distance qui sépare l’amoureux de l’héroïne est précisément à l’origine de l’échec de ce couple : Pofirio veut voir et voit en Constance une sainte, il a besoin de transposer son image dans un système de pensée sicilien tandis qu’il se présente à Constance comme « un homme en perdition [...] qui fera[it] naufrage » sans elle, une sorte de brebis égarée dans le monde, en quête d’une règle de vie et d’une rigueur morale. Échapper à l’emprise d’une mère abusive, vouloir rencontrer une sainte à l’égale de Madre Juana, sont à la fois les motifs qui conduisent Porfirio à Pontigny et qui le poussent vers Constance. Mais, malgré ses aspirations au salut et à la rédemption, il n’aura de cesse de vouloir transformer en femme de chair celle qu’il a vue en idole, en statue. Il ne peut accepter une relation uniquement spirituelle. La femme de pierre et la femme de chair, la créature sans désir, refusant le plaisir, et la femme se disputent aux yeux de Porfirio et aussi à ceux de Desjardins l’image de Constance. Comment donner naissance à la seconde est tout à la fois leur commune préoccupation et leur échec. L’alchimie amoureuse ne parvient pas à sortir victorieuse de ce défi : l’image de la femme inaccessible, de la forteresse, de la combattante, triomphe de l’être sensible et vulnérable, légitimant du même coup la première apparition de Constance, la faisant rejoindre un panthéon de statues désirables mais intouchables.

Encore une fois le mythe, celui de la littérature chevaleresque, sert de référence et même de modèle à Porfirio et Constance pour sceller leur union. Ce refuge dans le mythe leur permettant tout à la fois d’échapper au prosaïsme d’une relation et à « l’épreuve de la réalité ». Cette fonction du mythe est donc double dans la mesure où elle permet d’idéaliser une relation amoureuse et d’édifier sur un terrain idéal les préoccupations du désir :

‘Le délai d’un an supplémentaire, la volonté de mûrir notre amour dans l’éloignement, la suggestion du décor moyenâgeux que Dijon déployait autour de nous comme un souvenir de Perceval ou de Lancelot, nous apportaient la garantie d’une haute ambition morale. Le mariage, compromis entre l’esprit et la chair, aurait lieu, mais rehaussé d’une lumière de gloire. Moins conjugatio corporum que résurgence des anciens mythes de chevalerie. Porf., p. 170.’

Devenant héros de la littérature médiévale ou des tragédies cornéliennes, les deux amants n’ont de cesse d’éviter toute confrontation à la réalité séculaire, si bien que dans leur quête, la recherche de la pureté, la tentation d’égaler le modèle mythique, peut apparaître comme l’annonce d’un échec. Et, en effet, la transposition romanesque du mythe prépare la chute, les idoles dont on « tombe amoureux » (l’expression semble avoir tout son sens ici) étaient d’emblée inaccessibles. Les femmes-Vierges, les femmes-statues, les saintes et les combattantes auxquelles Constance est tout naturellement identifiée sont, comme le montre Henri (Écorce des pierres), inaccessibles. Certes ces héroïnes ne sont pas hors de portée de l’homme pour les mêmes raisons, mais dans tous les cas, le lecteur peut légitimement se demander si le recours au mythe n’annonce et ne légitime pas l’échec amoureux ou si cet échec est d’emblée prévisible par l’enseignement mythologique. La quête de l’amour est toujours posée comme une mise en péril de l’homme ou de la femme : le dieu Amour ne préside pas seulement aux plaisirs d’une relation sentimentale mais ses flèches sont aussi de redoutables armes capables de déchirer les êtres. Aussi, quel qu’il soit, l’amour représente toujours un défi :

‘Ce qu’ils appellent l’« amour grec » est le modèle dont se réclament les homosexuels. Gide place ses goûts à l’enseigne du berger grec Corydon, les jeunes héros des Amitiés particulières s’émeuvent en contemplant sur les médailles antiques la beauté d’Alexandre, Marguerite Yourcenar a les yeux tournés vers Athènes, je prends moi-même le rapt de Ganymède pour symbole de l’audace nécessaire à un amour qui reste interdit, et, quand on cherche des exemples, on cite régulièrement Harmodios et Aristogiton, Nisus et Euryale, Apollon et Hyacinthe, plus rarement David et Jonathan.
Jusqu’à peu de temps encore, on pouvait trouver, de cette valorisation prestigieuse de l’homosexualité par la référence à l’Hellade, une preuve dans les précautions pleines de frayeur avec lesquelles les historiens de la Grèce ancienne et les auteurs de manuels d’éducation abordaient le chapitre des moeurs à Athènes. Gan., p.134. ’

Plus qu’une simple référence culturelle, qu’une façon de « valoriser » l’amour, le rappel du mythe joue le rôle de mise en garde autant que d’aiguillon au désir. Ces « symbole[s] de l’audace nécessaire à un amour qui reste interdit » sont autant de moyens de s’exhorter au courage, de ne pas se complaire lâchement dans une admiration distante de statues. Le passage à l’acte amoureux, le jeu de la séduction, le courage de franchir le pas, voilà tout ce qui sépare les héros de la deuxième partie de l’oeuvre romanesque de Dominique Fernandez de ceux du premier cycle. Si l’esthétisation de l’amour est toujours une façon d’idéaliser le sentiment, elle n’est plus, après Les Enfants de Gogol, le prétexte trouvé pour maintenir la question de l’amour dans les sphères brumeuses du rêve ou du fantasme. Dès lors, Dominique Fernandez ne se contente plus d’utiliser la mythologie et plus généralement l’art pour exprimer la beauté et le danger de l’amour, il va plus avant dans sa recherche et les oeuvres d’art sont alors investies d’une fonction provocatrice ou prémonitoire : l’admiration des oeuvres d’art se change en interrogation sur soi-même, l’artiste propose une énigme à déchiffrer et sa solution constitue un jalon dans le parcours — souvent initiatique — des héros, la rencontre avec un modèle ou un représentant peut aussi annoncer le destin du personnage.

‘— Regarde, dit Franz en attirant l’attention de Friedrich sur le groupe du Baiser, oeuvre qui avait fait plus que toute autre pour la gloire de Canova. Avec quelle grâce il se penche, le jeune garçon ailé, pour déposer un baiser sur les lèvres de celle qu’il tient dans ses bras ! Mais une force mystérieuse empêche leurs bouches de se joindre. Le désir qui les poussait l’un vers l’autre reste à jamais inassouvi.
— On ne peut rendre toute la force de l’amour que dans l’instant qui précède la satisfaction des sens, de même qu’un rêve se ternit en devenant réalité, répondit Friedrich.
Il pensait avoir rendu pas ces mots un hommage suffisant à l’idéalisme romantique, mais Franz, revenant peu à peu de son extase, murmura de sa voix la plus douce :
— L’ardeur qui entraîne deux êtres l’un vers l’autre est plus belle quand elle reste suspendue, tu as raison, Friedrich, mais pourquoi ne dis-tu pas aussi que tout amour, fatalement, se dégrade en s’accomplissant ?
— On pourrait aussi bien soutenir, rétorqua Friedrich en qui montait l’énervement, qu’Amour, juste avant de sceller par un baiser son union avec Psyché, découvre en elle quelque chose qui ne lui plaît pas, et se prépare à se dégager d’un lien devenu importun. Dans ce cas, la sculpture ne représenterait pas l’élan du jeune homme vers la jeune fille, mais le geste par lequel il se ravise et cherche à prendre le large. Am., pp. 353-4.’

Amour et Psyché révèlent la différence de perspectives entre Franz et Friedrich. Ici l’oeuvre d’art est doublée du symbole mythologique et l’enseignement est renforcé encore par les lectures qui en sont faites. Une fois encore, se référer à la fable mythologique ne constitue pas un détour culturel gratuit mais une véritable mise en abyme du thème amoureux. Le récit donnera finalement raison à Franz grandissant du même coup la dimension divine et la valeur inquiétante du sentiment amoureux : le sentiment interdit par la société (l’homosexualité) sera délaissé au profit d’une union plus conformiste, autorisée et encouragée, celle-là, par l’Église et le monde. Franz, personnage lui-même de nature angélique, joue le rôle d’un messager, ne cédant au désir de Friedrich que contre son gré, ne prenant jamais sa part de plaisir. Son apparition dans le roman coïncide avec une nouvelle expression du thème de l’Amour : personnage si peu humain que sa réalité charnelle tient du mystère, il échappe d’emblée aux définitions ordinaires ; sans avoir la force fantastique de Nicolas, il appartient à cette race à part des héros fernandeziens qui jouissent d’une aura particulière, d’une grâce qui les rend désirables et intouchables.

« Messager du ciel ou de l’enfer, qui que tu sois, relève-toi, retourne d’où tu viens et emporte-nous avec toi dans ta patrie », murmura Friedrich, confiant qu’au-delà des Alpes commencerait une existence nouvelle. Et plus tard, lorsqu’il réfléchirait sur les péripéties de leur voyage, il se plairait à croire que l’Ange auquel il s’était adressé dans l’Église des Augustins avait bien entendu sa prière. Sans cet intercesseur qui n’était peut-être pas un comparse dans les milices de l’au-delà, mais le dieu Amour en personne, où aurait-il pris la force de surmonter les obstacles ? Am., p.181.

Le mystère et la magie, l’inquiétude et l’angoisse semblent indissociables de l’alchimie amoureuse. Les héros ne peuvent se lancer dans la quête de l’amour sans faire appel à des aides extérieures, à des dieux, sans avoir recours à des idéaux esthétiques ou mythologiques. L’art est là non seulement pour donner confiance mais encore pour remplir le rôle de guide et d’exemple. Le thème du passage, la récurrence des motifs religieux (dans un sens strict de lien avec le divin, avec l’au-delà) rappellent que la vie elle-même est en jeu dans cette aventure. Il ne s’agit pas seulement et banalement de trouver un amant mais bien d’entrer dans le mythe et donc de passer de l’autre côté du miroir, de rompre avec l’existence ordinaire pour devenir en quelque sorte acteur d’une oeuvre d’art, de faire de l’amour une oeuvre. Plus qu’une tentation, cette exigence du sublime est la marque même de l’amour dans l’oeuvre de Dominique Fernandez : de David (L’Étoile rose) à Rachid (Nicolas), tous les personnages, en passant par Perséphone, Bernard, Pier Paolo ou même Porfirio, ne se promettent-ils pas de créer l’amour, d’inventer le mythe amoureux ?

— Notre projet ne sera pas de nous entourer de garanties, mais de vivre dans la beauté d’un sentiment intense, provisoire, périssable, chaque jour relancé par le faste d’un nouveau miracle. Seul ce qui est instable et sujet à immédiate révocation vaut la peine d’être tenté. À chaque heure, à chaque minute, nous créerons ceux que nous voulons être. Nous nous choisirons tous les jours. Le mariage est une affaire, notre couple sera une oeuvre d’art. Avant même de commencer, nous nous serons mis en question.
Paria, p. 61.

Malgré le regard ironique porté par le narrateur de La Gloire du paria sur les propos de Bernard, force est de constater que cette conception d’un couple qui risque tout en prenant le risque de l’amour tient d’un mythe solide dans l’oeuvre et fait figure d’idéal, de fin esthétique. Car elle n’est pas seulement liée au contexte contemporain, et ne peut donc être réduite à une compensation artistique et idéale à la non-reconnaissance — et même à la condamnation — sociale. Dans L’Amour, Franz et Friedrich développent, une fois encore à partir d’une oeuvre d’art, La Flûte enchantée, la grandeur de ce songe amoureux : l’amour vécu comme une liberté absolue, et découvrent donc le vertige même d’une telle idée... Une volupté à part entière semble en effet liée à cette liberté et à ce danger dus à la précarité de la relation amoureuse, à la transformation d’une contrainte sociale en un édifice baroque. Il faut, bien entendu, prendre l’adjectif « baroque » dans son sens propre : cette conception de l’amour, non seulement par sa comparaison à l’oeuvre d’art mais aussi par la définition qui en est faite, identifie le couple aux thèmes de l’art baroque. Une forme non pas fixe ni figée mais au contraire changeante, dépendante du temps (« à chaque heure, à chaque minute ») est l’expression même de cette préoccupation majeure des artistes baroques : le temps qui fuit. L’idéal de la pureté et de la passion allié au refus du raisonnable et de l’ordinaire (« vivre dans la beauté d’un sentiment intense [...] le faste d’un nouveau miracle ») rejoint le mode d’expression de l’esthétique baroque par sa recherche obstinée du sublime et de l’excès. Enfin, la donnée essentielle qui est à la fois une source d’angoisse et de stimulation : la brièveté de la vie, l’obsession de la mort (« sentiment provisoire [...], périssable ») ici déclinés sous la forme de la précarité amoureuse comme nécessité, il faut aimer en ayant toujours la certitude que ce sentiment peut être remis en cause sinon la valeur de l’union devient nulle, sinon le pacte mythique est alors ravalé au rang de « l’affaire ».

En fait, le recours au mythe et à l’oeuvre d’art exprime non seulement le pouvoir de l’amour, sa force mystérieuse et inquiétante, mais signifie encore la difficulté pour un être en quête d’amour de trouver des modèles et des exemples. Le sentiment de solitude, et, par là même, la nécessité de trouver des précédents dans l’histoire de la littérature ou dans celle des arts en sont des signes évidents. Dominique Fernandez a maintes fois insisté sur cette grande difficulté, propre aux générations d’avant 1968, qui l’a placé dans la certitude d’être, face à l’amour, un être à part, un homme différent, quelqu’un qui ne pouvait dévoiler librement sa personnalité. L’interdit qui règne alors sur le sentiment est tel qu’il faut, pour oser le transgresser, s’avancer non pas masqué mais avec des exemples, comme si oser être soi-même impliquait nécessairement oser être comme un autre. Or, ces exemples, ces types littéraires ou esthétiques, on ne les trouve pas facilement quand on a quinze ans en 1944.

Rien de moins facile pour Dominique Fernandez que d’aimer le même, rien de moins naturel que ce désir et cet amour pour la société dans laquelle il vit alors. Aussi, cette quête de la liberté d’aimer se fait-elle en empruntant des détours, en imposant des efforts. La recherche même de ces modèles qui sont aussi bien des moyens de se rassurer, de se dire que l’on n’est pas le seul au monde, que de se justifier de dire aux autres que l’on n’est pas le premier, qu’il suffit de savoir lire ou regarder autour de soi pour voir tous ces autres exemples, a exigé une quête intellectuelle rigoureuse. Car il faut pour convaincre sur ce sujet non seulement du courage mais des armes efficaces, pour faire fi des préventions, pour combattre les préjugés et surtout pour espérer convaincre :

‘À l’école, on lisait bien Verlaine et Rimbaud, on étudiait Le Père Goriot ; mais où était le professeur qui eût expliqué quel lien unissait les deux poètes, et pourquoi Vautrin débitait de tels discours au jeune Rastignac ? Le lycéen, dans tous les livres qu’on lui faisait lire, ne trouvait personne qui lui ressemblât : il pouvait donc se croire une exception, un paria, un monstre. Quelqu’un dont il n’y avait pas de modèles avant lui. Une grande partie de l’« angoisse » et de la « culpabilité » historiques des homosexuels vient de cet isolement culturel où ils vivaient. Quoi ? Aucun des poètes que j’admire n’a éprouvé les sentiments qui me tourmentent ? Aucun des romanciers que je lis ne m’explique comment aborder un garçon ? Gan., pp. 220-1. ’

Désignant la loi du silence qui a prévalu, Dominique Fernandez ne se contente pas de condamner une attitude intellectuelle qui a transformé le sens d’oeuvres, il la juge aussi responsable des signes de souffrances psychologiques traditionnellement imputées à l’homosexuel et interprétées comme les manifestations de son inadaptation à la vie. Comment se lancer dans l’aventure amoureuse quand on n’a personne à qui s’identifier, ni dans les romans, ni dans les livres ni autour de soi ? Telle est la question que pose Dominique Fernandez comme reproche le plus violent envers cet oukaze et cette lâcheté. L’initiation amoureuse coïncide alors avec une invention de l’amour et aussi avec une quête intellectuelle qui mènera l’auteur à refaire l’analyse critique des oeuvres majeures de la culture occidentale et, pour percer à jour leur mystère, pour en découvrir la vérité, à sonder non seulement les secrets de leur création mais aussi l’existence de leur créateur. Une méthode, exigeante, patiente, précise et rigoureuse naît avec cette quête : la psychobiographie, qui emprunte à Jean Delay et au-delà théorise les accès de la psychologie classique pour puiser à l’enseignement de la psychanalyse pour proposer tout à la fois la redécouverte totale d’une oeuvre (musicale, picturale ou littéraire) dans ses aspects les plus évidents comme dans ses symboles les plus dissimulés, celle de son auteur (en plongeant au plus profond de son existence), et la découverte de l’amour. La part du désir dans ce cheminement n’est au total que le désir de se comprendre et d’accepter cet amour qui exige tout à la fois un voyage culturel, un effort intellectuel et le courage d’être soi.

Or avant d’en arriver à l’expression de l’amour et donc à la recherche du plaisir, le chemin est bien long encore, semé d’embûches, d’interdits, de peurs. La mythification qui passe dans l’oeuvre fernandezienne par cette pétrification idéale de l’être aimé est à la fois un des modes d’expression de cette difficulté d’aimer et la sublimation de cette difficulté. Il y a un rapport direct entre l’inaccessible et la statue. On peut suivre le développement de cette contemplation des héros pour les personnages ainsi statufiés à travers toute l’oeuvre. Ceux-ci révèlent autant l’incapacité à aimer (causé par un interdit intérieur ou une censure sociale) que la hauteur où plane pour l’auteur le sentiment amoureux. Il faut pour toucher la statue, pour oser la transformer en être de chair, beaucoup d’audace, et plus de courage encore pour montrer aux autres ce geste.