2) Amour enchaîné...

Un des moyens de transgresser l’interdit, une des voies de la découverte du plaisir et de l’amour est justement celle du voyage. Se désinhiber, se lancer à la découverte de la volupté et des autres, oublier les lois propres à son pays, renaître neuf au désir, fort de l’anonymat que confère le statut d’étranger, c’est le but du personnage voyageur qui franchit les frontières dans l’espoir non pas de trouver, mais de s’autoriser ailleurs ce qu’il se refuse dans sa patrie. La terre d’élection, la terre de la découverte de la sensualité est d’abord l’Italie. Le voyage apparaît dans l’oeuvre romanesque avec Lettre à Do-ra : John se rend en Toscane pour y finir ses études. Or, d’emblée, la gêne de John quand il s’agit d’évoquer la destination choisie74, l’Italie, suggère qu’un enjeu autre que la seule poursuite de ses études motive le jeune homme. Et, arrivé en Italie, son problème ne devient que plus complexe : comment concilier ce désir inavouable à soi-même, les attentes maternelles et un certain besoin de conformisme ?

‘John songeait avec effroi au moment où il devrait arrêter son choix sur une des innombrables jeunes filles qui peuplent l’Italie, semblables entre elles et pourtant différentes, impossibles à connaître. Le seul moyen d’échapper à l’angoisse de ce choix, c’était de se fixer un modèle, de décider qu’une rencontre, à laquelle une date précise s’attacherait, servirait de moule à des expériences futures. Les seuls événements qui compteraient seraient ceux qui entreraient dans ce moule, en donnant l’impression d’une chose déjà arrivée. Dora, p. 53.’

Cette attente de la rencontre et « l’effroi » qui l’accompagne montrent à quel point le désir est un désir de conformisme qui en aucun cas ne peut apporter la libération ni la volupté attendues. John attend « l’événement » comme le condamné attend son exécution et le lecteur a tôt fait de comprendre que la vie amoureuse de John est ailleurs, que sa réalisation, n’est pas dans les madones de Michel-Ange au regard absent ni dans la conquête d’une jeune fille inaccessible comme Dora. Ce sont donc bien, comme le montre la lettre que John écrit à Dora pour lui annoncer l’impossibilité de leur relation sentimentale, l’Italie et la femme italienne à travers Dora qui permettent à John de découvrir vraiment qu’il y a en lui une incapacité à aimer une femme, qu’il n’y a pas de désir ni d’intérêt pour d’autres femmes que les statues et les madones. Mais cela sans pour autant s’autoriser d’aimer un garçon ou plutôt d’exprimer son amour autrement que par la violence et l’agressivité, détour classique, image négative de l’amour, mode d’expression inabouti de l’amour.

‘ Ma chère Dora, vous est-il arrivé d’aimer une chose en raison inverse des possibilités de l’obtenir, parce que vous l’estimiez hors d’atteinte ? Tendez-vous quelquefois vers un but, attirée par les difficultés insurmontables qui vous séparent ? Ne cherchez pas, quand vous me reverrez, à savoir de quelle nature est cet obstacle qui nous empêchera toujours de nous prendre la main sous un clair de lune et de sceller par des paroles décisives d’une si belle nuit. [...] Ah ! que revienne cette minute d’absolue sincérité, où je contemplais contre le mur blanc de votre jardin le contour si net de votre profil. Qu’elle s’immobilise dans sa perfection. Un moment où nous avons été si heureux ne nous trompe pas sur les aptitudes réelles de notre coeur. Dora, pp. 181-2.’

Cependant, si John renonce par honnêteté à sa relation avec Dora, s’étant révélé à lui-même que là n’était pas l’expression de son amour ni la possible satisfaction de ses désirs, il ne trouve pas pour autant auprès des jeunes hommes qu’il fréquente (Giorgio, Tommaso...) de réponse à la nature de son amour parce qu’une culpabilité le retient dans son mouvement, de telle sorte que ses rapports avec Giorgio restent des affrontements au cours desquels le contact physique est autorisé par la colère. L’extase est donc réduite à une jubilation intellectuelle — liée à la conviction de tenir un rôle hors de portée du commun des mortels, par le refus même de l’ordinaire conquête amoureuse — et la sensualité est subordonnée à la violence physique ou au fantasme.

Amor devait rester dans la vie de chaque homme ce que Roma constituait dans l’ensemble de l’humanité : l’occasion de renouveler son hommage aux forces obscures et terribles qui enjoignent de révérer plus que toute chose la splendeur misérable d’un destin inabouti. Dora, pp.245-6. ’

Une fois encore, le mythe fait son apparition quand il est question d’amour, de même que l’alliance de termes « splendeur misérable » est de retour dans les propos du personnage comme indice d’un refus héroïque du banal et comme signe de masochisme. La binarité, la dualité annoncent l’étape de la quête amoureuse comme nous le verrons à travers L’Amour ou L’Étoile rose, le couple figure l’équilibre précaire auquel n’accèdent que peu de héros. Pour John, le voyage en Italie est un moyen d’apprendre qui il est, mais il ne se donne pas, lui, les moyens de vivre ni d’aimer selon son identité révélée.

Avant d’être une terre de libération, l’Italie est donc une terre de révélation.

« Que serais-je devenu si je ne m’étais pas mis à voyager ? » se demande David, narrateur de L’Étoile rose. C’est dire à quel point le voyage joue un rôle de révélateur et de libérateur dans la vie des personnages. La frontière qu’il franchit revient à s’affranchir de façon provisoire de ses angoisses, de ses inhibitions et de ses interdits.

‘Comme tant d’adolescents qui font leurs premières armes à l’étranger, hors du milieu paralysant de leur famille, une partie des forces qui m’obligeaient au refoulement devenait moins contraignante, à peine avais-je passé une frontière. En Allemagne, pendant une Rencontre internationale d’étudiants, un garçon hollandais se glissa dans mon lit. Je subis docilement son assaut, qui eut lieu dans un profond silence, pour ne pas réveiller la chambrée. À Londres, dans un cinéma, je rendis à mon voisin le service qu’il me demandait, non sans recevoir peu après le plus agréable dédommagement de ma peine. D’un bout à l’autre de l’Europe, le hasard m’a secondé. J’acceptais toutes les aventures, par entraînement physique, par curiosité, par besoin de vérifier que je n’étais pas un pleutre. Elles furent donc relativement nombreuses. Mais toujours en vacances, loin du cadre habituel de ma vie, pour éviter d’être ensuite reconnu. Toujours à l’étranger, parce que, dans le pays de ma langue maternelle, dans la France de ma mère, j’aurais été incapable de passer outre aux interdits. Et toujours sur l’initiative de mes partenaires.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que je n’aie, pour ainsi dire, rien appris d’aucune de mes expériences. Au lieu de profiter de l’occasion pour découvrir que des milliers de mes frères m’auraient accueilli dans leur monde, je rentrais à Uckville, ou à Paris en visite chez ma mère, un peu plus déprimé chaque fois. La dissimulation devant elle, le mensonge avec mes amis, le désert à perte de vue, le prix de remords et de honte à payer pendant tout un trimestre entre deux escapades, déjà le spectre du vieillissement, de vagues projets de mariage rompus moins par scrupules que par lâcheté, voilà tout ce que je pouvais attendre de la vie. Étoile, pp. 93-4. ’

Il y a dans le récit de David l’obsession de la culpabilité. Sa passivité révèle son incapacité à trouver lui-même le plaisir, et, la nature même des endroits où ses expériences ont lieu, — des espaces clos (une chambrée, un cinéma) qui le contraignent au silence et donc à un contrôle de soi — font écho à ses fantasmes d’adolescents, à sa sordide découverte de la volupté dans le métro, et montrent comment le plaisir, malgré le symbole de la frontière franchie et une certaine liberté ainsi acquise, reste subordonné à l’interdit, comment le spectre de la transgression reste fort pour lui. L’expérience, ce que David appelle un « entraînement physique », relève plus en effet de la vérification du bon fonctionnement organique et du courage que de l’aventure sentimentale. Ces épisodes restent sans suites et ne bouleversent pas la vie de David.

Le voyage initiatique, thème classique de la littérature, mène traditionnellement le jeune héros à subir des épreuves pour se rendre digne de franchir la frontière et d’accéder, en même temps qu’à l’Autre Monde, à un rang supérieur, pour être reconnu et accueilli par d’autres héros. Or, ces destinations de voyage ne sont pour David que des vacances, des instants où il se donne aux désirs des autres, mais où il ne s’investit pas lui-même dans la quête. Il lui faut donc attendre pour accéder à l’autre monde de vivre la libération de Mai 68, libération collective, sorte de baptême de groupe du plaisir, donné à l’occasion d’une révolution. C’est d’une certaine façon pour lui de la foule que naît son individualité en même temps que son droit au plaisir avec la rencontre de la séduction, de l’amant. Alain figure en effet la liberté que les voyages d’adolescents, trop brefs pour être de vraies périodes initiatrices, n’ont pu lui procurer. Mais la fonction même de la quête initiatique semble d’emblée court-circuitée dans la mesure où David sait déjà qui il est, ce qui provoque une sorte de déséquilibre : le personnage, pourtant devenu adulte, est maintenu dans un statut adolescent en raison même de ses inhibitions. Il faut d’ailleurs souligner cette ambiguïté du regard du narrateur sur son passé qui, approchant la quarantaine quand il raconte sa vie à son amant sous la forme d’une longue lettre, semble considérer, que tout ce qui a précédé sa relation amoureuse appartient au temps de l’adolescence. Son amour pour Alain semble, au-delà d’une libération, lui conférer aussi un rôle d’adulte et le responsabiliser dans sa conduite sentimentale et intellectuelle, ceci étant d’ailleurs peut-être la conséquence de la différence d’âge entre les deux amants...

Si David manque le périple initiatique, il n’en va pas de même pour Friedrich qui se lance dans le voyage d’Italie, le voyage obligé pour tout homme épris d’art et qui en même temps veut savoir qui il est. Dès le début du roman (constitué par le long monologue intérieur du héros) Friedrich exprime les motifs qui le poussent à quitter Lübeck et à franchir les frontières de son pays :

‘« Je veux l’Amour, je suis parti à la recherche de l’Amour », songe Friedrich, sans aucune animosité contre son père, car il s’aperçoit que le « grand amour », la passion, déchaînée et sans frein que son père condamne, n’est pas son fait non plus. Ni l’ouragan ni la brise légère ne sont des métaphores qui l’attirent. S’il ressent le besoin, non pas de faire une certaine place à l’amour, délimitée par d’autres occupations plus sérieuses et contenue dans les tâches qui incombent au citoyen, mais de lui donner la place principale, et, mieux encore, de lui dédier son coeur, de lui consacrer son âme tout entière, il sait qu’un tel voeu est commun aux jeunes gens de sa génération, qui ont découvert dans la musique, illimitée par essence, la mesure des joies qui rempliront leur vie. Plus qu’un amour violent, il veut un amour pur, l’Amour, comme il l’appelle en lui-même, en arborant sur ce nom banalisé par l’usage, comme une bannière qui flottera dans le ciel, la majuscule d’un « A » flamboyant. Pur, c’est-à-dire sans mélange, et ne reposant que sur la force de l’adhésion personnelle, à l’exclusion de tout agent extérieur. Mais, tandis qu’il prononce mentalement ces mots, il ne peut s’empêcher de se troubler, de pâlir, car, de quelque tendresse qu’il soit attaché à Élisa, il commence à se rendre compte pourquoi il s’est enfui de Lübeck.
Am., p. 38. ’

Pour Friedrich, le départ s’impose comme une urgence, il s’en va rejoindre Franz à Vienne autant pour échapper à ce qui se présentait comme une contrainte (le mariage avec Élisa, prendre la succession de son père dans le commerce et les fonctions sociales) que pour comprendre ce qu’il veut, qui il est et pour tenter d’accéder à la liberté. Quitter sa patrie signifie donc, non pas commencer une nouvelle vie, mais commencer vraiment à vivre. La définition de l’Amour que donne Friedrich au début de sa quête est une définition qui l’affranchit lui-même des devoirs de l’âge adulte et des obligations ordinaires, cette définition coïncide avec celle d’un autre amour, un autre sentiment, ceux qu’il éprouve pour Franz. Friedrich inscrit sa quête de pureté dans une recherche à la fois politique et esthétique : il est mu par les idéaux romantiques et par les idées révolutionnaires qui secouent l’Europe, il ne part pas sans références et c’est Goethe qui, justement, lui sert de guide, de prédécesseur.

‘Vers le Sud, vers l’Italie où poussé par le même héliotropisme que Dürer, Winckelmann et Goethe, il irait découvrir « la terre des citronniers en fleur », le pays de la couleur et de la beauté, complément nécessaire de son apprentissage et terme ultime de toute initiation. Am., p. 29. ’

Certes, l’attrait du soleil compte pour le voyageur qui ne traverse que des terres baignées par la pluie, mais cette couleur et cette beauté sont bien plus que des agréments de voyage, elles sont en fait l’expression de la conquête de la liberté et du plaisir : en même temps que le voyageur se promet de se débarrasser de sa redingote, il souhaite se défaire aussi de ses habitudes rigides pour se laisser aller à goûter et à profiter de ce qu’il aime ou apprendra à aimer. Franchir les frontières, se donner l’Italie pour destination, est un moyen de se libérer et de marcher à la conquête de son idéal amoureux. Or, cet amour idéal et pur qui ne peut s’inscrire dans un code civil mais doit au contraire, selon le voeu de Friedrich, échapper à la certitude, est bien l’amour du même, un amour qui ne se donne pas pour but le repos sur des lois ni l’appui sur un patrimoine ou le bien intangible qu’est la famille. Friedrich, interprétant le sens de la fable de La Flûte enchantée, éclaire justement Franz sur cette révolution sentimentale et amoureuse introduite par les héros de Mozart :

‘— L’histoire elle-même, Friedrich, nous montre par mille exemples que le sexe est nocif.
Friedrich se mit à rire.
— Mon père a cherché à m’élever dans cette conviction ! Il me citait toujours Tristan et Iseut, Didon et Énée, Roméo et Juliette. Mais je me demande bien ce qu’il aurait dit du mariage de Tamino et Pamina, qui n’ont rien à voir avec ces couples maudits. Sarastro, reconnais-le, ne suggère à aucun moment qu’ils ne mèneront pas la vie pleinement physique de deux époux. Les épreuves les ont séparés provisoirement. Quand ils se rejoignent, c’est pour se fondre dans une complète union.
— Tu crois donc que Mozart...
— Oui, Franz, c’est une idée énorme, un coup d’État scandaleux, une nouveauté d’une portée incalculable. Pour la première fois quelqu’un nous dit que la sexualité peut être dissociée de la procréation.
— L’amour entre deux êtres...
— Affranchi de tout devoir, de toute finalité sociale...
— Laissé au bon plaisir de chacun... Am., p. 155.’

À l’opposé du mariage régi par des lois, il est voué à l’incertitude, lié au désir, remis sans cesse en question. Peu à peu, et secondé dans sa démarche par les oeuvres d’art qui jalonnent son parcours, Friedrich découvre de façon précise la formule de cet amour pur qu’il recherche. Par idéalisme autant que par désir, Friedrich est parti retrouver Franz, espérant d’abord retrouver un ami sans savoir qu’il espère au fond un amant, un compagnon avec qui réinventer l’amour. Mais malgré sa lecture de l’opéra de Mozart, son sentiment ne trouve pas immédiatement son moyen d’expression, sans que la cause de ce retard soit dû au refus de Franz ; cet amour ne s’exprime d’abord que par la négative, c’est-à-dire par une frustration qui dénonce la présence du sentiment sans obtenir de réponse satisfaisante : la jalousie 75. Cette étape est nécessaire à la fois pour rendre crédibles l’évolution des sentiments et le changement de l’attitude de Franz et pour préparer aussi les revirements de Friedrich, pour montrer comment la psychologie du personnage a du mal à s’accorder avec la grandeur de son idéal, avec la puissance de son rêve amoureux. Friedrich, ardent d’un désir d’autant plus fort qu’il semble s’interdire d’agir, fortifié par l’attente du départ pour l’Italie qui lui promet de le rendre libre et audacieux, met à profit le temps qu’il passe à Vienne pour mûrir et laisser croître son sentiment et la séduction qu’exerce Franz sur lui. Et c’est bien le piège de la jalousie qui révèle d’abord l’amour de Friedrich pour Franz : le premier baiser est en effet la consolation et la réponse donnée par Franz après une violente dispute provoquée par l’angoisse de Friedrich de se voir supplanter dans le coeur de Franz par Julius.

‘Il dévala les quatre étages et se précipita dans la rue, encore tremblant d’avoir échappé au danger de rester prisonnier du petit appartement, au pouvoir de son terrible locataire, qui vivait hors du monde, retranché dans la sphère où il aurait fallu, pour lui plaire, demeurer enfermé pour toujours avec lui. Demander aux autres le sacrifice de toutes leurs affections, faire table rase de leurs intérêts, il n’y avait que Dieu pour poser une telle exigence. [...]
Et l’amour ? se demanda Friedrich. Avoir peur que les êtres qui partagent votre vie ne vous filent entre les doigts est une autre survivance de l’époque des cavernes où les rapports humains étaient fondés sur la poursuite, l’assaut et la capture. Il fallait tenir prisonnier celui qu’on voulait garder attaché à soi. L’amour existait-il en ces temps reculés ? La notion d’amour était-elle concevable ? pouvait-on faire confiance à un autre et lui laisser sa liberté sans craindre de se le voir ravir ? Beethoven se comportait en tout comme si le monde n’avait pas évolué depuis ses origines, et qu’on fût encore au temps où il n’y avait ni coutumes, ni traditions, ni lois : à l’aube de la civilisation, dans un désert où il serait apparu le premier. Am., pp. 112-3.’

La conscience de l’amour apparaît clairement avec l’intrusion de la jalousie dans le roman car, si le lecteur a déjà compris la nature des sentiments qui guide les pas de Friedrich, le personnage, qui poursuit sa quête, comprend après coup le motif de son agitation. La possession, le besoin de sentir que l’autre est exclusivement à lui, fonde le sens même de sa passion pour Franz. Le vocabulaire du « lien », très présent dans cet extrait, montre justement comment le geste révèle ce besoin de sentir l’autre à soi. Les conditions de cette scène amoureuse maintiennent la relation entre les deux personnages dans une atmosphère mystérieuse due au comportement de Franz. Le baiser donné n’est pas pour autant « échangé » avec certitude, l’hésitation entre le rêve et la réalité, le sommeil et l’éveil, fait de cet acte une sorte de pacte étrange qui échappe à la définition. Le début de la quête est donc marqué, non seulement par la jalousie de Friedrich, par l’angoisse de ne pas posséder mais, par le don de Franz, sorte de réparation merveilleuse à l’inquiétude et à la peur de se voir délaissé par Friedrich.

Or, la jalousie est bien un piège dans la mesure où elle enferme le personnage dans un monde qui l’empêche de goûter à l’instant présent, le conduisant à anticiper toujours sur ce qui pourrait arriver, ou, bien pire encore, sur ce qui pourrait ne pas arriver. Friedrich, après sa rencontre de Beethoven et à partir du portrait qu’il dresse du compositeur, montre justement à quel point ce besoin de posséder, de capturer l’amant est un danger et un piège, une menace pour toute relation amoureuse.

‘— Ah ! Tu prends la défense de Julius, maintenant ? Eh bien, s’il te plaît tant...
Friedrich s’étranglait. Pour éviter de pousser Franz dans la fontaine, il tordit ses mains l’une dans l’autre, et balbutia :
— Si ton Julius te plaît tant... Eh bien... Salut !
Sur ces mots, il tourna les talons et s’éloigna en hâte par la première petite rue. Les joues lui brûlaient. « Je me suis conduit comme un sot », pensa-t-il. [...]
Franz dormait profondément. Sa tête reposait au milieu de l’oreiller. Ses bras nus, croisés sur la couverture, se soulevaient au rythme tranquille de sa respiration. Friedrich reconnut sur le poignet l’endroit où ils avaient pratiqué l’entaille pour échanger leur sang. Il s’agenouilla près du chevet, et posa la lumière sur la table de nuit.
Tout se passa ensuite comme dans un songe, et plus tard il lui fut impossible de décider si Franz avait soulevé la tête ou s’il avait seulement tendu les deux bras. Il se souvint que, au moment où il se penchait pour le contempler dans son sommeil, il s’était senti saisir par le cou et attirer vers l’oreiller. Sans prononcer un mot, peut-être sans se réveiller (et dans ce dernier cas, le geste eût-il était moins lourd de sens et de mystère ?), Franz avait approché de son visage le visage de Friedrich. Leurs figures se joignaient presque maintenant, mais Franz, au lieu de relâcher son étreinte, pesa sur le cou de Friedrich jusqu’à faire toucher leurs lèvres. Qu’un baiser eût été échangé, c’est ce qu’il n’aurait pu dire avec certitude. Tout étourdi, à demi conscient, il avait ressenti sur sa bouche un contact fugitif. Les deux bras de Franz retombèrent sur la couverture, où ils reprirent leur position initiale. Friedrich passa la main sur sa nuque. Avait-il rêvé ? Le dormeur reposait à nouveau dans le relâchement d’un sommeil paisible. Rien n’indiquait qu’une minute plus tôt il eût enchaîné Friedrich par un nouveau lien, en ajoutant au pacte du sang le sceau d’un baiser. Am., pp. 170-1. ’

Mais bien plus encore, la jalousie n’est pas seulement une tentation, c’est aussi une expression du sentiment amoureux qui a une histoire. Sa genèse ne se limite pas à l’histoire d’amour entre les deux personnages : elle puise sa force au-delà, plus profondément dans l’histoire du personnage, son éducation, l’enfance qu’il a eue. Interprétant le personnage de Beethoven, Friedrich explique les enjeux de ce sentiment qui pervertit les rapports humains et éclaire aussi les causes de cette expression du désir à travers Judas. Le regard, la force magique, séductrice et destructrice du regard est en effet selon lui une des expressions et aussi une des causes de ce désir de captation. Par le regard, on cherche en effet à séduire, c’est-à-dire littéralement à détourner l’autre de son chemin, et quand la force du regard échoue justement dans cette voie, naît la jalousie qui provoque les effets funestes développés par Friedrich. À partir des oeuvres de Giotto, Friedrich se livre en effet dans son journal à une interprétation, très éclairante sur ses propres sentiments, de l’histoire du Christ et de Judas, il explique ainsi comment un disciple est apporté au crime par amour, comment le crime passionnel est justifié par la jalousie :

‘Dans le deuxième épisode des histoires de Judas, le Lavement des pieds, Judas est le seul qui ne baisse pas les yeux, le seul qui ne se montre pas dans l’attitude du recueillement et de la prière. Il observe fixement Jésus qui lave les pieds d’un apôtre. Il voudrait être le seul auquel Jésus lave les pieds. Il voudrait être avec Jésus dans une île déserte. Dans l’intensité de son regard brille la douleur de n’être pas seul avec Jésus, dans une île déserte où Jésus ne prendrait soin que de lui. Nul n’a rendu comme Giotto l’amertume et le désespoir de la possession frustrée. Ainsi je m’explique qu’il ait donné une si grande importance au regard, et que ce peintre me touche autant. Par l’oeil nous fixons les objets, par l’oeil nous les possédons. Il n’y a pas de regard désintéressé. Franz me disait à Vienne qu’il sentait mon regard posé sans cesse sur lui. « Tu ne dis rien et tu me regardes. » Malédiction de l’amour qui naît d’un regard ! Malédiction de Judas, qui n’a su aimer que par le regard, parce qu’il voulait posséder son amour ! Am., p. 211. ’

C’est donc une sorte d’ironie du destin qui place Friedrich en face d’un véritable dilemme qui l’empêche de vivre à la hauteur de ses idéaux, sa nature lui interdisant en effet d’autres sentiments que l’amour dans son exclusivité et son exigence éthique réclamant de lui une vie sentimentale incertaine et précaire. S’il refuse le mariage, c’est bien en effet parce qu’un impérieux désir de liberté et de remise en question des dogmes établis lui dicte de s’engager dans ce combat ; or, si cette idée de l’amour pur ne peut trouver sa réalité, c’est en partie parce que Friedrich ne peut envisager de vivre le rapport amoureux dans une direction autre que celle de la possession d’autrui, parce que tout regard porté par l’être aimé sur un autre est ressenti comme une mise en péril de la relation amoureuse. Cette situation qui accuse la différence entre l’idéal sentimental et la réalité du sentiment engendre une vraie souffrance et, — l’interprétation de la représentation de la scène biblique jouant le rôle d’un effet d’annonce narratif —, cause aussi dans une certaine mesure la mort de Franz, lequel se prête d’abord au désir de Friedrich non pour encourager ses élans mais pour le libérer de ses angoisses. Toutefois, l’évolution du récit et de leurs relations montre comment Franz se révèle impuissant à changer la personnalité de Friedrich dont l’égocentrisme semble peu à peu le priver de relations extérieures à sa passion et le priver de son voyage artistique. Privé de son amour exclusif il manque aussi les étapes de son voyage, ne considérant en fait que les oeuvres qui alimentent son débat intérieur.

‘Je n’ai pas vu Venise, je n’ai pas goûté à ses délices, peut-être parce que, si je m’étais laissé séduire par les dentelles de marbre des palais, par le charme des petites places, par la poésie des ruelles, par tout ce qu’il y a de merveilleux et d’unique dans cette ville, je n’aurais pas eu la garantie que la magie du décor n’eût pas influencé mon amour ni précipité son accomplissement. À présent je suis certain de moi, certain de mon sentiment. C’est bien Franz que j’aime, ce n’est pas la beauté des lieux où je me suis promené avec lui. Beaucoup de couples viennent ici en voyage, chercher le secret du bonheur. Ils se prennent par la main, se penchent au-dessus des canaux, se laissent dériver en gondole et se baignent sous le pont des Soupirs. Je n’ai pas voulu voir Venise, pour être sûr que mon amour était pur. Ô Dieu, j’ai épuré mon amour de toute la beauté de Venise. Am., p. 205.’

Ainsi dans son journal, Friedrich justifie son incapacité à regarder autre chose que la passion qu’il voue à Franz. L’essai de remise en ordre que constitue le journal de Friedrich permet en fait de mesurer à quel point Friedrich est aveuglé par la force de ses sentiments, comment son esprit est guidé et trompé par sa volonté de captation. Non seulement le but du voyage est perverti par ce besoin d’exclusivité et de possession, mais l’univers lui-même est réordonné et réinterprété à partir de cet amour. L’étape manquée, la volte-face morale de Friedrich, sa révolution esthétique76, tout dans son récit montre comment l’homme nouveau né de l’amour recrée un monde aux mesures de cet amour. Le journal intime qui se veut aussi une tentative d’examen de conscience indique comment, sans renoncer à sa foi, Friedrich parvient à concilier sa religion et son amour, comment même l’interdit religieux trouve sa place dans son discours passionné.

‘Je vous ai décrit ce qu’on pourrait appeler, d’après le mot inventé par notre siècle, le sentiment romantique de la vie. Ne se laisser guider que par son coeur et sa conscience. Mais si le mot est nouveau, la volonté l’est-elle ? Qui nous a appris à rentrer dans l’intimité de nous-mêmes pour y examiner si nous avons suivi le droit chemin, sinon le premier de vos serviteurs, Martin Luther ? Vous nous avez signifié par sa bouche qu’entre l’homme et son Souverain Juge il ne fallait pas d’intermédiaire, ni de Vierge Marie, ni saints, ni clergé d’aucune église, chacun de nous étant revêtu d’un sacerdoce qui ne consiste pas en pompes extérieures ni en vêtements mais en force morale invisible, chacun de nous étant prêtre et roi. Am., p. 204.’

Dieu, lui-même, est pris à témoin par le questionnement de Friedrich, la foi et, au-delà, la question de la religion et celle de la définition de Dieu trouvent donc de nouvelles directions dans cette existence amoureuse. C’est là la force du regard de l’amoureux qui entraîne dans sa mue le monde. Il y a dans le cas de Friedrich comme dans celui de Beethoven une réorganisation totale à partir d’une histoire individuelle du monde et des rapports avec les autres, un rapport de pouvoir qui change Friedrich en une sorte de dictateur qui a la tentation suprême d’intimer ses ordres non seulement à son amant, mais aussi aux autres et à l’univers tout entier, comme si rien n’avait existé avant lui, comme s’il était le créateur. Regarder, c’est aimer, aimer c’est toucher et posséder, posséder c’est avoir tout pouvoir sur l’autre. Mais quand l’autre vient à se dérober justement à cette relation passionnelle, tout se dérègle et le chaos sentimental provoque la souffrance et l’intrigue romanesque. Or la grande invention fernandezienne pour justifier ce dérèglement des passions, cette impossibilité du dialogue amoureux, tient à l’introduction d’un amant qui semble plus lié au merveilleux qu’à la réalité. L’ange fait ainsi son apparition dans l’univers romanesque, autorisant tous les fantasmes et légitimant l’impossibilité de leur réalisation. Comment posséder un ange, comment aimer un ange ? Les personnages qui, comme Friedrich ou comme don Manuele qui ne cesse de guetter les retours de Feliciano et de livrer son amour à ses caprices, sont incapables d’aimer sans avoir la certitude de posséder, sont en butte à cette interrogation car le destin les place en face de créatures qui échappent aux strictes définitions humaines.

‘Feliciano ne fuyait pas : à quoi bon, puisque dans son esprit, il ne lui avait rien donné ? C’était comme moi, jadis, avec le baiser unique. Je me souvenais. « De l’élégance ! de l’élégance ! », aurais-je voulu crier à don Manuele, chaque fois qu’il posait sur Feliciano des yeux trop ardents. Il osait à peine lui parler, il était redevenu aussi timide qu’au début, lorsque, silencieux et raide au milieu des passants, il attendait près de la borne au coin de la place Gerolomini. Feliciano virevoltait entre les meubles du salon, comme si cette nuit n’avait pas eu plus d’importance que ça. Le duc se trompait en faisant voir si ouvertement qu’elle avait bouleversé sa vie.
Il devenait fou pour de bon, ma parole. Il n’osait plus, ni attendre derrière la fenêtre de peur que l’aube ne paraisse sans que le domestique soit venu allumer la lampe, ni rôder dans les couloirs pour ne pas avoir l’air de l’épier. Enfermé dans sa chambre comme un possédé, il confiait son bonheur à des calculs puérils. Par exemple : tirer le rideau de sa fenêtre pendant un quart d’heure, le temps de se dire que Feliciano était rentré, avait soufflé la lumière et dormait. Ensuite il contemplait, apaisé, de l’autre côté de la cour, le rectangle noir de la fenêtre éteinte.
Porp., pp. 326-7.’

La force du regard animé par l’amour puis par la jalousie, — la peur que l’autre n’accorde aux autres l’amour que l’on attend pour soi —, l’attente dans la contemplation, tout cela suspend le temps de l’histoire, tue l’instant du plaisir au profit d’une durée, une attente de la possession qui n’est que celle qui conduit à la mort de l’amour et souvent aussi dans la trame romanesque à la mort des amants. Ainsi, les anges sont comme effacés, ravis à ce désir de captation dans des épisodes tout à la fois merveilleux et inquiétants, leur grâce naturelle leur permet de se subtiliser à la possession et quand ils se sont donnés à l’autre, ce n’est en fait que pour concéder un peu de leur grâce, pour léguer aussi un peu de leur magie. Porporino apprend tout du baiser offert par Feliciano : le plaisir suprême, inattendu, inespéré, la plus merveilleuse des voluptés mais aussi l’intensité de la souffrance dans l’angoisse de la perpétuation de cette relation. Ce qu’il vit auprès de don Manuele n’est que le développement malheureux de cette expérience initiale à laquelle il aurait pu aussi bien succomber, lui aussi.

‘Quoi ? Il me caressait le visage ? Est-ce que j’avais mes sens ? Est-ce que j’entendais bien ? Petit fou, me disait-il à voix basse, petit fou, en promenant son doigt sur l’arête de mon nez, sur mes paupières closes, entre mes lèvres. Petit fou.
Il se souleva sur le coude et m’ordonna de le regarder. Il fit alors cette chose que je ne pouvais pas prévoir, que je ne sus recevoir comme il fallait, que je n’arrive pas, encore aujourd’hui à m’expliquer, qui me sauva cette nuit-là du désespoir, qui m’installa dans une attente inquiète. Il se pencha sur mon visage, de plus en plus près, je ne vis plus que ses yeux grands ouverts sur moi, ses yeux admirables aux reflets verts, son souffle était tout contre moi, contre mes lèvres, je sentis sa bouche sur la mienne, il y déposa un baiser, il s’y déposa par un baiser, il s’appuya sur ma bouche par la sienne. Était-ce un baiser de lèvres humaines ou la visitation impalpable d’un ange ? La bouche resta contre ma bouche, nous restâmes ainsi pendant une minute ou pendant l’éternité, unis par le contact le plus tendre, le plus cruel, de nos deux bouches scellées appuyées l’une sur l’autre sans bouger.
Il retira son visage aussi lentement qu’il l’avait approché, sans cesser de me regarder dans les yeux, sans cesser de me sourire, emportant peu à peu avec son sourire le secret de sa visite, la clef du paradis qu’il m’avait ouvert et l’horreur de l’enfer où il m’avait trouvé. Il se leva, souffla ma bougie, gagna la porte en silence et disparut mystérieusement, comme il était entré.
Porp., pp. 138-9. ’

Les questions de Porporino montrent comment la conscience est égarée par la volupté, par les charmes de la séduction. L’hésitation entre le rêve et la réalité, l’apparition et la disparition de Feliciano, la puissance du regard, tout relève de l’instant et de la magie. La force séductrice de Feliciano tient précisément à cet art de maintenir sa relation dans l’instant, en s’évitant toute normalisation et toute banalisation dans une durée. Il est le personnage vraiment libre qui décide de s’offrir une fois et une seule, quand bon lui chante. L’amour qu’il invente n’est pas menacé par la trivialité du quotidien car il se limite d’emblée à une forme extraordinaire. Après le premier baiser, il n’y en aura pas d’autre, le besoin de la répétition n’a pas de réalité pour lui, son existence est liée à la satisfaction unique d’un désir. Il appartient à la classe des anges, des sorciers ou des sirènes qui fondent l’histoire de Naples, le charme qu’il dégage peut donner la vie (il sauve Porporino du désespoir) ou au contraire détruire toute espérance (il provoque la folie et la mort de don Manuele), mais il ne laisse personne intact, il bouleverse ceux qu’il touche. Séducteur, acteur, incroyablement doué pour détourner les regards et les existences, Feliciano est destiné à échapper au sort ordinaire de l’humanité, et donc, à échapper aux définitions humaines ordinaires. Sa présence au monde est une énigme, sa disparition un mystère.

Franz, lui aussi est destiné à échapper aux définitions 77 et à fuir devant les désirs de Friedrich, d’abord par la résistance spirituelle, puis, celle-ci ne suffisant plus, par la maladie et enfin par le sacrifice : il se donne la mort par un plongeon fatal qui se veut aussi une leçon sur la valeur sacrée de l’existence et de l’ordre naturel. Il ne faut pas défier les lois de la nature, il faut, si l’on veut rester en vie, résister à certaines tentations. La mort de l’ange sans chair est dans une visée allégorique un rappel à l’ordre, un sacrifice amical. Feliciano, quant à lui, échappe à la jalousie de don Manuele mais aussi à la superficialité de son existence par une mort mystérieuse et extraordinaire organisée par don Manuele et par don Raimondo, ou plutôt par la réunion de leurs deux folies. La mort seule semble donc en mesure de délivrer de cette torture qu’est la jalousie 78, mais l’apparition même de ce prodige inquiétant qu’est le regard dans son besoin de séduction mérite sans doute un intérêt particulier.

On est sans cesse rattrapé par sa nature, par sa personnalité profonde, nous rappelle Dominique Fernandez à travers le récit de ces grands destins de l’amour passionnel. Rachid, personnage central de Nicolas, est la quintessence romanesque du personnage fernandezien confronté à l’amour : il est en fait l’accomplissement esthétique de différentes figures présentes depuis le début de l’oeuvre romanesque. Rachid a eu toutes les vies possibles à la fin du roman, a mené toutes les quêtes, et son existence, rencontrant celle de Nicolas, jeune russe fascinant, se trouve bouleversée une dernière fois, comme si la quête d’identité n’était jamais achevée tant que l’on est susceptible d’être ravi par le désir, tant que l’on reste vulnérable par son propre regard. Ainsi, tout, dans l’existence de Rachid, est remis en question au moment où Nicolas fait son entrée à Paris.

Homosexuel ayant bravé les interdits, ayant même publiquement réclamé son droit au plaisir, Rachid a ensuite découvert, — la liberté des moeurs remettant en question les motifs mêmes de sa quête amoureuse —, auprès de Juliette une autre forme d’amour, une autre forme de loi aussi. C’est au moment où Rachid, père de deux enfants et époux de Juliette, semble avoir trouvé un équilibre aussi bien intellectuel que sentimental, se sentant sous la surveillance étroite, jalouse et rassurante de sa femme, qu’apparaît Nicolas, et avec lui une nouvelle forme d’amour. Tandis que Nicolas appartient à cette race de personnages dont la séduction tient en partie à la nature extraordinaire de leur présence (ou de leur absence ?) au monde, Rachid, quant à lui, retrace dans un ordre différent la trajectoire de l’auteur lui-même (découverte très tôt d’une fascination qu’il sait être coupable et interdite pour les jeunes hommes, mariage, enfants, luttes publiques pour obtenir des droits pour les homosexuels, nostalgie esthétique et personnelle de l’interdit).

Or, on l’a vu à de nombreuses reprises, le regard qui dans la scène de rencontre, dans la séduction joue un rôle essentiel, est justement un regard évité, un regard qui se dérobe dans Nicolas. Rachid, quand il rencontre les deux jeunes Russes que sont Alice et Nicolas, met un très grand soin à éviter de regarder Nicolas :

‘Juliette, plus fine que moi, se demandait en voyant son mari aux petits soins pour Alice, s’il ne cherchait pas à la tromper, et, ce qui semblait bien plus grave à la jeune femme, s’il n’essayait pas de se tromper lui-même, en manifestant si peu d’intérêt pour Nicolas. Entre Aliocha Karamazov, son héros de roman favori, et le jeune Pétersbourgeois qui lui tombait du ciel, une certaine ressemblance n’était-elle pas manifeste ? Pas une fois, néanmoins, il n’avait adressé la parole au garçon, pas une fois il ne s’était tourné vers celui dont la beauté, l’éclat étaient pour tous un sujet d’étonnement. Les quelques coups d’oeil jetés vers le fauteuil où le Russe étalait ses longues jambes avaient glissé si vite, qu’une autre, prenant ce dédain pour de l’indifférence, se serait laissé tromper. Juliette, toujours sur le qui-vive, pensa qu’il se forçait à ne pas dévisager avec plus d’insistance Nicolas79. Nicolas, p. 124.’

L’absence de regard est un signe en effet non tant du refus de la séduction mais de la dénégation du charme exercé par Nicolas. Et dès lors le regard, ce regard qui se refuse, prend une autre définition parce que la relation elle-même évolue de façon radicalement différente des autres relations amoureuses. Cet amour défie les lois ordinaires et, comme les passions mythiques, a pour vocation de réinventer l’amour. Comparer cette histoire d’amour aux autres histoires d’amour, comme le rappelle Rachid, ce serait abîmer et dégrader cet amour qui prend son sens ailleurs, dans des sphères lointaines. Alice, comme souvent les femmes dans les romans fernandeziens, fait preuve de perspicacité et comprend, — avant Rachid lui-même, peut-être, — le danger que représente pour elle l’apparition de cette idéalisation.

‘Un jour, après une discussion avec sa femme, il se confia à moi.
« Nicolas est russe. Elle réagit comme s’il était italien ou algérien. Tu sais que mes goûts me portaient vers les garçons du Sud. Nicolas est russe, le plus russe des Russes. Toute sa personne respire la chasteté, l’indifférence au désir. Un sylphe ne serait pas plus intouchable. Je trouve aussi impossible de songer à coucher avec Nicolas, que de vouloir sculpter un rayon de lumière. Est-ce une raison pour ne pas l’aimer ? Pour ne pas l’aimer jusqu’à la passion, au contraire ?
Nicolas, pp. 134-5.’

Un amour différent se dégage de ce récit explicatif, un amour spirituel, distinct du désir et de la chair. Ici encore, l’idéalisation fait son travail, et avec elle apparaît encore le recours au mythe (« un sylphe ») pour tenter de saisir l’inexplicable, la merveille de cette séduction sans contact physique, sans dialogue sensuel. Une géographie du désir semble même naître à travers ces lignes si l’on pense justement à rapprocher ce passage d’autres développements de l’auteur sur les rapports des peuples avec le regard et les différentes qualités du regard. En Italie, un regard admiratif est rare ou impossible : « l’admiration coupe l’objet admiré du regard admirant ; les sentiments qui plaisent davantage sont la sympathie, la pitié, la compassion, qui permettent de participer d’une manière chaude, humide, enveloppante aux malheurs d’un plus faible que soi » (Mère, pp. 105-6). Ce regard maternel (les images sont là qui traduisent un rapport charnel, affectif et qui cherche à faire corps avec l’autre), ce regard de l’Italien pour tout individu qui est suivi d’un contact physique, qui enjoint aux hommes de se toucher, semble pour Rachid incompatible avec sa fascination pour Nicolas qui, lui, seul, est « intouchable ». La séduction russe, selon lui, interdit le geste, sublime le sentiment dans la distance qu’il impose entre l’amant et l’aimé. Est-ce là un subterfuge pour sublimer l’amour, pour une fois encore élever le rapport amoureux à la hauteur des mythes de l’amour courtois et des idoles inaccessibles ? Il faut, tout en se posant cette question, convenir que Nicolas n’est pas un homme comme les autres, que le rapport au monde de ce héros a lien avec le merveilleux et l’étrange au moment où il se dérobe justement au contact physique.

‘Un moment de stupeur succéda à cette frénésie. Ils se reculèrent, les uns pour voir si Sainte Russie en avait, selon l’expression raffinée de Sauterot, les autres, j’aimerais le croire, frappés de remords. Tous restèrent abasourdis : Nicolas laissé seul au centre de la pièce, était nu comme un ver, mais, par un phénomène étrange dont ils discutent encore aujourd’hui, une flamme blanche irradiait du milieu de son corps, vêture surnaturelle suppléant au pillage des vêtements.
Ceux qui, excités par le bagou d’Henri, s’étaient promis de voir, ne virent rien. Le ventre, le bas-ventre, le sexe, estompés dans une sorte de nébuleuse indistincte, s’étaient évanouis par enchantement. Nicolas ramassa ses habits sans se presser, inaccessible et invulnérable dans son pagne de lumière.
Sa peau blanche de Russe rayonnait d’une clarté intérieure qui le soustrayait aux offenses.
Nicolas, pp. 262-3.’

L’invention de ce personnage « intouchable » est là encore le développement d’une figure déjà présente dans l’oeuvre de Dominique Fernandez. Franz, dans L’Amour, est l’ébauche de ce personnage fantastique dont la présence au monde tient au mystère et au prodige. Comme Nicolas, Franz se rend intouchable, sa grâce lui permet de conserver une impunité angélique que ses concessions faites au désir de Friedrich ne semblent jamais devoir entamer. Comme Nicolas aussi, Franz a un statut particulier qui le dispense de fournir des explications, des justifications, une qualité surnaturelle qui, loin d’effacer son corps, lui permet pourtant de gommer sa présence charnelle. Les liens que tissent Franz et Nicolas avec les éléments ont, eux aussi, nature à inquiéter et à charmer, leur existence est comme liée à l’impalpable. L’eau, l’air et la lumière80 ne sont pas seulement des éléments naturels qu’ils respectent mais des forces avec lesquelles ils communient et auxquelles ils se fondent. Cette part fantastique du roman montre comment la force du sentiment amoureux reste une puissance mythique pour l’écrivain, comment, pour lui, ce mystère reste entier. La pureté des sentiments, la force de l’élan amoureux, si bien représentées dans les enlacements ambigus de la statuaire baroque, où la tension est à la fois un espoir et une interdiction de fusion, exaltées par les désirs charnels, idéalisées par l’esprit, elles sont pourtant destinées à se rompre sur la trivialité de leur réalisation. Friedrich anéantit le pacte de fraternité et d’amitié passé avec Franz lors de l’échange du sang dans le jardin :

‘— Tais-toi. Nous vivons dans l’amour, nous ne devons obéir qu’à l’amour, non aux conseils de la prudence. Tu te souviens quand nous avons échangé notre sang dans le jardin de ton père ?
— Si je m’en souviens, Franz !
— Tu ne t’étais fait qu’une blessure légère. Je dus m’enfoncer la lame plus profondément, car le sang jaillit en abondance.
— J’ai eu peur. Ma mère pouvait nous surprendre. Comment lui aurais-je expliqué cette blessure ?
— Pendant ce temps, j’ai regardé le sang couler. Si tu avais regardé avec moi, au lieu de t’inquiéter pour rien, tu aurais peut-être vu toi aussi.
— Qu’as-tu vu, Franz ? Qu’aurais-je vu avec toi ?
— J’avais posé mon poignet sur l’herbe. Le sang s’échappait de l’entaille et s’enfonçait dans la terre qui l’absorbait en ne laissant qu’une tache brune. Autour de nous le silence de l’été tremblait dans la chaleur de midi. Un oiseau changea de branche...
Au regard perdu de ses grands yeux clairs, au sourire de bouddha qui releva les coins de sa bouche avec une énigmatique fixité, je vis qu’il planait à nouveau dans son rêve intérieur où je n’étais pas digne d’être admis. Mais que lui demander de plus, ce soir, maintenant qu’il m’avait dit, pour la première fois depuis Lübeck, « je t’aime » ? Am., p. 239. ’

Friedrich ne perçoit que trop tard la beauté et la valeur de ce pacte quand Franz a pour une dernière fois fondu son existence dans les éléments et dans l’univers, partant vers la mort avec son secret et avec le secret de l’existence. Sa façon de faire corps avec la nature, de se fondre dans la nature, le culte de Franz pour les forces naturelles ne s’assimile pas à une religion, ils font partie de son mystère et détiennent la raison de son abstraction, de sa rigueur morale. Fils des vents, Franz échappe au déterminisme humain et semble destiné, par sa grâce, à ne pas se laisser toucher ni capter par les passions humaines ; ainsi il échappe par la mort, une mort merveilleuse, à l’emprise amoureuse de Friedrich. Si Franz, par son absence d’identité, se lie naturellement à l’univers, semblant planer au-dessus du monde, évoluer non pas dans l’Europe secouée par les conquêtes napoléoniennes mais dans une sorte de rêve, Nicolas, par son identité russe (« il venait de Russie, pays de neige et de chasteté, enfoncé par les communistes dans un long hiver puritain », p. 168), parvient à un résultat analogue : le jeune homme pour qui « la matière n’est que l’enveloppe de l’âme » (p. 96) est doué d’une existence qui le hisse au-delà du monde commun. Son rapport avec les éléments est tout aussi magique et merveilleux que celui de Franz.

‘Une nuit, pendant qu’il dormait, elle se releva pour fermer les robinets. Il les avait laissés, une fois de plus, grands ouverts. Au moment où elle s’apprêtait à tourner la poignée, elle regarda vers le dormeur. Emmailloté dans son drap, il souriait. Son haleine tranquille écartait ses lèvres à intervalles réguliers. Sa figure respirait la satisfaction d’un repos harmonieux. Elle n’acheva pas son geste et retourna dans son lit, laissant l’eau et la lumière se répandre. Son compagnon n’appartenait pas tout à fait à ce monde. Ce n’était pas à elle, l’Alice « de courte vue », la petite juive, de priver son beau compagnon du ruissellement dont il avait besoin pour accompagner son rêve intérieur. Nicolas, p. 128.’

Or, tandis que Friedrich n’est pas en mesure de prendre part aux contemplations et aux rêveries de Franz, rivé comme il est par son désir, attaché par tempérament à la réalité, Rachid comprend immédiatement que le seul moyen d’aimer Nicolas est de l’admirer, de le contempler, de loin, sans s’autoriser de contact physique, ni même de relations véritablement amicales. La contemplation lointaine et secrète, le rapport paternel qu’il instaure à l’égard du jeune russe (il lit et corrige l’étude de Nicolas sur Paul Ier, ne laissant percer que son intérêt intellectuel, son rôle de Mentor et dissimulant tout de ses sentiments) : tout concourt à cette idéalisation amoureuse. Rachid se satisfait pleinement de son observation solitaire, il trouve dans ce rapport de quoi combler son désir d’élévation, il nourrit son âme d’une rêverie qui restaure la stimulation d’un désir d’interdit qui motivait depuis toujours sa quête du plaisir.

‘L’amour courtois est-il possible en l’an 2000 ?
Avec la régularité et le sérieux du croyant qui accomplit un rituel, Rachid se postait le soir près de sa fenêtre. Aucune lampe ne brûlait dans le bureau. Il restait debout, dans l’obscurité, à regarder Nicolas. Qu’attendait-il de ces contemplations ? Rien. Elles avaient en elles-mêmes leur terme et leur fin. Il ne voulait rien de plus. Il n’espérait rien au-delà. Il ne pensait même pas qu’il pût y avoir quelque chose de plus beau que de se tenir, dans l’ombre, devant Nicolas éclairé.
Culte muet, ravissement immobile, dont Nicolas n’avait pas le moindre soupçon. Jamais Rachid ne songea à lui faire part de ce qu’il ressentait. Le secret était un élément essentiel de son amour. Il fallait que non seulement les autres fussent tenus dans l’ignorance de cet amout, mais que celui qui en était l’objet n’en sût rien.
Nicolas,
p. 164.’

Auréolé de ce mystère qui le tient à distance du monde et lui donne une attitude d’égale indifférence pour tout ce qui l’entoure : ne se souciant pas plus des économies nécessaires que des sacrifices d’Alice qui doit payer de son corps les nuits d’hôtel, ni des motifs qui peuvent pousser Rachid à faire don d’une caution pour qu’ils puissent se procurer un logement décent. Pourtant ce n’est pas l’égoïsme qui définit le rapport de Nicolas aux autres, mais une absence totale de considération pour la réalité dans ses relations avec autrui. Sans goût ni don aucun pour la psychologie, les autres pour lui ni l’objet de curiosité ni celui de sa méfiance, Nicolas ne se doute de rien et ne sent pas l’attirance qu’il suscite chez les autres, la force de son charme mystérieux, la puissance de sa beauté. Les effets que provoque sa seule présence lui sont apparemment étrangers. Cette passion ardente, cette flamme pure et sans utilité qui animent Rachid sont dans Nicolas l’aboutissement esthétique de figures déjà présentes dans l’oeuvre fernandezienne : on trouve ici un point d’orgue à cette quête de l’amour pur entreprise par Friedrich, ou encore à cette recherche du beau et de l’inutile menée par le duc de Sansevero. Nicolas est le personnage qui justifie toutes les quêtes et provoque toutes les extravagances et toutes les folies imaginables. Le lecteur ne s’étonnera donc pas de retrouver chez Rachid des propos très proches de ceux de Friedrich :

‘— [...] Ce qu’il y a de beau avec Nicolas, c’est qu’il me pousse au mouvement contraire : à garder la distance, à me tenir à l’écart, à rester loin. En somme, l’amour pur, dissocié de la possession. Le corps de la femme attire toujours l’idée de l’utile : comment faire pour aboutir, notion affreuse inscrite dans la différence des sexes. La beauté de Nicolas est de l’autre côté d’une clôture, comme le saint sacrement sur l’autel. Ce qui dérobe l’Eucharistie au contact le grandit dans le coeur. »
Sur le palier avant de me serrer la main, il me dit encore :
« Je m’inquiète pour Juliette. Je ne voudrais pas qu’elle souffre, et pour rien. Nicolas n’est pas tout à fait de ce monde. Dis-le à Juliette, si tu en as l’occasion. Je t’en prie Antoine. Dis-lui que je ne lui ôte rien en aimant Nicolas. Nicolas, p. 144.
Il émanait de lui une lumière qui agissait sur ceux qui le regardaient comme la réminiscence d’une patrie lointaine, perdue et impossible à regagner. Aussi ne devons-nous pas nous étonner qu’il nous ait été enlevé si vite. C’est le sort de la beauté que d’être promise à un sacrifice précoce, pour expier l’inquiétude dont elle trouble involontairement les coeurs.
En me lamentant sur la disparition d’un ami si cher et tendrement aimé, je me montrerais bien infidèle à sa mémoire. Nous nous aimions sans poursuivre de but défini, ni chercher aucune utilité. Telle l’affection qui unissait dans la Rome antique Lelius et Scipion, et faisait dire au premier, après la mort du second : « De même que sa présence ne m’apportait rien, sa mort n’a rien pu m’ôter. » Nous comparions souvent ce lien qui attache deux amis indépendamment de toute fin sociale, et sans avantage pour aucun des deux, avec celui du mariage où d’autres considérations interviennent nécessairement.
Am., p. 405. ’

Si l’on tient compte de la différence de points de vue (Rachid et Friedrich n’en sont pas au même point de leur trajet, l’un découvrant seulement la nature exceptionnelle de cet amour, l’autre devant renoncer à cette quête qu’il découvre vaine après la mort de Franz), ces regards portés sur la séduction de ces deux anges semblent parfaitement comparables dans l’esprit et dans la forme. L’amour pur, l’amour idéal est en fait un amour impossible dans la visée de partage, de fusion et d’osmose que la notion d’amour suppose ; l’amour dont ils ont rêvé ne peut être qu’un sentiment univoque pour rester idéal, secret pour rester merveilleux, sans réalisation pour demeurer mythique. Mais pour eux, personnages bien réels, cette quête amoureuse se révèle justement impossible car c’est la réalité dans toute sa trivialité qui se rappelle à eux, au moment où, n’y tenant plus, hommes de chair ayant caressé l’espoir de devenir des anges, ils ont enfreint la loi qu’ils s’étaient fixés. Tandis que Rachid présuppose la dégradation de l’amour idéal et pur que provoquerait le contact physique, l’intrusion du toucher dans sa relation contemplative, Friedrich découvre peu à peu les abîmes de la sensualité et de la satisfaction sexuelle.

Dans les deux cas, c’est un personnage extérieur (un « opposant » comme disent les cuistres) qui déclenche en eux une sorte de crise du désir, qui les mène à commettre des excès et à se compromettre. En effet, ce n’est qu’après la provocante mise en scène d’Henri Sauterot (lequel tente de ridiculiser et de pousser à bout Nicolas qui parvient de façon énigmatique à échapper au ridicule) que Rachid semble se dérouter et quitter sa ligne de conduite, ne se contentant plus d’une contemplation à distance mais exigeant un rapport sexuel et espérant ainsi compromettre son amour en avilissant son idéal. Différentes interprétations sont possibles pour expliquer ce revirement : est-ce parce que les autres, poussés par Henri, ont voulu toucher Nicolas, violer son intimité et ont ainsi anéanti l’idéal de Rachid, que celui-ci monte au cinquième étage, ou est-ce, comme le pense Antoine, le narrateur, parce que le refoulement de ses pulsions n’était pas possible plus longtemps que la bête a soudain pris le dessus sur l’ange ? Quoi qu’il en soit, la scène qui suit montre à quel point Rachid est possédé non seulement par sa fascination mais par quelque chose de plus fort encore, qui peut s’assimiler à l’esprit de conservation (moins de sa vie que de sa dévotion) et qui, l’empêchant de passer à l’acte, lui interdit de porter atteinte à l’objet de son culte.

‘Hélas pour Rachid, s’il faut dire toute la vérité, celle-ci était moins glorieuse. Il avait beau, à force d’injures, d’obscénités, chercher à s’exciter, comptant, comme un charretier, faire avancer sa mule à coup de braillements orduriers, la mule n’avançait pas. Recroquevillée, ratatinée, toute fripée, toute flasque, elle refusait le service, bête rétive ou flapie.
La panne ! La panne minable ! La panne honteuse ! Jamais, dans sa carrière de gay, Rachid n’avait connu le fiasco. « Ai-je perdu l’entraînement ? » se disait-il stupidement, de plus en plus furieux et pressé d’en finir. Et, à nouveau, de chercher à se fouetter par les mots. « Petite pute, tu fais semblant de ne pas te réveiller, pour te faire chatouiller plus longtemps l’orifice, etc. » Or, si Rachid n’aboutissait à rien, il n’en était pas moins vrai que Nicolas dormait pour de bon. Le Russe, l’enfant et le buveur de bière s’étaient coalisés pour l’enfouir dans un sommeil de plomb.
Nicolas, pp. 267-8.’

Le réalisme de cette scène de fiasco (description crue et vocabulaire injurieux) induit une sorte de dichotomie chez le personnage qui d’une part veut abîmer et d’autre part préserver son idéal. Rachid est trahi par son propre corps comme Friedrich et Porfirio l’ont été eux aussi. Le corps prend la parole pour le personnage, lieu de l’expression du désir, il devient la parole de l’âme. L’idéal reste intact, au sens propre comme au sens figuré, le trivial, vaine tentation de banalisation d’une relation hors du commun, n’est pas la voie du salut. La séduction d’essence mythique, religieuse et merveilleuse, l’amour sacré ne se laissent pas apprivoiser par des gestes ordinaires, par le simulacre de l’amour. Le trivial dans la relation amoureuse représente la tentative d’échapper à son idéal, d’échapper à la quête exigeante de la pureté, et, dans les trois cas cités plus haut (Friedrich, Porfirio et Rachid), l’attitude de l’aimé est essentielle, elle permet de maintenir le sentiment amoureux dans une sphère supérieure où les rapports charnels ne sont que la plate satisfaction d’un désir toujours renaissant, toujours plus fort. Nous retrouvons ce réalisme, dans une certaine mesure, lors des deux autres scènes de fiasco amoureux, et dans ces deux cas encore le trivial et l’idéal sont en concurrence, si bien qu’il faut s’interroger sur la place du corps dans la relation amoureuse.

‘Franz se souleva, embrassa Friedrich sur le front, puis chercha ses lèvres où il déposa un baiser. Il retomba sur l’oreiller et resta immobile, les yeux fixés au plafond, la main dans la main de Friedrich. Si au moins il avait montré une expression de blâme ou de dégoût ! Mais non : lointain et vague comme d’habitude, il regardait le plafond, un sourire aux lèvres, laissant la basse besogne s’accomplir à côté de lui. [...]
Or, ce soir-là [...] il fut victime d’une étrange mésaventure. Chaste depuis une semaine, il s’était étendu contre Franz dans une extrême excitation. Dès qu’il l’eût empoigné, son sexe se ramollit entre ses doigts. Quelque effort qu’il pût faire, il commençait à craindre le fiasco, lorsque se produisit un événement extraordinaire. De son membre à demi flasque la semence s’écoula sans préavis et se répandit sur son ventre. Il n’en éprouva ni émoi, ni jouissance, ni aucune des sensations voluptueuses qui accompagnent le jaillissement après la tension. La fonction physiologique s’était accomplie régulièrement — mais en le frustrant du bonheur escompté.
Am., pp. 313-4.
Les lèvres entrouvertes mais les yeux fermés, comme barricadée contre moi dans un refuge impénétrable, tu ne cherchais ni à coopérer ni à te dérober. Ah ! qu’une tentative de résistance m’eût paru plus stimulante que cette soumission désolée ! Forte de cette détermination héroïque qui te secourt dans les épreuves, tu subissais mon exigence, mais l’homme qui te désirait ne sut que faire d’une dépouille inerte. Docilité trop passive, qui accordait tout en ne cédant rien. Il sentit sa vigueur lui manquer ; et, faute de l a plus petite participation de ta part, perdit jusqu’à l’envie d’arriver à ses fins. Porf., p. 59.’

La passivité, distincte de l’abandon, caractérise aussi bien Constance qui laisse Porfirio chercher seul la satisfaction de son désir, que Franz qui, patient, attend que Friedrich comprenne enfin que son bonheur ne se trouve pas dans la volupté sexuelle, que Nicolas enfin qui, dormant, s’apparente à une sorte de héros de conte de fées ou de fable mythologique. Tous trois s’offrent sans se donner et tous trois évitent la possession amoureuse comme risque de dégradation morale. Cependant il convient de préciser que cette dégradation morale n’est pas dotée de sa signification ordinaire ; il ne s’agit pas là de la morale traditionnelle (religieuse ou non) qui réprouve, interdit ou autorise, mais d’une philosophie et d’une attitude particulière face à l’existence qui les hissent au-delà de la vie normale, qui les assimilent à des idoles, à des dieux ou à des anges. Ainsi les créatures capables de vivre indépendamment de l’empire des sens sont assimilées dans le roman fernandezien non seulement à la séduction (leur charme abstrait, leur qualité d’intouchables, les rend plus fascinants encore) mais à un idéal amoureux, proche de l’idée de fin’amour.

Le fiasco n’est donc que la sanction évidente et incontestable de cet amour impossible. Par la panne sexuelle, par la sagesse de son corps, le héros comprend enfin que le but qu’il poursuit, que le désir qu’il cherche à satisfaire est radicalement opposé à son idéal amoureux. « La lune, reine des eaux et des nymphes » (Constance), le sylphe (Nicolas), « un séraphin du ciel » (Franz) sont en fait des messagers, des créatures qui, échappées d’un autre monde, sont chargées de faire comprendre aux héros la différence entre la pureté du rêve et la réalisation de l’amour. L’amour qu’ils imposent comme le seul amour possible est une relation dont le corps est absent, non pas à cause d’interdits religieux mais parce que pour eux l’acte sexuel est une façon de s’enchaîner au quotidien, d’entrer dans le cercle de la possession et du renoncement à soi-même, d’abdiquer sa propension à être libre. Or, le dilemme des héros n’est-il pas contenu dans cette contradiction qui d’une part les pousse à revendiquer une liberté, celle de l’amour ou celle d’être soi-même, et d’autre part les enchaîne de nouveau à une autre nécessité, celle de se donner la possibilité de posséder l’amant ?

Notes
74.

Dora, pp. 26-7.

75.

Il est intéressant de noter que la première manifestation de la jalousie de Friedrich a lieu dès leurs retrouvailles. Franz loue les qualités de Julius, jeune homme doué pour tout. Devant le malaise de Friedrich, il est contraint de le rassurer non seulement en paroles : « — Idiot, l’Ami, l’Élu, il n’y en a qu’un, et c’est toi ! » mais aussi en le touchant : « Franz le secoua par l’épaule. ». (Am., p. 91).

76.

Parvenu à Venise Friedrich a non seulement parcouru un long chemin mais il a aussi fondamentalement évolué et, si les motifs qui justifiaient sa quête à son départ de Lübeck demeurent les mêmes, ses considérations éthiques et ses idéaux esthétiques ont subi de radicales transformations. Ainsi, ses préventions initiales contre le rêve romantique : « Non, Friedrich est un esprit trop précis, trop méticuleux, pour se contenter, comme Novalis, de soupirer après la Fleur bleue du rêve » (p. 38) se changent plus loin en « Je cherche le pur, l’élémentaire, le nu. Comme le héros de Novalis, je descendrai jusqu’au fond de la mine, si c’est la que pousse la Fleur bleue impolluée » (p. 185). Sa conversion romantique est à la fois sentimentale et artistique, le jeune héros se donne ainsi les moyens de satisfaire son désir. On peut même ajouter à cette conversion une relecture des dogmes religieux qui ont formé sa pensée et sa conscience. La révolution est donc totale et ne laisse intact aucun aspect de la vie de Friedrich.

77.

Dès son apparition dans le roman et dans la vie de Friedrich, Franz est en effet auréolé du mystère des êtres surnaturels : « [...] il paraissait aussi frais et dispos que s’il n’avait pas, en douze jours, parcouru plus de trois cents milles. Ses mains, son visage, son cou étaient blancs et propres. Même la poussière de la route ne s’était pas attachée à la toile de ses brodequins. Il semblait avoir survolé les montagnes du Harz, les plaines de Hesse et de Westphalie, plutôt que cheminé sous le soleil de juillet. » (Am., p. 62). Un peu plus loin encore, à Vienne, c’est son absence de transpiration (pp. 92-3), puis l’indétermination de son identité (p. 122).

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On n’échappe pas en fait au désir de captation, sinon par le sacrifice de sa vie, c’est-à-dire par une mort réelle ou symbolique, une mort sociale, comme celle de Euloquia dans L’École du Sud. En dépit de ce nom, la tante de Porfirio est réduite au silence et enfermée dans une tour par son mari. Le mythe de la recluse est ainsi prolongé en une terre où les coutumes justifient les rapts et les assassinats de femmes insoumises, où « Un Sicilien qui ne se montre pas jaloux n’existe pas » (p. 66). Il est d’ailleurs intéressant de noter que si la souffrance de celui qui est jaloux est largement exposée dans les récits fernandeziens, celle de la proie n’apparaît pas au même titre. Aucun narrateur parmi ces victimes qui ne s’expriment que pour donner leur point de vue sur l’existence, mais la valeur politique et sociale de leur discours est nulle. Leur voix n’est entendue que comme une plainte, une prémonition, non comme une rébellion. Élevée à la hauteur d’un art par l’opéra, elle n’en demeure pas moins un cri inutile.

79.

Il est d’ailleurs des ajouts significatifs dans ce texte définitif par rapport au premier état du manuscrit. Ainsi, pour donner plus de relief et d’intérêt au personnage de Nicolas, l’auteur a ajouté une comparaison du personnage avec Aliocha et a inséré aussi cette expression importante, qui annonce la valeur angélique que Rachid prête au « jeune Pétersbourgeois qui lui tombait du ciel » : « Juliette, je l’ai compris plus tard, se demandait, en voyant son mari aux petits soins pour Alice, s’il ne cherchait pas à la tromper, et à se tromper lui-même, en manifestant si peu d’intérêt pour Nicolas. Pas une fois il ne lui avait adressé la parole, pas une fois il ne s’était tourné vers celui dont la beauté, l’éclat étaient pour tous un sujet d’étonnement. Il n’avait lancé vers le jeune homme que des coups d’oeil fugitifs, si rapides qu’une autre se serait laissée prendre par cette indifférence apparente. Juliette, toujours sur le qui-vive, pensa qu’il se forçait à ne pas le dévisager avec plus d’insistance. (Nicolas, p. 91).

80.

Dans ces deux romans, on retrouve (chez Nicolas et chez Franz) ce besoin de faire corps avec les éléments, de se nourrir de lumière et d’eau : L’Amour, pp. 326, 392-9, Nicolas, pp. 127-9, 188.