3) Le plaisir délivré ?

Le choix de l’amant revêt une importance capitale : toujours dans le roman apparaît le goût du narrateur non pas pour une personne qui lui ressemble mais au contraire pour quelqu’un de différent. L’une des différences les plus importantes est la différence d’âge. Elle justifie non seulement l’élan de la découverte de l’autre mais aussi une particularité du roman : le besoin de s’expliquer du narrateur ou du personnage principal. Ainsi, L’Étoile rose, Dans la main de l’ange, Porfirio et Constance sont à la fois des lettres, des confessions et des mises en lumière d’un destin adressées à un amant par leur narrateur. Il s’agit pour lui non seulement de raconter de son point de vue une histoire d’amour mais de reparcourir le passé amoureux, d’en faire une histoire exemplaire, pour mieux l’expliquer ; là, la trame romanesque fondée sur une quête individuelle se double d’une dimension historique : le personnage n’est pas choisi au hasard, il a individuellement un intérêt et collectivement représente un archétype. Le ton intime du récit est garant tout à la fois de la sincérité et des efforts déployés pour s’approcher de la vérité. Comment s’expliquer, comment se faire comprendre de celui que l’on aime, comment éclairer à ses yeux les instants capitaux de son existence, sont donc les questions qui motivent le récit.

Le personnage emprunte à l’art de la psychologie et du récit d’analyse pour donner cohérence et profondeur à son histoire individuelle, le romancier réutilise les méthodes du psychobiographe, et c’est parce que tout n’a pas été dit, parce que l’histoire d’amour a atteint son terme ou du moins une étape importante, que le héros ressent la nécessité de revenir sur des faits qu’il juge capitaux, pour tenter de comprendre ce qui demeure mystérieux. C’est pour Alain que David retrace son histoire et, au-delà d’Alain, pour toute une communauté, voire une race :

‘Je te parle, je te parlerai de moi. Des années que j’ai vécues avant de te connaître. D’une éducation, d’une époque si différentes en effet des tiennes, que tu regretteras peut-être de m’avoir fait involontairement souffrir, par pure ignorance des conditions qui ont forgé mon caractère. Plusieurs de mes exigences t’ont apparu incompréhensibles ; certaines inacceptables. Tu aurais mis une sourdine à mon persiflage, si seulement tu avais eu quinze ans de plus. J’entreprends ce récit pour nous dédommager, en quelque sorte, des malentendus qui contrarièrent les débuts de notre amour. Mais si tu pensais que, en te racontant mon histoire, je ne te parle pas de toi également, tu ferais preuve de légèreté. Ignores-tu que tu portes en toi-même, en plus de quelques années de ton état civil, le passé historique de ta race ? Une chaîne, ininterrompue, nous unit à Étienne Benjamin Deschauffours, qu’on brûla vif sur la place de Grève, et dont les cendres furent dispersées au vent, pendant que ses biens étaient acquis au roi. Je ne suis pas ton « vieux », comme tu me le dis parfois, selon notre habitude de nous moquer l’un de l’autre. Je suis une partie de toi-même. La plus précieuse peut-être, ta mémoire inconsciente, d’où tu tires ta gaieté, ton insolence et ton charme. Les larmes de découragement, je les ai versées à ta place, l’injustice du destin, je l’ai subie pour toi. Je suis ton propre passé. Étoile, p. 15. ’

Le récit est donc l’occasion d’un bilan, il s’agit d’éclairer justement cette différence d’âge et de génération qui non seulement sépare mais unit les deux amants. Car la libération tant attendue par la génération de l’aîné a été provoquée par celle du cadet et c’est à partir de cet instant d’histoire que se noue l’aventure amoureuse et, après lui, que se crée la nécessité d’écrire pour expliquer et pour témoigner. David veut apporter à Alain une sorte d’héritage, sa démarche a aussi une dimension initiatique : il s’agit non seulement pour lui de mieux parvenir à comprendre son propre destin en l’expliquant à son amant mais aussi de tenter d’expliquer à Alain ses propres mystères, la raison de son instabilité. La différence d’âge entre les amants, comme chez les Grecs, permet l’éducation du plus jeune mais elle est aussi l’occasion d’une remise en question plus générale. L’amour que recherchent les personnages, liés de façon directe ou non à un mythe, doit toujours représenter un défi, figurer la transgression d’une norme. Ainsi, la différence d’âge est, sur un mode mineur, la réintroduction d’un obstacle : ce n’est pas malgré cette différence mais grâce à cette différence que les personnages se promettent de s’aimer.

La différence d’âge, qui est aussi une différence de culture comme le montre le récit de David, est parfois doublée par la différence sociale. Pier Paolo ne s’éprend que de jeunes amants d’un milieu nettement inférieur au sien, l’obstacle recherché ici révèle un des aspects les plus importants de Pier Paolo : son sentiment de culpabilité à l’égard du plaisir qu’il recherche, son incapacité à séparer la recherche de la volupté de celle d’un châtiment. Mais cette moralisation de l’amour n’apparaît qu’au moment où le plaisir sexuel, la jouissance naturelle, ne semblent plus possibles, au moment où Pier Paolo, gagnant mieux sa vie, franchit la frontière et se retrouve du côté des bourgeois, du côté de ceux pour qui le plaisir se raisonne en termes d’interdits. Il y a, avec le déménagement vers le centre de Rome, une perte non seulement des amis de Ponte Mammolo mais une nouvelle perte de l’innocence du plaisir.

‘Les garçons des borgates, avec un sens grec et panique de la nudité replongeaient le corps dans son élément naturel, un coucher de soleil dans la campagne, le murmure du vent dans les myrtes, un tas de feuilles jaunissantes au pied d’un arbre d’automne. Ou, pourquoi pas ? le terreau gras d’un fond de jardin, les détritus abandonnés sur un chantier. À des draps propres j’ai toujours préféré une couche de papiers sales, aux secrets de l’alcôve l’excitation d’un lieu public.
S’enfuir sans laisser de nom, sans laisser de visage, ne même pas savoir avec qui on a couché : la suprême liberté pour les anciens. Dans leur mythologie, Éros apparaît sous les traits d’un enfant qui tire au hasard ses flèches. Le bandeau qui couvre ses yeux l’empêche de voir où elles touchent. Image qui t’aidera à comprendre ce qu’était la vie des banlieues romaines dans les années 50 : une abondance inépuisable de rencontres imprévues, de contacts sans suite. Douceur et joie d’être ensemble, hâte et bonheur de se quitter ! Ange, p. 210.’

L’innocence de Casarsa trouve une continuité à Ponte Mammolo : les ragazzi, jeunes gens livrés à eux-mêmes, se livrant à des délits, offrent à Pier Paolo une impunité et un désir affranchi de toute contrainte : le corps est satisfait en dehors des liens que crée la société pour enchaîner dans une union, dans des obligations, ceux qui s’aiment. Pier Paolo trouve donc une sorte de mythe des origines dans cette liberté absolue, sans pour autant trouver l’amour. Les relations qu’il noue avec ces jeunes des Borgates appartiennent à l’éphémère, ce plaisir est celui de l’instant, facile à trouver, il est facilement renouvelable, il le replonge dans un état d’enfance, lui qui fait déjà figure d’intellectuel. Cependant, cette situation ne l’identifie pas à ces jeunes gens : si Pier Paolo se donne l’illusion d’être des leurs parce qu’il partage leur plaisir et leur secret, il reste en dehors de leur cercle, ne prenant pas part à leurs expéditions nocturnes, et se sentant suffisamment responsable pour les récompenser après l’instant de plaisir par une pizza et un pourboire.

Quelle est la signification de ces cadeaux, quel sens leur donner ? Ceux d’une récompense, d’un salaire ou d’une attente d’autres instants de plaisir ? La question se pose ici comme elle pouvait se posait pour Svenn, comme elle se posera pour Danilo 81, car le don, le cadeau, remplissent une fonction éminemment symbolique qui transforme l’amour en un commerce, l’amant en un client dont la conscience est suffisamment inquiète pour avoir besoin de se sentir quitte en payant. Ainsi, l’intellectuel qui réclame à cor et à cri la liberté sexuelle, le droit à la différence, se révèle-t-il honteux de ce qu’il est, dès qu’il ne les trouve plus hors des relations sauvages instaurées par une bande de jeunes gaillards hors-la-loi. La quête d’un plaisir distinct de l’amour, de l’attachement, provoque la duplicité du personnage, qui, transporté dans une société régie par des règles, n’a pas le choix : ce sera ou la vie incertaine et dangereuse dans la recherche d’un plaisir nocturne avec le regret de ne pouvoir transformer le prostitué en amant, ou l’amour dans une relation stable et reposante mais pleine d’une nostalgie réelle pour le risque et le frisson.

Cette ambivalence, Friedrich, comme Pier Paolo ou comme Winckelmann, tente de la résoudre et par romantisme, par passion, se prend à croire que celui qui lui donne du plaisir pourrait aussi lui donner de l’amour. Les expéditions nocturnes de Friedrich dans le Pincio répondent à la même motivation : la dissociation de l’amour et du plaisir. Friedrich ne cherche pas seulement dans le Pincio le plaisir que lui refuse Franz, il cherche aussi un avilissement, il copie en cela la démarche de Canova qui exalte la beauté dans son atelier mais se complaît dans des relations avilissantes auprès d’un prostitué qui représente l’image inverse de ses modèles.

‘ Friedrich n’avait pensé prélever, sur son budget exigu qu’il tenait avec une vigilance dont sa mère eût approuvé la rigueur, [...] que quatre piastres. Tel était le tarif de base en vigueur au Pin-cio, croyait-il d’après ce qu’il avait entendu la première fois. S’il y était contraint (mais pas avant), il rajouterait deux piastres, comme le chevalier Canova. Aussi fut-il tout surpris de s’entendre répondre, à la question de Paolino :
— Douze piastres !
Pourquoi tripler la mise sans y être forcé ? Il n’eut pas le temps de réfléchir à cette générosité exorbitante. Paolino s’inclina devant lui, imité par ses camarades qui se répandirent en révérences obséquieuses et en salutations.
Magnifico signor tedesco !
Puis, changeant brusquement de ton :
Bel coco mio, reprit Paolino avec un dandinement et un sourire affectés, pour huit piastres seulement je vais avec toi dans le bois. Nel posco, insista-t-il en contrefaisant l’accent germanique.
Cette invitation grossière, cette impudence qui auraient dû lui répugner, causèrent à Friedrich une nouvelle sensation de plaisir. Il regarda, au rayon de la lune qui s’infiltrait entre les arbres, ce garçon à l’encolure de taureau et au faciès patibulaire qui exerçait pourtant sur lui une séduction inexplicable.
[...] Il y revint si souvent dans les semaines qui suivirent, et avec le même partenaire, que ce qui devait un jour ou l’autre se produire finit par arriver. Paolino l’accueillait chaque fois par des plaisanteries sur le perfetto Tedesco. Bien qu’il ne manquât pas de sortir de sa poche son briquet pour compter les huit piastres, Friedrich le considérait comme un ami, maintenant. Le garçon acceptait de recevoir son argent qu’après le passage dans le bois. Malgré sa méfiance persistante et son application à vérifier la somme, Friedrich pouvait avoir l’illusion que celle-ci n’était pas un salaire, mais un cadeau. 011Am., pp. 383-4.’

Désirer transformer une transaction, un commerce en une relation amoureuse, vouloir à tout prix considérer l’autre non comme un être qui se donne à condition d’être rétribué selon des règles établies, mais, par une sorte de romantisme, par attachement, comme un compagnon, voilà l’erreur de Friedrich. Le « cadeau » qu’il croit faire à Paolino transporte leur relation du terrain de la prostitution dans le domaine de l’amitié et là le prostitué ne se sent pas seulement floué mais humilié, nié dans son identité. Paolino insultant et frappant Friedrich réagit comme un homme qui exerce une profession sans vocation, qui distingue la fonction et la plaisir. Aussi Friedrich aurait-il tout aussi bien pu finir comme Winckelmann ou comme Pier Paolo, tué par celui qui devait lui procurer la volupté. Friedrich, dont l’attitude relève d’abord du mystère, se considérant comme la proie de celui qu’il n’est pas venu chercher et qu’il trouve malgré lui (comme le montre le passif « s’entendre répondre »), ne peut résister à la tentation du voyou, du modèle exactement opposé à l’amant (Franz). La duplicité qui s’opère est troublante car elle permet d’une part de distinguer l’amour solaire ressenti pour Franz et le plaisir nocturne et honteux procuré par Paolino, et d’autre part d’espérer changer le rite mortifiant de la prostitution en une relation amicale. Or si Friedrich triple d’abord la mise, s’il choisit malgré ses goûts le plus vulgaire et le plus laid des prostitués, c’est d’une part qu’il a honte d’être dans le Pincio et d’autre part qu’il veut préserver l’autre face de sa personnalité, celle qui tend vers la beauté et la pureté. Payer c’est se punir, et s’imaginer l’ami de Paolino c’est se mentir.

C’est donc le désespoir provoqué par un désir insatisfait qui conduit Friedrich vers l’infamie, vers l’inavouable quête d’un plaisir d’autant plus vif qu’il s’accompagne des frissons du danger et de la satisfaction paradoxale d’accomplir un acte interdit qui le compromet moralement. Paolino (diminutif de Paolo) est donc celui qui donne tout à la fois le plaisir et le châtiment : prostitué, il représente pourtant son patron saint Paul qui a créé des lois pour réglementer la volupté, comme Archangeli représente pour Winckelmann82 un ange contradictoire qui, en messager, apporte tout à la fois le plaisir et sa punition. Déçus par l’amour dont ils avaient rêvé, contraints de renoncer à la beauté d’un amour pur et libre, Friedrich et Pier Paolo sont amenés à chercher une autre stimulation à leur désir : celle du paria, celle qui les replace dans une situation d’autant plus voluptueuse qu’elle peut se révéler mortifère.

Aussi la revendication de la liberté face à la société peut-elle, elle-même, apparaître comme un indice de cette ambivalence. Celui qui réclame la liberté sexuelle, alors qu’il appartient à la race des exclus, qu’il est l’objet d’une réprobation et peut même être sous le coup d’une condamnation, ne provoque-t-il pas la société afin d’en être mis au ban ? La recherche de la liberté fait entrer en conflit les motifs avoués du citoyen qui se sent le devoir d’intervenir sur un terrain public et les mobiles inavouables de l’homme qui a besoin de se sentir sous le coup d’une menace dans sa vie privée. Gian Gastone représente sans doute l’un des cas les plus excessifs de cette tentation et de ce refus de la liberté, sa revendication voulant avant tout être une tentative de provocation des lois paternelles, afin d’échapper aux obligations du mariage :

‘« Mon amant, il mio drudo 83 (une vraie provocation, dont le grand-duc se contenta de sourire) n’est pas un noble échantillon de l’espèce humaine, il est apprenti pâtissier.
— Platon s’entraînait à la philosophie avec un garçon de bains.
— Il n’est même pas blanc. Michelangelo ni Benvenuto ne l’auraient pris pour modèle. C’est un métis ! »
Le grand-duc, cette fois, parut déconcerté.
« Sa mère, renchérit Gian Gastone, est une Maltaise ! Une Moresque ! Peut-être la fille d’un esclave barbaresque !
— Excellent ! murmura Cosimo III, qui s’était repris. Excellent ! Plus que jamais tu t’inscris dans la haute tradition de la pédérastie antique ! Depuis combien de temps n’as-tu pas relu ton Virgile ? Quid tunc si fuscus Amyntas : qu’importe si Amyntas a la peau brune. Tu es attiré par ce qui reste de soleil sur un corps. On pourrait avoir plus mauvais goût. [...]
À bout d’arguments, Gian Gastone bredouilla :
« Vous ne pouvez à la fois permettre que je me conduise en païen et me pousser dans les saints liens du mariage, comme vous les appelez.
Sancta simplicitas ! L’épouse est pour la procréation, les amis de coeur pour la récréation. La poésie de l’âme peut et doit coexister avec la prose de la vie. Réserve ce qu’il y a de meilleur en toi à ton ami de coeur, et, pour le reste, obéis-moi. Tu auras vingt-cinq ans le mois prochain. Le trône a besoin d’un héritier. » Médicis, pp. 124-5. ’

Cette tentative de provocation de Gian Gastone est brutalement mise en échec par le cynisme de son père. Mais Gian Gastone qui revendiquait par là une certaine liberté, celle d’échapper au mariage, d’échapper aux obligations qui incombent au grand-duc (« donner un héritier », mimer comme son père la dévotion religieuse), voit son désir anéanti par l’inattendue bienveillance paternelle. Cette conduite qu’il pensait intoléra-ble s’inscrit dans la tradition familiale, elle est partie intégrante de la noblesse des Médicis selon Cosimo III, qui reconnaît deux points d’attache, l’un catholique et l’autre antique, à sa culture. Gian Gastone, se découvrant libre d’aimer Damiano, devra donc pousser plus loin la provocation pour menacer son image et se rendre intolérable et condamnable. Gian Gastone muni des préjugés religieux et sociaux de son époque, croyant s’abaisser aux yeux de son père en se déclarant antiphysique, se heurte en fait à la libéralité et aussi à l’hypocrisie d’une société, qui permet aux puissants et aux artistes de satisfaire leurs désirs tandis qu’elle les condamne avec sévérité pour le reste du monde.

Cosimo III admet et encourage « l’antiphysisme » de son fils pour des motifs culturels, au nom d’une noblesse morale qui établit un lien entre Gian Gastone et l’antiquité grecque, mais, si cet argument historique 84 permet en effet de justifier la revendication de la liberté sexuelle, il convient aussi d’examiner les autres arguments exposés par les héros. La culture ne suffit pas, il faut aller plus loin, car si la fable de Virgile a une fin avec le départ de Svenn, il faut bien admettre la chute de cette valeur culturelle, son inefficacité à persuader le monde et la nécessité de trouver d’autres moyens pour convaincre la société et rétablir la liberté. La Bible elle-même fournit des fables susceptibles de convertir les plus hostiles à la liberté sexuelle, les religieux les plus respectueux du dogme. Ici, comme dans le cas du retour aux origines antiques, il s’agit d’effectuer un retour au texte afin de montrer, par son analyse, que la parole biblique, ou parole divine que Dominique Fernandez oppose aux mots de Moïse, met en scène l’homosexualité et en exalte la beauté.

‘David : je lisais et relisais dans la Bible l’histoire du roi d’Israël. Un épisode m’aurait enchanté plus particulièrement, s’il ne m’avait pas causé en même temps une gêne, dont je ne soupçonnais pas la raison : là où Samuel, dans son Livre, dit que l’âme de Jonathan s’attacha à l’âme de David, que chacun de ces jeunes gens se mit à aimer l’autre comme lui-même, et qu’ils échangèrent leurs vêtements.
Tubert disparu, je n’avais plus qu’un seul meilleur ami, Daniel, le fils du Dr et de Mme Grand-ville. Sa chambre donnait sur un marronnier en fleur, de l’autre côté de la place Belledonne. Plus hardi, j’aurais proposé à Daniel d’échanger nos blousons. Mais Daniel, toujours propre et bien mis, n’était pas un rêveur. Il m’aurait répondu que la Bible est pleine d’exagérations, qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre des métaphores poétiques. Pour tout dire, même en tenant compte de son caractère réaliste et posé, je ne savais si je lui aurais donné tort. Quand je lisais l’élégie que David composa après la mort de son ami, je me défendais mal d’un certain embarras. « Tu m’étais délicieusement cher, ton amitié m’était plus merveilleuse que l’amour des femmes. » Voilà des choses que nous pouvons ressentir, nous, entre garçons de notre âge. Devait-on les imprimer dans un livre sérieux comme la Bible ? Étoile, pp. 56-7. ’

Le rappel de l’histoire de David et de Jonathan 85 est une source d’interrogations et de permissions car, si même le texte saint raconte cet amour entre deux jeunes hommes, alors pourquoi continuer à s’interdire ce que la société réprouve au nom d’une morale judéo-chrétienne ? Dieu semble lui-même autoriser cet amour que David sait coupable puisque la signification du Livre de Samuel lui paraît indiscutable. C’est donc ici une question de lecture et d’interprétation, entre les religieux qui n’accordent de crédit qu’aux lois de saint Paul ou aux interdits prononcés par Moïse et ceux qui laissent l’ambiguïté naître d’un épisode que l’écrivain veut qualifier d’amoureux. Il s’agit en tout cas pour David de s’approcher de la vérité, de trouver une preuve de l’injustice de sa condamnation, et cette trace trouvée dans la Bible constitue sans doute l’un des meilleurs encouragements...

L’interrogation des origines, l’examen de sa conscience devant Dieu, le retour au texte pour trouver le courage nécessaire à la liberté amoureuse commencent donc avec la relecture du texte sacré mais se poursuit au-delà avec la prise à partie de Dieu lui-même. Friedrich va affronter ce qu’il considère comme « le Tribunal de la plèbe86 », l’interrogatoire accusateur de Ludwig, Joseph et Wilehlm qui lui reprochent de se compromettre avec Franz et de les trahir. C’est au nom de leur patrie et de leur religion que ces trois jeunes garçons parlent en exhortant Friedrich à renoncer à cet amour coupable, allant même jusqu’à le menacer. Le jeune homme se remet alors en question :

‘J’en viens maintenant à ce qui devrait être mon second péché : la transgression de l’interdit établi par Moïse et renouvelé par saint Paul. Un interdit est toujours générique, abstrait et sec. Si l’acte « innommable » est commis par oisiveté ou par dépravation, que le coupable soit puni. Mais si l’inspire le pur amour, il n’y a plus ni faute ni châtiment. L’anathème biblique ne vise que les tièdes et les débauchés. [...]
M’interdire d’aimer Franz au nom de Moïse et de saint Paul, ce serait sacrifier la pureté de mon amour à une loi abstraite. Vous ne jugerez pas mon amour d’après sa conformité ou sa non-conformité à une loi générale et abstraite, mais d’après sa force et sa beauté intérieure. [...] Mon amour pour Franz est mon oeuvre ; il ne ressemble à nul autre ; mon esprit et mon coeur sont les seuls tribunaux devant lesquels il ait à comparaître. Être éternel, souffre que ne me prosterne pas au pied de ton trône en coupable, mais en homme libre, à qui tu as prescrit pour seule loi d’écouter la voix de sa conscience. Am, pp. 204-5. ’

Homme libre affranchi du poids des dogmes et des lois arbitraires, Friedrich n’est pas pour autant sans conscience, sa démarche morale montre ici à quel point le jeune homme tente de rester honnête, de faire de l’ordre dans son esprit, tout en rationalisant et en faisant la part entre le Beau, l’idéal qu’il recherche et ce qu’on lui a inculqué depuis l’enfance. Son détachement des lois morales représente donc une sorte de coup d’État : Friedrich ne se contente pas de prendre sa liberté, il en profite pour réinventer et redéfinir la notion même de Dieu, de péché et de religion. Là encore, il s’agit de trouver la force intellectuelle de mener une démonstration et une argumentation indépendantes des enseignements ordinaires et liées à un retour à des valeurs originelles. Ce monologue sincère, s’il est toujours lié à une culture, à la recherche d’une caution historique, à un sens des origines, prépare ce qui deviendra l’argument décisif de la quête de liberté, c’est-à-dire la volonté de montrer que l’homosexualité ne doit pas tant être permise parce qu’elle est présente dans la mythologie, dans l’Antiquité ou dans la Bible, mais bien parce qu’elle constitue un mouvement naturel, un désir aussi ordinaire que la soif ou la faim : « l’homosexualité n’est rien de moins que totalement naturelle » (Gan., p. 84). D’ailleurs, il est intéressant de constater que ce discours n’est plus tenu par l’intéressé dans le roman, mais par un autre personnage qui joue le rôle d’un témoin et qui donne une sorte de point de vue objectif qui se veut la parole du bon sens :

‘Vraiment, tu me fais de la peine, si tu as pensé que l’ange que je t’ai envoyé pour t’aider à combattre ton erreur n’est qu’un professeur de morale, ou un gardien de l’ordre public. Je t’aime, Friedrich, je ne veux pas que tu croies que la pureté soit la soumission aux préjugés du grand nombre. Am., p. 239.
Ici, en Sicile, on connaît les choses. À certains garçons plaisent les filles, à d’autres les garçons. Nul besoin d’en faire un drame. Ni de remonter à papa et maman. Ni d’appeler « déviation » une variante aussi courante qu’une rose rouge dans un massif de fleurs blanches. Prudence, oui, à cause de l’opinion. Je t’assure que sans la pression des familles, sans le désir de caser les fils, sans cette raison purement sociale, l’homosexualité serait bien plus répandue. Porf., p. 417.’

Franz, sans prendre part à cette forme d’amour, tient un discours sur la liberté de l’amour et distingue les « préjugés » de sa propre définition de l’amour pur qui légitime le désir de Friedrich sans pour autant l’encourager. D’autre part le message du père, Porfirio, à son fils, Vincent, rompt le lien entre la psychanalyse et l’homosexualité : il ne faut ni condamner, ni chercher à soigner, ni même tenter d’expliquer ce qui relève de la nature, ce qui est un désir naturel.

La liberté est donc accordée, donnée et il ne reste aux héros fernandeziens contraints d’abord de se débattre avec cette liberté toute neuve, que cette permission qui les prive l’excitation du danger et les installe dans le confort d’un amour comparable à tous les autres...

*

N’y a-t-il pas un rapport difficile entre une vie vouée à l’importance d’une oeuvre et la capacité même d’aimer ? Au-delà, qui aimer et de quel amour ? On a vu à quel point le désir engageait le créateur dans des dilemmes parfois impossibles à résoudre sinon par la mort. Au-delà du désir, de cette tension de l’être vers un autre, l’amour pose la question de façon plus profonde encore, puisqu’il engage non seulement dans l’instant mais aussi dans la durée du sentiment celui qui est animé et motivé par l’amour. Or, l’homme qui réclame le droit à la liberté d’aimer ne se heurte pas seulement à la société mais aussi à lui-même, à sa propre histoire.

Comment renoncer au besoin de la possession exclusive devient la question centrale pour Friedrich qui rêve d’un amour affranchi des certitudes mais qui se montre toujours inquiet de l’avenir, soucieux de savoir si la grâce du premier baiser ou de la première étreinte sera renouvelée. Cette incompatibilité entre l’idéal amoureux et la réalité amoureuse est l’un des leitmotive de l’oeuvre romanesque fernandezienne depuis Porporino, car c’est en effet Porporino qui le premier introduit cette question du regard et cette obsession de la possession de l’autre. Aimer l’autre, c’est s’aimer soi-même, on l’a vu, mais aussi aimer quelqu’un de différent, dont la personnalité, l’identité doivent rester des énigmes, des questions pour qu’un dialogue désirant s’installe, que la routine qui guette toutes les histoires d’amour ne menace pas celle des héros fernandeziens : différences d’âge, de milieu social, de culture sont autant d’obstacles à franchir et de sources d’enrichissement.

La liberté de l’amour, lutte de l’homme, lutte exprimée dans les oeuvres, s’accompagne elle aussi de questions délicates : comment accepter d’être libre, comment trouver la satisfaction d’un désir au grand jour alors qu’il a toujours été décuplé par les dangers de la nuit et du risque, de la clandestinité et du châtiment ? La musique est elle-même un moyen d’évasion véritable pour le personnage qui a besoin d’échapper à l’univers trop réel et trop pesant de la répression. À travers les héros de l’art lyrique il trouve des doubles et, au-delà, le moyen de supporter le quotidien et de rêver... L’extase, le bonheur, l’expérience d’une volupté extrême ne sont-ils pas promis aux hommes par des saints ou des héros mythologiques comme sainte Cécile ou Orphée ? La musique, partout présente dans l’oeuvre, ne pose-t-elle pas encore, par sa grâce et son mystère, la question des rapports entre le plaisir et la société ? Orphée n’est-il pas le héros de toutes les transgressions et le dieu de la liberté ?

Notes
81.

Voir Dans la main de l’ange, pp. 134-9 et 357.

82.

Voir Signor Giovanni, pp. 92-5.

83.

Ce mot très péjoratif signifie « amant » en italien.

84.

La récurrence des références à la mythologie grecque, avec le rappel des héros tels qu’Endymion ou Ganymède, mais aussi à la littérature grecque ou latine (Platon, Virgile et Ovide) qui inspire même l’auteur dans le choix de ses titres (Le Rapt de Ganymède), montre qu’il y a dans ce retour aux origines la volonté de justifier, une relation ou un sentiment condamnés par des connaissances, des preuves culturel-les.

85.

Mention que l’on retrouve d’ailleurs dans Le Rapt de Ganymède, pp. 204-7, agrémenté d’un commentaire qui démontre l’existence non seulement d’une relation homosexuelle décrite par la Bible, mais aussi de sa lecture comme telle par des jésuites du XVIIe siècle.

86.

Ibid., pp. 231-5.