1) La divine origine de la musique ?

Dominique Fernandez, comme la Musique dans le « prologue » de l’Orfeo de Monteverdi, déclare à plusieurs reprises son intérêt pour ce héros mythologique en donnant pour titre « Orphée » à deux chapitres de son oeuvre, et au-delà, en fournissant des preuves de sa passion pour la musique et l’opéra. Refuge, source de bonheur ou de plaisir, la musique est si souvent présente, et à une telle place de choix, que porter son regard sur Orphée constitue un moyen de mieux comprendre les enjeux esthétiques de cette oeuvre.

‘Orphée, le meilleur musicien de son temps, charme au moyen de sa lyre, dont les Muses lui ont appris à jouer, non seulement des bêtes féroces, mais les arbres et les rochers qui se déplacent pour le suivre. Négation, transgression de la loi qui établit des barrières strictes entre les trois règnes animal, végétal et minéral, et veut que la pierre soit pierre, immobile et froide, la forêt incapable de se mouvoir, la bête féroce inaccessible aux transports d’un sentiment tendre. Selon le principe d’identité qui régit chaque chose comme chaque être, et les isole entre les frontières étroites d’un état civil invariable. Banquet, p. 44.’

Dans le début de cette réflexion qui mène conjointement une interrogation sur la représentation musicale et picturale de « l’aède de la Thrace », le but de Dominique Fernandez est de découvrir quels sont les motifs de cette « prédilection » pour ce héros au caractère double et ambigu. Cette séduisante figure, sa signification symbolique et les conséquences de son influence méritent un examen minutieux, au cours duquel les découvertes et conclusions fernandeziennes seront tout à fois lumières et sources d’interrogations.

Musicien et magicien puisqu’il « charme », Orphée manifeste des dons hors du commun qui, s’ils précèdent les étapes de son destin qui retiennent habituellement en premier lieu l’intérêt, sont loin d’être négligeables. Animer, c’est-à-dire, doter d’une âme ; permettre aux éléments et aux différentes catégories de la nature de dépasser leurs limites respectives, en rendant mobile ce qui est immobile par essence : la pierre (« le rocher ») ; faire régner une harmonie idéale en rendant « tendres » des « bêtes féroces », mais aussi les séduire puisque ceux-ci le suivent : voilà les prodiges d’Orphée, et les merveilleuses capacités ainsi promises à la musique. N’y a-t-il pas lieu de se demander si l’on n’est pas ici en présence de la définition même de l’essence de la musique, laquelle coïncide avec celle du bonheur ? Paradisiaque et merveilleuse, secondée par une poésie originelle, la seule condition pour que le charme agisse serait le talent ou le génie du musicien...

Tout, chez ce héros, et en particulier cette disposition à repousser les limites étroites de l’existence, à détourner du droit chemin, était donc susceptible de « charmer » Dominique Fernandez ; il revient d’ailleurs sur sa fascination pour ces prodiges dans La Rose des Tudors et Porporino. Mais il y a plus, au-delà de ces facultés, c’est aussi la seconde partie du destin d’Orphée qui retient l’intérêt de l’écrivain : celui qui lui vaut d’être rappelé comme le parangon de l’androgynie.

En effet, celui qui était capable de repousser les limites données à la nature ne s’arrêta pas en si bon chemin et c’est aussi à l’existence humaine qu’il se donne en modèle, enviable et inaccessible :

‘ [...] l’Orphée de la mythologie est quelqu’un qui a réussi à reculer les bornes de la nature physique et humaine, et [...] le rêve d’échapper aux contraintes qui enserrent les hommes de toutes parts constitue la fin suprême de la musique et en particulier de l’opéra. Banquet, p. 44.’

Ainsi, selon Dominique Fernandez, le patron de la musique est par son histoire individuelle une définition du charme de la musique, de ce que l’on attend secrètement d’elle, de la raison profonde pour laquelle elle est nécessaire : elle abolit les limites, efface les déprimantes déterminations humaines qui font d’un homme un mâle ou une femelle, lui donnent un rôle précis, une fonction, et, le rendent mortel. La musique divertit donc de soi, permet à l’homme de s’oublier, de tendre vers la part divine d’Orphée qui était un demi-dieu, c’est-à-dire homme et dieu tout à la fois, échappant donc doublement aux contraintes, aux définitions et aux limites, échappant à la mort.

Ici, c’est en faisant aussi référence à d’autres mythes qui viennent souligner et renforcer le rôle admirable et fondateur d’Orphée, que Dominique Fernandez continue sa démonstration enthousiaste. C’est donc de façon très naturelle que l’homosexualité, en même temps que le règne des castrats à l’opéra, ou l’engouement pour des anges bisexués de l’époque baroque, se voient expliqués par une double origine mythique : Orphée et les sphères du Banquet de Platon.

‘Chez Platon, l’homosexualité existe de plein droit, elle a son fondement mythique et sacré dans les sphères originelles faites de deux hommes ou faites de deux femmes. Étoile, p. 272.

Autre catégorie de héros bisexuels : les castrats italiens du XVIIème et du XVIIIème siècles. Union des sexes dans une seule personne, voix de femmes dans un corps d’homme. Tantôt moqués comme des monstres (à cause de leur mutilation anatomique), tantôt adulés comme des dieux (parce que l’union du masculin et du féminin, lorsqu’elle revêt une parure sonore, emprunte à la musique son éclat immatériel), les castrats incarnèrent de manière à la fois sublimée et parodique le mythe de l’indifférenciation sexuelle.
Ailes, p. 14.’

Orphée n’est pas seulement un poète ou un musicien, il est « le prince de l’androgynie » et c’est à Ovide dans Les Métamorphoses qu’il doit cette consécration (quelque peu négligée d’ailleurs par les spécialistes de la mythologie), comme nous le montre Dominique Fernandez dans Le Banquet des anges :

‘En vérité, c’est en pleine harmonie avec lui-même et sans aucune contradiction qu’Orphée aime à la fois les femmes et les garçons. Un seul rôle ne lui suffirait pas : en quoi on voit qu’il est un dieu. Ni viril exclusivement ni exclusivement féminin, mais homme et femme, homme-femme. Négation, transgression de la loi qui établit des barrières strictes entre les sexes et assigne à l’homme un rôle différent de celui qu’il réserve à la femme. Banquet, p. 44.’

C’est donc en affirmant son refus d’opposer « l’inconsolable » veuf qu’est Orphée à celui qui est dépeint par Ovide que Dominique Fernandez dresse le portrait complet et fascinant du héros du premier opéra et qui fut donc, à ce titre, sollicité par Claudio Monteverdi pour veiller à la destinée de l’art lyrique. Héros ambigu (venant charmer l’univers puis chanter sa douleur en apprenant la mort d’Eurydice, puis séduisant les dieux des Enfers grâce à sa lyre, mais perdant finalement Eurydice, faute d’avoir obéi aux consignes), Orphée devient le symbole de l’opéra tout entier pour l’écrivain. En effet, il souligne et nomme « fin suprême » la présence de cette valeur et de cette grâce qui permet d’oublier son état civil dans l’opéra, et sans doute nous faut-il essayer de comprendre le sens, les résonances et les points sensibles de cette idée.

Pour cela, Porporino ou les Mystères de Naples nous offre, par l’intermédiaire d’un chapitre intitulé « Orphée », une illustration inespérée des discussions animées qui déchirent les Napolitains de cette fin de XVIIIe siècle et donc de cette fin de l’ère des castrats, non seulement au sujet de ces chanteurs mais aussi à propos de la valeur du héros mythologique : « La décision de faire l’ouverture du San Carlo avec l’Orfeo du chevalier Gluck raviva la polémique qui couvait dans Naples au sujet des castrats » (p. 335). Ainsi, à une époque où les castrats sont encore liés traditionnellement à la pratique musicale et la culture lyrique, leur existence fait-elle pourtant déjà l’objet d’une controverse dont les conséquences dépassent les limites de leur époque.

‘Orphée qui reste le modèle du héros d’opéra [...]. Entre le demi-dieu qui pouvait sans se contredire mêler aux soupirs déchirants du veuf la louange exaltée des éphèbes, et les bacchantes qui mirent son corps en lambeaux pour le punir de ne pas répondre à leurs avances, se joua comme la répétition générale du drame qui agite encore notre temps. D’un côté le principe musical, la revendication mélodieuse à rester dans l’indétermination originelle ; de l’autre côté le principe réaliste, la prétention féminine de forcer l’homme à se conduire en homme, sous peine de le détruire, par les sarcasmes, par la calomnie, par l’agression rageuse, par n’importe quel moyen d’élimination. Porp., pp. 346-7.’

Don Raimondo, au moyen de cette opposition du « principe musical » et du « principe réaliste » (laquelle correspond d’ailleurs à celle des psychanalystes des « principes de réalité et de plaisir »), résume le noeud du conflit : d’un côté, un point de vue moral qui condamne la traditions des castrats, de l’autre une défense du mythe et du rêve de chaque homme lui permettant d’imaginer qu’il peut perdre ce qui fait de lui un être borné et limité. L’éloge du castrat est lié à la volonté de voir dans la musique une nature androgynique puisqu’il dit encore : « Chaque castrat porte en lui la figure d’Orphée : demi-homme, mais demi-dieu » (p. 347), et termine avec cette prédiction d’une lucidité exemplaire, à laquelle non seulement Dominique Fernandez donnera raison mais dont il développera l’étude des conséquences dans d’autres ouvrages :

Au lieu de castrats-héros chargés par la collectivité d’incarner le rêve d’une humanité indivise, circulairement unie dans la liberté d’être tout à la fois, une sorte de castration de castration diffuse se répandra sur la terre, n’épargnant aucune des couches de la société et propageant un malaise dont je ne puis sans frémir imaginer les conséquences. Voilà, messieurs, les grands bénéfices que vous aurez gagnés quand vous serez venus à bout de l’opéra ! On ne touche pas sans dommages pour les peuples au trésor de leurs mythes...Porp., p. 350.

Ces points de suspension terminent le chapitre et semblent laisser présager le pire pour les temps futurs, mais le lecteur peut reconstituer l’époque qui suit la fin de l’ère des castrats, c’est-à-dire la perte du substitut imaginé pour maintenir en vie le rêve orphique de l’humanité, et pour cela, il lui suffit de se reporter à La Rose des Tudors ou encore à L’Étoile rose. Dans le premier, un court essai sur les maîtrises anglaises, Dominique Fernandez ouvre sa réflexion sur le drame de Rossini, qui, incapable de composer sans castrat à qui donner des rôles, se console dans l’art culinaire. Mais c’est aussi Orphée en personne qui est convoqué, comme absent et regretté, comme une perte irréparable : « Le mythe d’Orphée, à la fois patron de la musique et prince de l’androgynie, est bien oublié » (p. 12). Cette évolution est jugée comme un « appauvrissement » insupportable, une régression de l’histoire qui, supprimant la part mythique de la musique, lui confisque désormais sa fonction première de chanter le bonheur et de prétendre au bonheur :

‘Que le credo capitaliste ait réussi à imprégner jusqu’aux compositeurs d’opéra, c’est-à-dire jusqu’aux descendants d’Orphée, ce trait montre la déchéance et l’appauvrissement du siècle. Les trouvères et les Traviatas, les Tristans et les Walkyries peuvent bien chanter d’une voix sublime, ce ne sont que des voix humaines, des voix de femmes coupées du paradis, soumises à la mutilation naturelle [...]. La musique vocale, née pour reconstituer ces sphères [de Platon], et pour aucun autre but, se trouve donc en 1833 ravalée à la fonction humiliante de servir les nouveaux maîtres de l’industrie. Tudors, pp. 14-5.’

Si quelques années plus tard — dans Le Banquet des Anges, en particulier —, Dominique Fernandez modère un peu son jugement, il ne revient pas cependant sur la base de sa réflexion. Mais c’est en Angleterre qu’il trouve un réconfort et une manière de consolation dans l’institution des « maîtrises de collèges et de cathédrales, composées de mâles uniquement, all male cast, où les voix supérieures étaient confiées à des garçons de huit à quatorze ans, les voix d’altos à de jeunes adultes, à côté des ténors et des basses » (p. 17). C’est donc dans l’enfance que se trouve désormais l’expression du dernier espoir de reconquérir le droit au bonheur orphique, et dans l’enfant des maîtrises que l’on peut oublier les contraintes imposées à tout homme. Et pour combattre le soupçon de misogynie qui pourrait peser sur cette tradition chorale qui refuse la mixité, l’écrivain déclare :

‘Disons-le une bonne fois pour toutes : préférer des enfants et de jeunes garçons à des femmes n’est pas toujours, ni forcément, un choix dirigé contre les femmes. Ce serait plutôt un hommage aux femmes, que de chercher à développer chez les hommes leur voix féminine, le côté féminin de leur nature. [...] La musique chorale anglaise, depuis le XVème siècle, a pour mission d’abolir cette coupure introduite dans l’humanité par le sexe. Tudors, p. 9.’

Rêve, chimère ou mythe, ce regret de l’état primordial double et portant en lui toutes les équivoques, toutes les possibilités, inaugure cet essai en même temps qu’il apparaît comme une figure centrale et emblématique, puisqu’il révèle le sens et l’intérêt que Dominique Fernandez trouve et souligne dans la musique. Nous retrouvons d’ailleurs ces préoccupations dans un scénario, Le Voyageur enchanté, écrit en 1982 pour la télévision, où deux personnages se disputent sur le sexe de la musique, comme d’autres pleuvent se quereller sur le sexe des anges (ce que Raf et Michele font aussi, d’ailleurs) en contemplant... deux anges :

‘Raf — La musique est féminine. Regardez ces cheveux, ces mains, cette bouche, cet air éthéré. L’ange de la musique est une femme.
Michele — Non ! La musique est un combat viril, un effort vers la beauté qui demande courage et obstination, une énergie tendue sans répit vers son but. C’est ainsi que Michel-Ange l’a incarnée, dans ce lutteur aux boucles drues, au corps trapu, aux membres d’athlètes. Il ne faut nulle mollesse dans la musique, mon cher Raf ! Voyageur, p. 101.’

Ces deux jeunes personnages musiciens qui opposent ainsi les deux parts de la musique ne sont qu’au seuil de leur voyage qui prend l’allure d’une merveilleuse initiation et ils découvriront peu à peu, malgré leurs déterminations, ce qui fonde cet art selon Dominique Fernandez et le rend indispensable : sa capacité à offrir à l’homme le rêve androgynique qui précéda la coupure originelle. Le débat qui oppose les deux jeunes gens sert avant tout à introduire dans cette courte oeuvre l’avis de Clara qui tente de les réconcilier : « N’êtes-vous pas complémentaires l’un et l’autre, Michele avec son piano viril, et Raf avec son violon féminin ? » (p. 101). Mais plusieurs valeurs ne peuvent-elles pas être assignées à cet adjectif « complémentaire » ? Car, si Clara souligne ainsi les multiples visages de la musique, ne soupçonne-t-on pas aussi dans ce mot le signe même de la chute de l’homme et de la valeur désormais mythique d’Orphée ?