2) La double condamnation au plaisir

Si l’homme doit, pour éprouver le sens de son rêve orphique, admettre que, seul, il est incapable d’atteindre la divine ambiguïté mythique et qu’il lui faut l’aide d’un être « complémentaire », ne renonce-t-il pas du même coup à sa prétention individuelle à la double nature ? Non seulement pour entretenir ce rêve l’homme doit avoir recours à la médiation de la réflexion, mais il doit se résoudre à trouver dans un autre la part de féminité ou de virilité qui lui manque, admettant du même coup la limite de sa nature et le malheur de son amputation originelle, c’est-à-dire son incapacité à prétendre au bonheur.

Se référer au castrat en en regrettant la perte ou se rendre à Cambridge pour vibrer au son du chant des enfants sont donc deux mouvements qui semblent relever du même désir et de la même frustration : chercher à entretenir grâce à la musique son rêve de bonheur, sa possibilité de réunion primordiale qui n’est désormais plus présente que sous une forme mythique. Orphée dont « les Bacchantes mirent le corps en lambeaux » ne laisse avec sa disparition que le souvenir double et heureux d’une liberté et d’une grâce sans commune mesure : la quête et la conquête du bonheur contre la loi, le défi et le transgression de l’interdit. Sa disparition entraîne en effet pour le musicien l’extinction de l’espoir de pouvoir jamais intervenir sur le monde naturel et de le charmer, d’en modifier les limites : le sacrifice du demi-dieu assigne à la musique un patronage divin tout en ne lui laissant plus que la possibilité d’émouvoir et de divertir l’homme. Par la faute de la jalousie de quelques créatures féminines, ce bonheur primordial est devenu un mythe n’accordant pour son remplacement dans la réalité que le plaisir et la consolation. Mais l’origine féminine de ce châtiment forme aussi le second motif de la condamnation au plaisir. Orphée, on l’a vu avec Le Banquet des anges et avec Porporino où Dominique Fernandez se référait à Ovide, est celui qui ne s’est pas borné à une seule forme de sexualité et d’amour ; il est donc celui qui a refusé la limite sous toutes ses formes, et il est peut-être nécessaire de rappeler ici les mots d’Ovide :

‘[...] Orphée avait fui tout commerce d’amour avec les femmes, soit parce qu’il en avait souffert, soit parce qu’il avait engagé sa foi ; nombreuses celles qui eurent le chagrin de se voir repoussées. Ce fut même lui qui apprit aux peuples de la Thrace à reporter leur amour sur des enfants mâles et à cueillir les premières fleurs de ce court printemps qui précède la jeunesse. Ovide, Les Métamorphoses, X, 75-103. ’

L’homosexualité grecque a donc pour inventeur l’aède de la Thrace, qui, loin de renier Eurydice, continue à lui rester fidèle dans son éloignement, mais cela sans renoncer à l’amour et au plaisir comme le montre ce passage. Toutefois, son bonheur connaîtra une limite, qui coïncide avec celle du pouvoir de sa lyre et par conséquent de la musique : « les hurlements des bacchantes ont couvert le son de la cithare ; à la fin n’entendant plus le poète les pierres se sont teintes de sang. » (Ovide, Les Mrétamorphoses, XI, 18-44). C’est donc à cause de « femmes délirantes » que la musique perd son pouvoir magique, que l’homme perd son droit au plaisir bisexuel et qu’Orphée retrouve « sous la terre » sa compagne. Le demi-dieu laisse donc les hommes doublement désespérés à l’image de cette nature désolée, d’avoir perdu la possibilité de l’enchantement et d’être désormais contraints à chercher leur plaisir grâce à la musique et à choisir et respecter une forme de plaisir correspondant à leur identité sexuelle pour s’y conformer à jamais.

Cette double condamnation au plaisir imposée par la disparition d’Orphée trouve d’ailleurs son écho et son illustration dans le regret de Dominique Fernandez qui, d’Orphée aux sphères de Platon ou encore aux castrats, en retrouve des traces fugitives et des promesses sinon de bonheur du moins de plaisir, liant ainsi la musique à un plaisir d’un ordre non seulement physique mais sexuel.

Dans les maîtrises anglaises c’est également une tentative pour renouer avec ce mythe que décrit Dominique Fernandez, mais une tentative bien fragile et limitée par le temps. L’âge ravit aux enfants du King’s College leur droit à la conquête du bonheur par le chant et c’est en les regardant et en les écoutant que Dominique Fernandez comprend et révèle le malheur qui les guette :

‘Que se passe-t-il en lui pendant qu’il chante ? Est-ce seulement d’une foi religieuse qu’il est possédé ainsi ? Ou bien proclame-t-il son désespoir d’être désormais prisonnier d’une enveloppe charnelle trop lourde à porter ? [...] Avec la mue il a été arraché au paradis de l’enfance et précipité dans les obligations de l’âge viril. Il ne plane plus comme les trebles alignés devant lui, dans le ciel des anges. Tudors, p. 36.’

En effet, ces enfants ne s’exposent à nulle autre « castration » qu’au devoir de se soumettre aux règles biologiques : grandir et vieillir, c’est-à-dire perdre définitivement la nature indistincte de leur personnalité et leurs merveilleuses capacités vocales. C’est donc aux contraintes de la nature que s’en prend l’auteur, mais, au-delà, à la perception que l’on peut en avoir, et ici, comme il le montre, les mots ont toute leur importance :

‘Le génie incontestable des langues vient au secours de ma thèse : là où le français parle de « mue », l’anglais dit « break », le même mot qui signifie « rupture ». « Muer », c’est « to break », se casser. En France, la mue est vécue comme une mutation, comme le passage d’un stade inférieur du développement à un stade supérieur, un peu comme une fête, donc, qui marque une date importante et heureuse dans l’évolution de la personnalité. Pour le jeune garçon anglais, il s’agit bien, comme j’ai déjà eu l’occasion de le suggérer, d’une cassure, d’une catastrophe, d’une déchéance sans remède, d’une chute dans le monde affreux du temps, du sexe et de la corruption.
Tudors, p. 64.’

La cascade de tournures hyperboliques souligne le point de vue de l’auteur, qui non seulement se range aux côtés des admirateurs des maîtrises anglaises mais sous-entend ici une des raisons pour lesquelles ni une tradition chorale comparable à celle des Anglais ni a fortiori l’institution des castrats 87 n’ont pu voir le jour en France : il semble qu’au-delà des motifs moraux, des conceptions culturelles inscrites par le langage dans les mentalités aient posé comme seule préoccupation digne, celle de devenir adulte, de quitter le monde de l’enfance (tandis qu’il reste honoré en Angleterre, où les enfants restent messagers divins, tandis qu’il est chéri en Italie, où, après les castrats, l’enfant demeure l’objet de toutes les affections).

Mais ce que suggère aussi Dominique Fernandez — certes sans le souligner tout à fait, et il faudra s’interroger sur les raisons de cette discrétion —, est lié à la nature et à la fonction de ce plaisir qui pourraient bien cacher des motifs sinon inavouables du moins plus discrets :

‘La vierge, le vieillard, le jeune garçon : dans cette trilogie il manque l’homme ou la femme adultes, la maturité, la force de l’âge adulte. Doit-on penser que les Anglais, en proscrivant de leur univers musical l’âge adulte, l’âge mur, restent, selon leurs moyens, fidèles à Orphée? Ou bien, comme pour l’ingénieux Henri VI, la vierge et le vieillard ne servent-ils que de couverture à une passion exclusive ?
Tudors, p. 43. ’

Dans ce passage où l’auteur d’un essai se doit de conserver une certaine prudence, sans toutefois s’interdire d’évoquer son opinion personnelle et ce qu’il soupçonne derrière ce culte, le lecteur est frappé par la force de l’interrogation qui, si l’on connaît un peu l’oeuvre et la position de l’auteur, doit être interprétée comme une précaution oratoire. Un peu plus tôt, c’est en effet du sort du roi Édouard II qu’il est question 88, et il suffit alors de se reporter à cette page initiale du chapitre intitulé « La Rose des Tudors » pour comprendre où l’auteur veut précisément en venir : non seulement le culte ainsi rendu à l’indistinct par cette liturgie musicale est d’une admirable beauté, mais il a un sens et une justification. Dominique Fernandez voit ainsi dans cette « prédilection » une raison plus secrète et indirecte. Au-delà de l’expression d’une adoration de la part de Henry VI, cela aurait été un moyen de satisfaire un désir interdit : la pédérastie. Et pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à la fin de l’introduction de ce chapitre et du portrait du roi qui fonda ces maîtrises où le sexe disparaissait :

‘Applaudissons à la sagacité d’un tel prince : en construisant pour ses maîtrises des châsses de pierre aussi prestigieuses, et en dédiant à la Vierge leurs chants, il réussit à faire passer l’intérêt qu’il portait aux jeunes garçons pour une preuve de sa piété mariale. Tudors, p. 42.’

C’était donc afin de satisfaire des désirs bannis qu’a pu voir le jour une des plus prestigieuses traditions vocales et émouvoir au-delà des désirs pédérastiques d’un prince les rêves orphiques de nombreux amateurs, ce qui, sans porter de jugement moral sur cette attitude, confirme à nouveau le lien déjà décrit entre la musique, la sexualité et les subterfuges employés par des rois, en France comme en Grande-Bretagne, pour exalter une passion que la religion réprouve. Cependant, les enfants de Cambridge maintiennent en vie un rêve mythique dont le rayonnement dépasse désormais les intentions personnelles du fondateur : ce rêve est devenu celui de toute l’humanité, qui, désespérée de se savoir coupée en deux, se console un peu écoutant cette « divine musique » servie par des « anges ».

N’oublions pas pour autant que ces deux tentatives pour renouer avec le bonheur orphique sont également synonymes de limite pour l’homme, le liant par le seul réconfort à sa nature étriquée. Qu’en est-il d’ailleurs du sort de ces tentatives ? L’une —les castrats—, a été complètement étouffée et vaincue par la raison, et Dominique Fernandez exprime avec force regret et indignation de ce sacrifice à travers Porporino, les mémoires imaginaires du dernier castrat, livre qu’il juge comme son « premier vrai roman », soulignant ainsi toute l’importance du sujet ; l’autre — les maîtrises anglaises — reste très limitée géographiquement et désespérément assujettie aux lois de l’évolution biologique des petits chanteurs. Restent enfin les hautes-contre qui pourraient consoler de la perte des castrats, mais là, on ne peut que s’étonner de la place étroite qui leur est réservée : peu de mots dans La Rose des Tudors, une seule phrase dans L’Étoile rose (roman dont les protagonistes, David et Alain, font le voyage à Cambridge) : « Double nature et double sexe, que les hautes-contre, par un travail approprié du larynx, arrivent à maintenir dans un corps d’adulte. » (p. 218). La disproportion entre cette seule phrase et les huit pages du chapitre presque entièrement consacrées aux enfants du King’s College indique assez l’intérêt suscité par cette invention. Une raison d’ordre esthétique est avancée dans L’Opéra italien 89 où l’on peut lire :

‘Quant à l’impression voluptueuse qu’ils [les castrats] réussissaient à produire sur l’auditoire, au point que les femmes se pâmaient jusqu’à l’évanouissement, on ne saurait s’en faire la plus petite idée d’après la tessiture aigre, réduite et monotone des hautes-contre. Opéra, p.105.’

Mais ce jugement général et très ferme surprend et l’on peut se demander si Dominique Fernandez ne trouve pas un plaisir plus intense dans la fragilité des voix d’enfants menacées par la rupture, et s’il ne préfère pas le souvenir de l’infamie prestigieuse des castrats napolitains à jamais disparus aux hautes-contre. Chez ces derniers, il ne salue que le travail technique dont il paraît d’ailleurs plutôt déçu, et il refuse en tout cas de leur reconnaître toute capacité à émouvoir. La frustration reste la plus forte en emportant avec elle le rêve et la reconstitution imaginaire d’un monde perdu, d’un bonheur inaccessible, lesquels peuvent donner libre cours au romancier.

Au regard de cette brève remarque sur les capacités de l’adulte, il faut en effet se souvenir comment dans le même roman il termine le récit de la « liturgie sublime » que lui réservent les enfants, pour convenir avec assurance du parti qu’il prend au nom de son plaisir et de son émotion :

‘Plus que quatre bougies allumées, plus que trois, plus que deux. L’espoir, chimérique et impie, d’être homme et femme dans un seul corps, dans un seul coeur s’évanouissait. Plus qu’une minute. Le dernier enfant s’est penché sur la dernière bougie. Nous sommes restés immobiles, à nos places, dans l’obscurité complète et le silence profond. Le monde avait perdu sa lumière. La dalle s’était refermée sur le tombeau. Nul ange ne viendrait, le troisième jour ni jamais, en soulever la pierre. Étoile, p. 244.’

Des passages comparables se trouvent dans La Rose des Tudors, où ne manquent ni les épithètes louangeuses pour qualifier l’art des enfants anglais, ni l’émotion du souvenir quant à ces scènes où la liturgie élève leur pratique chorale au rang d’un culte rendu à la musique et à Orphée. C’est dans une visée dégagée, non pas de culture religieuse, mais de toute préoccupation chrétienne, qu’est célébrée cette volupté d’assister à ce compte à rebours, symbole et mise en scène de la disparition d’un bonheur où se mêlent l’impression délicieuse d’assister en privilégié à un instant unique et la douleur de vivre la répétition de la Chute. Mais une autre question se pose encore : si les hautes-contre ne peuvent rivaliser avec le souvenir jubilatoire laissé par les castrats, si les enfants de Cambridge ne sont qu’une trop petite consolation, portant en eux par la brièveté même du rôle qu’ils peuvent tenir une part de la misère d’Orphée, quel rôle attribuer aux femmes, aux cantatrices ? Dans Le Banquet des anges, le chapitre intitulé « Orphée » se clôt sur un débat entre Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti (compagnon de l’écrivain et talentueux photographe de ce récit de voyage), une controverse stimulante et laissée en suspens par les deux amis.

‘[F. Ferranti] — Callas descendrait donc tout droit des castrats ?
[D. F.] — Tu ne crois pas si bien dire ! Les castrats tinrent la vedette jusqu’à leur disparition, vers 1810. Il fallut alors inventer une solution de rechange. Ce fut la diva : Malibran, Pasta, Viardot, Grisi... Les monstres sacrés... Pourquoi « sacrés » ? Pourquoi ces femmes sont-elles appelées « divines » ?
[F. Ferranti ] — C’est reparti ! s’exclame-t-il. Banquet, p. 46.’

Deux questions sous-tendent cette discussion : d’une part, l’art lyrique a-t-il vraiment été fait d’une suite continue qui se devait de trouver « une solution de rechange » après « la disparition » des castrats, et d’autre part : l’opéra avec ses héroïnes et interprètes continue-t-il à servir la cause et le culte orphiques ?

C’est bien entendu autour de ces deux points que discutent les deux amis, mais au-delà, ne peut-on pas se demander si Dominique Fernandez, en voulant ainsi convaincre que la diva est un substitut du castrat, ne cherche pas en fait à se consoler de cette perte et, peut-être à légitimer au nom de ses deux idéaux esthétiques le plaisir réel qu’il peut prendre à écouter ces fameuses cantatrices ? Si l’on ne peut répondre fermement à ces questions (le dialogue servant ingénieusement à laisser toutes les solutions possibles et à maintenir en vie le sens des propos des deux interlocuteurs), on peut toujours rappeler les mots employés pour décrire l’émotion ressentie grâce à l’opéra, et qui, quelles qu’en soient les raisons, restent vifs et stimulants :

‘Écouter une voix, c’est d’abord oublier à quel sexe on appartient, puis, après ce premier et indispensable affranchissement, oublier dans quelle époque on vit, qui on est, perdre son identité, échapper au temps, à l’angoisse, à la mort, se fondre dans quelque chose de mystérieux et d’ineffable où l’individualité de chacun, qui n’est que souffrance et pauvreté, s’absorbe, se résout, s’éclaire, se transfigure.
Banquet, p. 45.’

N’est-ce pas là la définition d’un plaisir sans comparaison possible, et peut-être la description d’une fugitive sensation de paradis et de bonheur ? Les promesses de la musique et d’Orphée sont tenues de façon indiscutable par les mots de Dominique Fernandez qui ne se contente pas, comme on l’a vu, de suggérer cet art ou de disserter sur cet art, mais qui en interroge le plaisir, et remet entre les mains de ses personnages de roman ou de pièce de théâtre qui le découvrent, le pratiquent et le goûtent, non pas gratuitement mais dans des buts précis qu’il nous faudra découvrir. Tous (ou presque), en orphelins d’Orphée, ne trouvent-ils pas avec la musique une double et délicieuse condamnation au plaisir, devant renoncer à la nature androgynique et à la magie de la musique, pour n’espérer en retrouver, à l’image de leur créateur, que de brèves et fascinantes traces ?

Notes
87.

À partir de sa lecture de La Maison des Italiens (Grasset) de Patrick Barbier, Dominique Fernandez nuance un peu ses points de vue en 1999 et indique : « [...] la France, pendant deux siècles, a fait venir des castrats d’Italie, elle les a accueillis, installés, près de Paris, dans la “Maison des Italiens”, elle les a fait chanter, elle les a écoutés et admirés. Certes, ils ne sont jamais montés sur une scène d’opéra, comme en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Espagne ou jusque dans le Nouveau Monde. C’eût été trop pour les Français, toujours coincés dans leurs exigences de mesure esthétique et de décence morale, qu’une théâtrale exhibition de baroques créatures empanachées. Les castrats italiens invités en France furent confinés dans la musique religieuse, plus collective, plus discrète. Ils ne chantaient qu’à Versailles, dans la chapelle du château, la chapelle Royale, où les femmes étaient interdites. Ils y chantèrent jusqu’à la chute de la monarchie. » (Lire, n° 272, février 1999, p. 106).

Or si la France a elle aussi connu le plaisir musical créé par les castrats, ce plaisir n’a pas eu un rayonnement véritable et n’a pas pu franchir par décision politique les sphères très réservées, empêchant par là même les débordements de la passion napolitaine pour cette expression musicale : moyen de goûter et de cacher le plaisir. Les propos antérieurs de Dominique Fernandez sur la question française ne sont donc pas remis en question mais simplement révisés.

88.

Tudors, p. 42.

89.

L’Opéra italien, manuscrit inachevé d’un essai écrit en 1972 et dont nombre de développements après réécriture seront réutilisés dans Porporino.