CHAPITRE II : S’INITIER, SE PASSIONNER

1) Les premiers pas

Après avoir évoqué l’image mythique et fondatrice d’Orphée, il semble tout naturel de reparcourir le chemin emprunté par les personnages et par leur auteur en musique, en le reprenant depuis les toutes premières traces, les initiations déterminantes et génératrices de passions.

D’après l’aveu de Dominique Fernandez, c’est dans une famille où l’on n’écoutait pas de musique qu’il a grandi, et c’est donc adolescent qu’il découvre de son fait personnel la musique et que naît sa passion musicale. S’il commence à apprendre le piano pendant la guerre (le bibliothécaire de l’Abbaye de Pontigny tente de le lui enseigner en 1939, mais l’adolescent ne semble pas alors prendre goût à la musique 90), et ce n’est qu’en 1946, âgé de dix-sept ans, qu’il connaît sa première grande émotion musicale avec La Symphonie inachevée de Schubert 91, puis en 1957, à Naples, qu’il découvre l’opéra italien avec pour guides les quatre plus grandes voix de l’époque, lors d’une représentation au San Carlo de La Forza del destino.

Si l’on se reporte à l’oeuvre romanesque, on constate que les personnages des premiers romans (Henri, Jean ou John) apprécient la musique instrumentale mais qu’il n’est pas question d’opéra avant Les Enfants de Gogol où apparaît pour la première fois La Flûte enchantée. D’ailleurs, d’une façon plus générale, la musique est présente sous la forme de disques et non pas de spectacles, de représentations ; la psychologie même de ces personnages, leur ressassement égocentrique et leur narcissisme les excluent du monde, les maintiennent dans un isolement dont ils sont amoureux : partant, l’esthétique romanesque prend des allures d’un cheminement individuel dont l’espace est la chambre et la solution une clôture. À partir des Enfants de Gogol apparaît donc le sens du concert comme spectacle vivant, comme espace de plaisir où intervient le spectateur, mais c’est surtout avec Porporino que l’opéra se taille une place non seulement importante mais centrale.

Dans L’Écorce des pierres, premier roman de l’oeuvre, ce sont les quatuors de Beethoven qui introduisent la musique dans l’univers romanesque. Et si cette place n’est pas centrale, elle annonce cependant la passion musicale, son motif et sa justification, lesquels se trouvent pleinement en accord avec les rapports au monde qu’entretiennent les personnages de ce premier cycle. Le neuvième quatuor (qui est une oeuvre charnière des quatuors de Beethoven puisque le musicien y avait écrit, en marge des esquisses du final : « Ne garde plus le secret de ta surdité dans ton art 92 ») plonge Henri dans un état intermédiaire de conscience (p. 112), entre le rêve et le désespoir, il semble donner une confirmation et un écho à son malaise :

‘Comme le mouvement lent du neuvième quatuor de Beethoven, où la phrase, lourdement drapée d’accords étouffés, ne s’élève jamais tant qu’elle ne paraisse plus vraie au point le plus creux de sa chute, le chant d’amour et de mort de Lagrange ne s’éclairait de notes moins sombres que du peu qu’il fallait pour atteindre, dans la retombée de l’espoir le degré ultime de la dépossession.
Écorce, p. 148.’

Ce passage infirme ainsi la première référence à la musique où l’on pouvait lire comme une sorte de dénégation de la part du narrateur : « [...] la musique n’a aucun rapport avec l’accident bizarre qui est arrivé cinq ou six fois [...] » (p. 112). En effet, ne trouve-t-on pas dans cette description musicale un reflet de l’âme du jeune personnage qui, à son culte de l’échec, ajoute le refus de l’optimisme (« dans la retombée de l’espoir le degré ultime de la dépossession ») et une sorte d’autosatisfaction dans la déchéance obtenue, une sorte d’héroïsme ambigu qui coïncide avec ce quatuor dit « héroïque » et qui, lui-même, mêle ces deux aspects antagonistes, de la recherche de l’espoir et de la déception de cette quête ? L’Aube donne confirmation à cette interprétation : la musique n’est plus celle de Beethoven, mais celle, un peu moins sombre, de Brahms. De façon plus claire, moins confuse, on y retrouve les mêmes effets, le même rôle de la musique.

‘Je possédais quelques disques. Deux ou trois peut-être. Écoutés dans le noir avec un entêtement morose, ils me livrèrent très jeune au trouble plaisir de pleurer. La musique ! Je me méfie des enfants, des jeunes gens qui l’aiment trop. Elle comble moins leur goût pour un art qu’elle ne les dispense de se préparer à vivre. Que de fois je rentrais dans ma chambre et, couché sur mon lit, le nez enfoui dans l’oreiller, me prêtais sans défense à des larmes coupables. Aube, pp. 65-6.’

Ainsi, la musique double et prolonge l’angoisse du personnage, qui trouve en elle un droit et une licence à son malheur, et elle lui est d’autant plus précieuse qu’elle élève son ressassement au rang d’une oeuvre esthétique et parachève avec une certaine complaisance l’ambiance déprimante tissée autour de Jean. Si la musique pour Jean est l’objet, cela est lié non seulement à l’usage qui en est fait mais à la limite contre laquelle il aime s’arrêter. Elle lui permet en effet de trouver un moyen de se maintenir dans sa crise sans exiger de lui d’effort de rationalisation, sans lui donner les moyens de le faire.

Dans Les Enfants de Gogol, c’est un pianiste, Titus Athanazy, qui est placé sur le chemin d’Étienne (personnage principal et narrateur de ce roman, dont le propre père mort suicidé était violoniste) et représente de façon contradictoire, ambiguë et désespérée la pratique de la musique. Si Étienne admire Titus Athanazy et semble manifester un véritable intérêt pour la musique, les liens qui le rattachent à elle sont particulièrement ténus :

‘Curieusement, je n’aimais pas la musique : c’est qu’elle était trop liée au souvenir de mon père. Je ne voulais pas que ma mère pût soupçonner que je pensais à la valeur d’artiste de mon père. J’avais été profondément blessé de l’entendre déclarer à une amie que ma seule réaction lors de la mort de mon père avait été d’entrer en possession de son violon. (Plus tard je ne pus me mettre qu’au piano.) Écouter des disques dans ma chambre, c’eût été trop ouvertement m’enfermer avec mon père. Gogol, p. 20.’

C’est donc sous le règne de ce qu’Étienne considère comme une réponse obligée aux exigences et au comportement maternels (il lui faut refuser la part glorieuse du père, le violoniste) qu’il refuse, dans un premier temps, la musique. Mais dans un premier temps seulement car il suffit de se souvenir de la première page du roman pour constater son rôle déterminant (p. 7) et inextricablement lié à la question et à l’image du père. Enfin, dans Lettre à Dora la musique occupe un rôle plus restreint : les moments musicaux ne nous apprennent que peu de choses sur les goûts de John et ses grandes émotions ne reçoivent pas d’explications, la musique ne forme qu’un lointain écho, sans que soit mentionné le nom du compositeur ou celui de l’oeuvre :

‘La mère de Dora possédait quelques disques qui dataient de l’époque où elle jouait encore du piano : tout usés ou rayés, mais la musique en jaillissait avec une tristesse plus poignante. John se pelotonnait au fond de la bergère, les bras croisés contre sa poitrine ; Dora s’asseyait à côté sur un tabouret bas. À la fin de leur morceau préféré, qu’ils avaient remis pour la troisième fois — comme John rouvrait ses yeux où brillait une larme, elle lui demanda s’ils ne feraient pas mieux de se tutoyer. Dora, p. 140.’

Le lecteur ne peut que constater l’effet produit par cette musique sur les deux personnages : une attitude de retrait, de repli sur soi (« pelotonné », « les bras croisés »), pour John qui semble s’absenter du monde en fermant les yeux, et au contraire, un élan vers John, un besoin d’intimité et de rapprochement pour Dora. Mais jusque-là les personnages ne parlent pas de musique et la référence la plus précise est celle du disque que John offre à Dora, un « enregistrement [...] de son trio préféré de Schubert » (p. 203) et dont on retrouve la trace un peu plus loin dans le roman 93. Moyen de s’isoler, de se couper du monde, les goûts musicaux de John sont aussi un signe de distinction, une marque qui, bien qu’elle les distingue l’un de l’autre jusqu’à les opposer dans la forme de leur émotion, les met à part des autres jeunes gens.

Dans ces quatre romans du premier cycle, on peut parler bien sûr de passions ou de goûts pour la musique des personnages centraux, qui sont pour la plupart des adolescents ou de jeunes adultes, mais on n’assiste pas à leur initiation musicale : ils semblent avancer d’emblée avec la musique sans que l’on sache rien de la genèse de cette passion. Dans le second cycle qui commence, rappelons-le, avec Porporino, les initiations sont plus précisément décrites et servent en quelque sorte — en particulier dans ce roman mais aussi dans L’Amour, Dans la main de l’ange ou L’École du Sud — à révéler un milieu et, par sa façon de comprendre la musique, sa façon de vivre. La musique constitue donc un moyen privilégié de connaissance du personnage fernandezien, une mise en relief de sa représentation du monde et, au-delà, un moyen de sympathiser avec son moi le plus profond.

Notes
90.

souvenirs de Dominique Fernandez semblent flous quant à son apprentissage du piano, car s’il a longtemps dit qu’il « avait dû abandonner le piano à cause de la guerre », il déclare à présent que c’est plutôt par manque de goût de sa part qu’il n’a pas persévéré dans cette pratique. Les mémoires de sa vie qu’il est en train d’écrire apporteront peut-être une autre explication...

91.

Propos tenus par Dominique Fernandez lors de l’émission Mélomanuit, reproduits dans la chronologie que donnons en fin de volume.

92.

Citation faite par Brigitte Massin dans la notice du C.D. des Quatuors de Beethoven interprétés par le quatuor Végh, où son analyse confirme les mots du narrateur : « de larges accords aux harmonies successives, errant à la recherche de la tonalité » et, « une longue phrase un peu cahotante et au profil descendant » (Auvidis, Valois).

93.

Dora, p. 293.