2) Initiateurs et guides

Il est nécessaire de bouleverser un peu la chronologie romanesque pour en arriver à l’initiation musicale de Pier Paolo qui occupe à elle seule tout un chapitre et pose les questions multiples et centrales d’une façon nette et exemplaire. Pier Paolo, dont nous connaissons déjà le culte qu’il voue à sa mère, avoue, sinon son inculture musicale, du moins les limites de ses connaissances : « J’écoutais avec délices maman vocaliser sur de vieux airs frioulans, mais jamais je n’aurais pensé qu’une voix humaine, qui ne fût pas sa voix à elle, pût un jour me toucher. » (Ange, p. 104). Pour lui, le chant est d’abord exclusivement lié à la tendresse et à l’amour maternels, aux origines (le Frioul) et à la voix naturelle, bref à un univers de l’enfance, qui dans un dénuement de tout artifice forme un berceau de paix et de sécurité, qui l’apaise et maintient en lui le petit enfant attaché à l’univers féminin de Casarsa. Mais au contact de Wilma, jeune fille juive et véritable amie de Pier Paolo, celui-ci est non seulement initié à une autre musique, charmé par la musique mais éduqué. Cette jeune violoniste le conduit en effet hors du cocon de l’enfance et lui enseigne le langage et les contradictions musicales.

‘Wilma Kalz m’apprit à aimer la musique, et comment l’aimer. Elle me fit entendre à la radio plusieurs symphonies de Beethoven. Jusqu’alors je n’appréciais dans l’orchestre que la description des sentiments humains ou l’évocation des paysages. Rien ne me paraissait plus beau que Les Saisons de Vivaldi : réussir à suggérer par les pizzicati des violons une pluie fine et persistante d’hiver ! À traduire par d’énergiques unissons les éclairs et le tonnerre d’un orage de printemps ! Wilma souriait à mes enthousiasmes, puis, de sa voix douce et tranquille, avec une pointe charmante d’accent étranger, elle me fournissait des raisons musicales d’admirer le génie du Vénitien, m’invitant, par exemple, à reconnaître pour secondaires les effets d’harmonie imitative, alors que je devais porter mon attention sur le choix des tonalités [...]. Ange, p. 99.’

Cet extrait montre de façon exemplaire — d’où sa place en début de chapitre — comment le narrateur a effectué ses premiers pas en musique, comment il a appris à soupçonner derrière les apparences un ensemble de motifs qui lui donnent de nouvelles raisons « d’aimer la musique » et d’accroître son plaisir, d’affiner son oreille, de ne pas s’arrêter au figuralisme musical. Mais c’est également une invitation à ne pas s’avouer vaincu devant ce qu’il est convenu d’appeler la nature abstraite de la musique et de se montrer capable de ramener cette forme d’art aux types d’expression qui peuvent apparaître plus immédiats, moins insaisissables : la littérature, la peinture et le cinéma.

‘Je rougissais d’autant plus de cette bévue, que Roberto Longhi nous avait enseigné à regarder correctement la peinture. Ce n’est pas le sujet qui fait le prix d’un tableau, mais la combinaison des lignes et des couleurs. De même, insistait mon amie, la grande musique n’existe que par l’assemblage des sons. Pourquoi chercher des états d’âme dans ce qui relève du rythme et de l’harmonie ? Associe-t-on automatiquement telle couleur à tel sentiment, le rouge à une impulsion de colère, le bleu à un désir de recueillement, le vert à une nostalgie de campagne ?
Wilma me citait comme modèle de construction sonore dégagée de tout sens la Septième Symphonie de Beethoven. Mais, lorsque je la priais de me dire pourquoi, au lieu du piano plus propice, me semblait-il, aux recherches abstraites, elle avait choisi un instrument, qui, selon moi, qu’on le voulût ou non, agissait directement sur les fibres du coeur et inclinait à un spleen fiévreux, elle restait un moment interdite, puis reprenait sa démonstration de plus belle. La musique, qu’on la produise à l’orchestre, au piano ou au violon, qu’on la baptise nocturne, caprice ou barcarolle, n’exprime rien d’autre qu’elle-même, me répétait la jeune fille, avec une sombre obstination que ne nécessitaient certainement pas mes timides objections suivies de hochements de tête dociles. Elle fronçait les sourcils et regardait par terre comme si elle concentrait toutes ses forces pour venir à bout d’un dernier argument. N’importe qui à ma place aurait compris dans quelle sorte de lutte elle se débattait. Ange, pp. 99-100.’

Si Pier Paolo commet les erreurs typiques de l’amateur débutant qui essaie de voir, de traduire la musique, il entre aussi en musique avec sa propre sentimentalité, et c’est justement avec l’affectivité du petit garçon entouré de femmes, attaché à sa mère qui « vocalise », qu’il ressent la musique. Son rapport à l’art d’une façon générale, et à la musique de façon plus particulière, ne peut donc en rien être un point de vue dégagé du sens ni du sentiment, ses objections quant à la valeur des instruments le montrent bien, il lui faut, même averti des techniques d’analyse musicale, même ayant appris à « lire » la musique grâce à Wilma et à reconnaître des effets harmoniques par exemple, rattacher le plaisir musical à une expérience personnelle et individuelle, voir en celui qui crée la musique un besoin de partager un sentiment, un état d’esprit avec celui qui l’écoute. Wilma, de son côté, est également en butte au sentiment, même et surtout si elle ne veut pas le reconnaître, si elle tente par tous les moyens de démontrer la supériorité d’une interprétation musicologique rigoureuse aux dépens d’une émotion subjective.

Wilma se trouve de l’autre côté du miroir, d’une part parce qu’elle joue le rôle d’un guide et d’autre part parce qu’elle ne peut avouer la place du sentiment en musique sans avouer ses sentiments. Sa conception de la musique s’oppose non seulement à la façon dont Pier Paolo vit la musique qu’il entend, mais aussi à son identité propre : ce que Wilma lui propose dans son éducation musicale consiste en une éducation au sens propre, une voie pour quitter l’univers maternel, pour se détacher de ce monde d’affections et de sentiments, où tout s’organise en correspondances harmonieuses qui lient les sons (la voix maternelle, les cloches), les images (le village, les rives du Tagliamento) et le goût du lait crémeux, bref un paradis de l’enfance auquel Wilma s’oppose doublement en proposant la connaissance de la musique et en se proposant elle-même, en avouant son amour. Cette initiation esthétique est aussi morale et sentimentale.

Cette communion musicale, ces auditions non plus solitaires comme dans les premières oeuvres mais au contraire partagées et dont les émotions sont directement prolongées non seulement par le talent de la jeune violoniste mais aussi par les sentiments de Pier Paolo et de Wilma, démontrent ici le pouvoir de la musique qui, plus qu’un acte personnel et individuel, anime le coeur et l’esprit, pour laisser s’exprimer les désirs les plus secrets. Soumise à cette force, après avoir vraiment deviné la personnalité et l’homosexualité de Pier Paolo (aidée par L’Immoraliste que lui prête Pier Paolo), Wilma trouve dans la musique la force de livrer son âme, niant en cela des propos tenus pour occulter ses sentiments, pour dissocier le plaisir de ces longues soirées estivales et musicales du rêve d’un autre plaisir ; la musique devient messagère et même traductrice d’un sentiment : « elle empoigna le manche et joua face à la lune qui montait au-dessus des champs un arrangement lent de la sonate Les Adieux de Beethoven » (p. 101). Si l’histoire d’amour est impossible, Les Adieux de Beethoven rappelant le vibrant adieu qu’adresse Paolo à la petite Aurelia, la croyant noyée, et comprenant aussitôt qu’il prononce ces adieux au monde des femmes, l’initiation musicale de Pier Paolo reste, elle, profondément déterminée par cette amitié :

‘Depuis, il m’est impossible d’entendre une note de violon sans associer la musique de cet instrument à nos vagabondages champêtres et en particulier à cette soirée de printemps où je fus averti que je n’étais plus à l’abri des soupçons. Ange, pp. 103-4.’

Le narrateur juge avec son recul, encore attendri, une période capitale de sa formation artistique et peut ainsi considérer avec plus de clairvoyance ces instants, ces « étranges souvenirs ». Dans L’École du Sud, Porfirio baigne d’emblée dans un univers musical, non pas que la musique soit une pratique familiale (sa mère, Adeline, vivant à Paris, en eût-elle le désir, n’aurait pas eu la possibilité de lui chanter des airs), mais parce qu’elle fait partie d’une tradition populaire répandue jusqu’à Agrigente et profondément ancrée dans la culture et la coutume siciliennes. C’est d’abord avec sa tante Euloquia que Porfirio lit des livrets d’opéra afin de la divertir de son injuste réclusion :

‘De mon côté, sans pressentir à quelles conséquences pour ma destinée me porterait cette aventure, je commençai à lire les livrets avant de les passer à ma tante et à m’enticher de cette littérature, au point que bientôt, de part et d’autre du guichet, à la barbe de la gardienne sourde, nous échangions les tirades ampoulées de MM. Romani, Cammarano, Scribe, Piave, Méry, Meilhac, Sardou, Illica, Giacosa, Boïto et consorts. Éc. Sud, p. 70. ’

S’il fournit d’abord des livrets d’opéra à sa tante afin de trouver un moyen terme entre la littérature classique trop difficile (la Sicile n’est pas un pays où l’on lit naturellement) et l’incapacité dans laquelle il se trouve de contenter sa tante dans son désir d’opéra, ces livrets constituent bientôt plus qu’une consolation, qu’une simple compensation, ils permettent non seulement de déjouer le pouvoir despotique d’un mari jaloux qui interdit à sa jeune épouse toute relation avec l’extérieur mais aussi une exaltation des sentiments par l’identification d’Euloquia à ses modèles : Marie Stuart, Béatrice de Tende et Aïda. De femme bafouée, elle devient héroïne, entraînant avec elle le jeune Porfirio, qui ne se contente pas de donner la réplique mais trouve aussi dans ces figures matière à rêver, héros auxquels s’identifier.

‘Notre situation à nous deux, au quatrième étage de ce donjon sinistre, était-elle moins extraordinaire ? Ma tante, sans se le dire, devait craindre que son mari ne se livrât un jour ou l’autre à quelque voie de fait extrême, par l’épée, la corde ou le poison ; et il lui semblait merveilleux, après que nous ayons vécu plusieurs heures dans les crises et les convulsions, de pouvoir jouir tranquillement du ciel bleu par le carreau de sa lucarne et ajouter un point à son ouvrage de broderie. Comme ils nous paraissaient mesquins et insignifiants, les gens qui, se contentant de dérouler à la petite semaine le fil d’une existence routinière, ignorent la profondeur des abîmes vers lesquels roulent les natures passionnées ! Éc. Sud, p. 70.’

Découverte ou plutôt re-découverte d’un plaisir et d’une passion par la situation extrême dans laquelle est placée la tante de Porfirio, l’opéra n’est plus un loisir ni une coutume, c’est une façon de s’évader de la réalité et de survivre. L’art a ici une fonction salvatrice et cette initiation ouvre au jeune garçon les portes d’un monde insoupçonné où les grands mythes littéraires, les grandes histoires passionnelles, redessinés avec rapidité, en grossissant le trait mènent l’amateur au paroxysme de l’émotion, « dans les crises et les convulsions ». Jouant d’abord le jeu pour sa tante, simplement pour la divertir de sa prison, Porfirio entre peu à peu vraiment dans le jeu et rêve bientôt de devenir « ténor ».

À cette expérience d’une lecture passionnée des livrets d’opéra, Porfirio ajoute une directe et vivante de la musique qui ne passe pas par l’intermédiaire du disque mais qui est liée de façon originelle au personnage d’opéra, c’est-à-dire à un rôle à interpréter, à investir. Ce personnage, seul dans toute l’oeuvre de Dominique Fernandez, connaît ce parcours qui ne passe pas d’abord par la musique instrumentale mais qui recherche en premier lieu le héros et le vivant dans l’expression musicale.

‘La lecture est un plaisir solitaire, qui requiert la médiation de l’intellect et ne s’obtient qu’au prix d’un effort, alors qu’on jouit de l’opéra dans la chaleur d’une salle pleine et par les sens. Ce que nous avons entendu chanter n’existe pas, pour nous hommes du Sud. Plus qu’aucun autre de mes camarades, j’étais sensible à la beauté des voix, aux sortilèges du chant. Même si la recherche de livrets pour ma tante Euloquia, le mystère qui entourait sa réclusion dans la tour et la douceur élégiaque de la chanson du saule que je l’écoutais fredonner à travers le guichet ne m’avaient pas encouragé dans ce que je pensais être ma vocation, tout seul, à seize ans, j’eusse décidé ce que je voulais être. Éc. Sud, p. 203.’

Après avoir commencé à chanter seul sur la plage, Porfirio décide donc, non sans l’appui de ses tantes, de prendre des leçons de chant avec un vieux maître qui décevra bientôt ses rêves héroïques en lui laissant pour seul espoir un emploi de baryton. Trahi par sa voix, il a cependant terminé son initiation et se trouve habité par une passion musicale qui, enracinée dans son coeur, ne restera pas sans conséquences...

Autre roman, autre initiation musicale, moins spontanée et plus guidée : celle de Friedrich dans L’Amour. Avec lui, plusieurs questions bien différentes se posent, ce qui montre d’ailleurs à quel point l’auteur se passionne pour la musique et s’interroge au sujet de sa pratique, de son plaisir et des problèmes qui lui sont liés. Friedrich, comme Porfirio, commence par le chant, mais au lieu de leçons particulières et d’opéra, c’est dans une chorale qu’il trouve sa place :

‘Jusqu’à l’âge de quatorze ans il avait chanté dans la maîtrise de la Marienkirche. Chaque dimanche, le Kapelmeister inscrivait à l’office une cantate de Johann Sebastien Bach. Après le choeur d’entrée où les vingt-huit chanteurs unissaient leurs efforts, c’était le tour des solistes.
Am., p. 66.’

Mais, comme pour Porfirio, son espoir est déçu par les limites de sa voix et Friedrich se soumet sans opposer aucune résistance aux conseils conjugués de son père et du Dr Dankmart. Fin du rêve héroïque par l’art lyrique pour Porfirio, fin de l’incarnation d’une transcendance, d’un dialogue mystique avec Dieu pour Friedrich, ces deux personnages doivent redescendre sur la terre ferme de l’humanité ordinaire à cause de leur voix, cette rupture coïncidant avec la fin de l’adolescence, le moment de prendre des responsabilités, de faire des choix. Ainsi, Dominique Fernandez les arrache du paradis qu’ils pensaient trouver en la musique, leur constitution naturelle les conduisant ailleurs. Porfirio ne sera pas ténor, Friedrich cesse d’être l’âme qui s’adresse à Dieu.

De fait, le seul personnage principal qui soit en mesure de jouir de sa voix, de la hisser jusqu’à l’esthétique parfaite d’une liturgie religieuse ou de l’enchantement d’un opéra, quoiqu’il reste en arrière de la scène, en témoin discret et effacé, est un castrat : Porporino. À lui et à ses dons naturels sont offerts, après les leçons de don Sallusto, une éducation musicale de premier choix 94 au conservatoire de Naples, un soin particulier de la part de don Raimondo, mais au prix, il est vrai, d’une réconciliation qu’il n’a pas choisie avec le mythe orphique : sa castration.

‘Je vous ai adoré, Don Giuseppe, je vous ai détesté, je ne sais plus. Vous aviez mis fin à mon enfance, je sentais bien pourtant qu’elle commençait une seconde vie grâce à vous, qui n’aurait jamais de fin, qui serait éternelle. Jamais plus je ne serais celui qui courait après la petite Luisilla. Quel chagrin de me dire cela. Mais aussi quel soulagement, quelle joie. Être en paix profonde avec soi-même ! Sentir qu’on a rempli le plus sacré de ses engagements ! De quel engagement s’agissait-il ? De quel paix ? Que signifiait cette pensée que retournais le soir dans ma tête : Tu es entré de plain-pied dans l’enfance éternelle ? Don Raimondo, c’est vous qui m’accueillîtes par ces mots, sans daigner vous expliquer davantage. Tu es entré de plain-pied dans l’enfance éternelle, murmura-t-il, en posant sa main sur mes boucles d’un air tout rêveur.
Porp., p. 102.’

Pendant ces cinq années de formation, Porporino jouit donc au même titre que les autres sopranistes d’attentions particulières, reçoit une culture littéraire et musicale digne de lui permettre de s’illustrer au San Carlo, et de saisir toutes les difficultés musicales et ambiguïtés psychologiques des héros mythologiques du répertoire. Cette initiation n’a rien d’un choix individuel ou d’une vocation, elle est imposée à Porporino, qui se doit d’acquérir l’identité des castrats, de s’accepter castrat, pour trouver une place, avoir un destin. Alors que les initiations musicales de Porfirio ou de Friedrich leur révèlent une identité autre que celle dont ils avaient rêvé, provoquent en eux un sentiment de rupture, Porporino, lui, se trouve obligé de mettre son identité transformée, son corps mutilé, en rapport avec un mythe qui, s’il est celui d’une civilisation à laquelle il appartient, n’était pas son idéal. Chacun doit donc à travers cette initiation, essayer de s’apprivoiser et, suivant la musique comme guide, se conformer à ses exigences.

Dans tous les cas, le lecteur découvre la musique au coeur de la recherche d’identité, révélatrice d’un rêve et de la réalité, cause de déceptions et source de passions.

Notes
94.

Porp. , pp. 98-9.