Porporino et sa voix, Franz et l’orgue, Titus et son piano, Wilma et son violon, Tchaïkovski et... l’orchestre, les exemples de musiciens dans l’oeuvre de Dominique Fernandez sont non seulement assez nombreux mais souvent centraux, à commencer par Porporino lui-même.
Mais c’est avant tout au hasard que Porporino doit son don et son talent car, s’il est vrai qu’une voix se travaille, il convient de préciser qu’elle est soumise aux lois biologiques les plus intangibles, et ce n’est certainement pas la courte phrase qui ouvre le second chapitre de Porporino qui dément cette idée : « J’avais la plus belle voix de San Donato » (p. 31), ni les déceptions déjà évoquées de Friedrich ou de Porfirio devant leurs seules possibilités de barytons. Cependant, si Porfirio abandonne la pratique musicale en découvrant ses limites, Friedrich tente de se consoler en s’asseyant à l’orgue :
‘Sur les conseils du Dr Dankmart, qui le voyait féru de leurs vieux maîtres saxons, son père l’avait mis à étudier l’orgue. Encore un mécompte, lourd de conséquences. Que n’avait-il commencé un instrument à cordes ! La pureté linéaire du violon eût été bien plus appropriée à son caractère que les masses confuses de l’orgue. Peut-être serait-il resté musicien au lieu de se tourner vers les pinceaux et les crayons. Am., p. 67.’Cette réflexion, on le devine, dépasse le simple regret ou constat de mauvais aiguillage artistique, il suggère en fait qu’un instrument doit être choisi en accord avec l’âme et l’esprit de celui qui en joue, et, que, au-delà de la simple pratique, de l’apprentissage des techniques, une harmonie doit s’établir entre l’instrument et le musicien. Et, soulignant cette idée, lui donnant plus d’importance encore :
‘S’il avait pu, sans renoncer à son goût de la rigueur plastique et du détail fini, utiliser le violon comme une résonance de son âme, il aurait gardé en lui-même une place plus importante au rêve, au désir sans objet, à la tristesse indéfinissable. Comme à l’époque où, aux offices dominicaux de la Marienkirche, les voix de sopranos, dans le silence coloré de l’église, s’envolaient en chandelles et en volutes aussi légères et impalpables que les petits morceaux de verre rouges et bleus scintillant à la rosace du vitrail. Am., p. 67.’La poésie et la beauté indéniables de ce passage ne doivent pas en occulter le sens : l’erreur quant au choix de l’instrument ne provoque pas seulement une frustration mais borne la personnalité de Friedrich. La musique n’est pas seulement consolatrice ou révélatrice : elle aurait dû être pour Friedrich — si le violon lui avait été donné à la place de l’orgue — le moyen de s’octroyer un supplément d’âme, de s’accorder par le violon ce que sa nature et son éducation ne pouvaient lui offrir, l’indistinct, « le rêve » et le « désir sans objet », c’est-à-dire les moyens par l’art de lutter contre l’angoisse et le besoin de posséder 95, d’équilibrer des forces intérieures. Faute d’avoir trouvé un moyen à sa portée de se réfugier dans le rêve, il doit, « impuissant à estomper sa vie dans une poussière dorée d’harmoniques » (p. 67), s’attacher à la qualité finie de chaque chose, continuer à opposer chimères et réalité, dessin et peinture, amour et possession.
Au contraire, Franz a trouvé dans l’orgue la pleine mesure de son âme, et c’est en le voyant et en l’écoutant à la console que Friedrich comprend sa propre incapacité à tutoyer le divin, l’inutilité de persévérer dans cette voie. Friedrich ne peut s’adresser à Dieu ni par l’orgue ni par la voix (ni ténor, ni basse mais simple baryton) et devra donc se contenter de s’adresser aux hommes : « Sa bouche formerait des mots, non des sons. Elle serait l’organe de l’analyse, du raisonnement, de la parole, non du chant et de la musique. » (p. 67). Le double avertissement musical donne le sens non seulement de sa destinée artistique mais aussi de son cheminement moral et sentimental, la musique est déjà le premier jalon de l’initiation. Friedrich ne pourra pas suivre Franz, ni à l’orgue ni dans l’existence : il n’est pas capable de se frotter à « la démesure » ou à « l’abîme ».
‘Quand Friedrich eut rejoint Franz sur la console, à peine s’il reconnut le jeune garçon. Il planait, son esprit n’était plus ici-bas, la musique l’avait enveloppé de ses ailes comme un ange et transporté bien loin dans une région inconnue. Dépossédé de lui-même, il se livrait à la joie pure de celui qui n’est plus borné à son être. Impuissant à le suivre, Friedrich se sentit lié à la terre. Le grondement de orgues, la démesure de leur chant l’avaient brisé. Ni sa tête ni son corps n’étaient assez résistants pour supporter un tel ébranlement physiologique. Il fut long à s’en remettre. Le spectacle familier des sept clochers de Lübeck, vus du pont, rétablit l’ordre dans son organisme bouleversé. Am., p. 65. ’Franz ne dessine pas une mélodie avec son orgue, il déchaîne les éléments, la métaphore filée de l’orage, de la tempête, montre bien qu’il établit un rapport inquiétant et fascinant avec l’univers, que la musique n’est plus pour lui, comme elle l’est pour Friedrich, contenue dans un rapport simple (une ligne, le violon), mais dans une multitude ; le singulier omniprésent dans l’analyse liée au violon est remplacé par les pluriels (les orgues) qui envahissent la description du jeu de Franz à la console de l’instrument, comme pour mieux montrer l’impénétrable et la mystérieuse dimension dans laquelle se trouve l’organiste interprétant la Toccata en ré mineur de Bach. Se manifeste ici une différence capitale entre les deux jeunes gens, mais la musique préside pourtant à leur rencontre amoureuse, elle les réunit autant qu’elle les sépare, d’abord parce que le premier renonce à la pratique de la musique pour celle de la peinture, sans bien sûr renoncer au plaisir musical, et ensuite parce que la musique, tel un fil rouge, à travers La Flûte enchantée ou la réparation de l’orgue à Rome, établit un dialogue complexe, riche et révélateur entre les deux personnages. Enfin, comme on l’a vu, l’instrument est déjà un reflet et une expression de l’âme du personnage, une représentation éloquente de son esprit.
Outre sa fonction révélatrice, l’instrument revêt un rôle symbolique. Le violon, au-delà de l’exemple de Wilma, représente la douleur, les souffrances de tout un peuple opprimé et toujours remis au ban de la société. Indépendamment de la fonction précise qui lui est assignée par les différents violonistes de son oeuvre, Dominique Fernandez en fait un instrument emblématique :
‘On dit que le violon resta longtemps méprisé. Jusqu’à la fin du Moyen Âge on le jugeait bruyant, aigre et tout juste bon à faire danser dans les tavernes. Gagne-pain des ménestrels et des saltimbanques. Sans les tziganes ni les juifs, peut-être ne serait-il jamais venu à l’honneur. Facile à accorder et à transporter, les peuples proscrits l’adoptèrent. Instrument de la diaspora et de l’errance, il clame dans ses longues phrases aux sinuosités élégiaques l’éternelle plainte des fugitifs et des exilés. Ange, p. 104. ’Histoire rapide et dessinée à grands traits de l’instrument : il faut bien sûr reconnaître l’ancêtre du violon, le rebec, dans cette analyse de Pier Paolo, qui oublie peut-être un peu vite que le violon a été mis à l’honneur en France dès la fin du Moyen Âge... Sa subjectivité ne fait en tout cas que renforcer le sens de son point de vue : il veut montrer non seulement quelle est la vraie valeur pour lui de l’instrument mais, au-delà, en faire une pièce de sa démonstration. La musique qui lui parle doit, coûte que coûte, même au prix de certaines inexactitudes historiques, conserver un caractère foncièrement individuel, il ne saurait se satisfaire d’un art qui ne s’adresserait pas d’abord à ses angoisses et à ses fantasmes. Pier Paolo veut donc voir dans le violon de Wilma l’expression de la douleur du peuple juif ou tzigane opprimé, la complainte des parias, qui, frères dans leur exil, trouvent, par la musique et la voix du violon, le moyen d’une communion, l’exaltation de leurs sentiments.
Raf, « jeune Américain d’origine italienne », par la grâce de la fiction, rencontre Vivaldi à Venise et enrichit encore le sens même de son instrument, le violon, tout en le reliant à une civilisation, à l’histoire d’un peuple :
‘— Oui, l’art du violon est proprement italien. Sans doute le sens naturel de l’harmonie des lignes, le goût du beau dessin mélodique, l’amour du fondu enchaîné plus enveloppant, plus enjôleur que le son discontinu du piano ont poussé votre peuple à choisir l’instrument qui se trouve le plus proche de la voix humaine par son lyrisme effusif et le plus proche du coeur humain par sa sentimentalité élégiaque.Plus que l’expression de la tristesse et de la douleur, c’est la capacité du violon à réconforter à rassurer, à bercer qui est ici soulignée, mais aussi à exprimer les sentiments du « coeur humain », et ce, qu’il s’agisse de la gaieté de Vivaldi ou de la plainte d’une race persécutée. Moins abstrait que le piano, qualifié ici de « discontinu », plus proche de la sensibilité humaine que l’orgue qui inquiète Friedrich à cause des mystérieuses relations de l’ordre de « l’impalpable », du « dramatique » et du divin que l’on doit entretenir avec lui, le violon semble rester à l’échelle des émotions humaines et se faire l’écho de celles-ci ; de plus, il correspond à une représentation précise de la sensualité : Raf qui plaidait d’abord pour la féminité de la musique, montre ici une valeur presque maternelle du violon, de telle sorte que, une fois de plus, le plaisir musical nous ramène, bien au-delà des questions strictement esthétiques, à lier art, désir, morale et politique.
Bien différentes apparaissent les préoccupations de Porfirio par rapport à celles que nous venons de rencontrer, car c’est moins de jouer d’un instrument, que de tenir un rôle dans un opéra qu’il rêve, c’est la tradition héroïque qui le séduit.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que Franz joue d’un instrument que l’on ne possède pas, particularité qui s’inscrit encore dans sa logique de dépouillement, comme si tout lui était prêté.