4) L’éloquente passion de l’opéra

Porfirio, on l’a vu, doit renoncer à devenir ténor, ses capacités vocales ne faisant de lui qu’un baryton. Il faut peut-être ici se demander pourquoi un personnage qui aime la musique, et l’opéra au point de connaître et de lire les livrets, qui a pu grâce à elle sauver de la folie une tante, renonce si vite à la pratiquer. Il apparaît en fait que la passion de Porfirio a des raisons précises qui semblent moins liées à la musique elle-même qu’aux sentiments qu’elle éveille en lui, et cela non point de façon abstraite mais au contraire très immédiate et vivante, à la vue des interprètes et des ténors célèbres, ou de leur légende. Ainsi, la culture « littéraire » de Porfirio a pour base le livret d’opéra, et dans les tragédies trouve des motifs bien différents de ceux de Constance :

‘Tu me croyais acquis au monde raide, austère de Corneille, quand Polyeucte, Pauline n’avaient de charme à mes yeux qu’enjolivés de vocalises et de fioritures ; paladins de la morale, pour toi ; pour moi, emblèmes du plus délicieux des plaisirs ; exemples, pour toi, de la raison et du courage ; n’exerçant leur séduction sur moi que par la profusion des ornements superflus dont la musique les empanache. Éc. Sud, p. 203.’

La musique d’opéra, est-il besoin de le dire encore, représente avant tout pour Porfirio une volupté totale, vécue avec les autres dans l’espace plein de vie du théâtre, et c’est pour tout ce qui est ajouté à la tragédie, tout ce qui divertit de la tragédie, qu’il aime et prête attention à l’histoire qui lui est contée. Même avec sa tante Euloquia, c’est encore le souvenir des airs, le souvenir de la musique, qui guide et soutient l’exercice difficile de la lecture. C’est donc en rêvant de devenir un de ces héros, capable de mettre en mouvement tout un choeur, de faire se lever toute une foule suspendue à la virtuosité vocale, que Porfirio poursuit trois années durant des efforts et des exercices quotidiens.

‘Je serai ténor ! Le rôle des amants, des rebelles, de ceux qui se consument dans une passion ou pourfendent l’injustice, est toujours confié à des ténors, dont la voix claire et longue symbolise la première jeunesse de l’homme, la pureté du coeur propre à cet âge, la loyauté, la générosité et le désintéressement. Roméo ou don José, Alfredo de La Traviata, Rodolfo de La Bohème ou Cavaradossi de Tosca, je partirais à la conquête des notes aiguës qui, projetées d’une voix pleine et vibrante dans le théâtre subjugué, expriment la fougue amoureuse, la soif de liberté, le dévouement à la patrie. Quelle patrie, pour moi ? J’aurais été bien en peine de le dire. Mais j’avais observé que les ténors, lorsqu’ils s’abandonnent au seul sentiment de l’amour, s’en tiennent au registre du médium : nostalgiques effusions, suavité du chant legato ; pour les arracher au confort moral de l’intimisme, pour les décider au saut héroïque qui les hisse jusqu’au si bémol 3, à défaut du do de Duprez, but suprême et quasiment inaccessible, il leur faut l’aiguillon d’une grande cause à défendre, patrie à sauver, tyrannie à combattre, jeune fille en esclavage à délivrer. Gonfler la poitrine, prendre un son élevé, le remplir de lumière et de chaleur, et, lorsqu’il est complètement épanoui, le décocher dans la salle, où il fuse en étincelles multicolores, telle serait, me disais-je, ma contribution au progrès moral et social de l’humanité. Éc. Sud., pp. 203-4. ’

Porfirio n’est pas séduit ni attiré par n’importe quel rôle, seuls les plus brillants l’intéressent, ceux qui nécessitent une virtuosité et dont le destin peut rejaillir sur l’interprète. Être regardé, écouté, admiré, devenir une gloire sur les scènes et au-delà, telle est la volonté de Porfirio et plus encore que briller, jouer un rôle pour sa patrie. Le désir patriotique reste certes confus, mais la velléité musicale est profondément liée à cette fonction. Il s’agit bien pour Porfirio de devenir un sauveur, de réunir tous les attributs moraux, esthétiques et politiques d’un homme qui soulève les foules par ses qualités, par son héroïsme. Le dessein est un peu naïf, un peu adolescent aussi, mais le désir est bien une soif d’honnêteté et de célébrité. La musique et l’opéra deviennent donc les vecteurs d’un espoir de salut, les lieux où peuvent s’éprouver le courage et la vaillance. Or l’identification de Porfirio a les défauts mêmes de ses modèles, taillés tout d’une pièce, trop entiers pour ne pas laisser en arrière la réalité. Et cette épreuve sans pitié attend naturellement le jeune homme dans sa violence, qui apprend de son maître qu’il n’aura pas à l’opéra les rôles dont il rêve, qu’il n’est qu’un baryton. Devenir ténor devient alors la question de toute sa jeune vie, comme s’il s’agissait pour lui de rattraper cette occasion volée.

L’identification aux héros d’opéra, la révélation offerte par ces modèles donnent encore des situations romanesques plus inattendues. La même ferveur, la même exaltation animent Roman dans Une fleur de jasmin à l’oreille qui retrouve dans le sort de la Traviata sa vie d’homosexuel, sa condition maudite, qui lit dans ce destin tragique sa propre existence :

‘Leur première sortie avait été pour La Traviata. Roman raffolait de cet opéra où sa condition, celle des frères de sa race, avait inspiré de si poignantes mélodies, sous le voile transparent des malheurs d’une courtisane. Sortis de la route, fourvoyés, dévoyés, misérablement traviati sans espoir ni pardon, n’était-ce pas ainsi qu’on les voyait depuis deux cents ans ? Tout ce qui déchire Violetta, l’appel et la crainte de l’amour, l’envie de rester libre et disponible pour le plaisir là où il peut se présenter, la peur de se fixer sur quelqu’un malgré l’aspiration vers l’être unique, étaient aussi les sentiments que Roman avait longtemps éprouvés. Fleur, p. 39.’

Ce passage placé en ouverture du troisième chapitre montre bien comment le personnage s’identifie, non plus à un héros mais à une héroïne, et y trouve des analogies avec sa propre histoire, des repères secourables pour celui qui se sent sans culture de référence. Roman, contrairement à Porfirio, ne se limite pas à l’opéra en matière de musique, même si cet extrait expose les bases de cette passion nécessaire et vitale, puisqu’on peut aussi lire : « La Traviata tendait à Roman le seul miroir où il pût se regarder : s’étonnera-t-on qu’il songeât quelquefois à la mort ? » (p. 45).

La musique est donc quelquefois un refuge complaisant qui entretient une image déprimante, mais aussi une stimulation qui comporte ses dangers par les excès dans lesquels elle peut entraîner les personnages. Toutefois, avec ou sans initiateur, les premiers pas se font dans un univers qui semble devenir indispensable aux personnages : refuge et plaisir, référence et divertissement. D’ailleurs on peut désormais remarquer que plus on avance dans l’oeuvre de Dominique Fernandez, plus la musique tient une place importante et paraît indissociable de cet univers.