CHAPITRE III : LE MUSICIEN

1) Dionysos, origine tragique de la musique

Titus Athanazy et, dans une autre mesure, Franz, bien qu’ils paraissent assez dissemblables, montrent tous deux le danger de la musique désirée comme un idéal sans limite, le péril de celui qui se rêve à l’égal d’un dieu.

Les narrateurs de ces deux romans attirent l’attention du lecteur sur l’aspect divin de la figure de ces deux personnages. Ainsi, Les Enfants de Gogol s’ouvre directement sur cette déclaration : « Athanazy était vraiment un dieu pour moi, qui s’avançait, comme tous les dieux, caché » (p. 8), tandis que Friedrich lance à Franz : « Tu n’es pas le Christ pour prétendre être aimé dans un entier dépouillement de tout ce qui pourrait frapper les sens » (p. 271). Ces deux remarques, soulignant la qualité mystérieuse et intrigante de ces deux musiciens, ont aussi pour intérêt de montrer quelle est la vision du monde d’un musicien, de faire se demander si la musique n’écarte pas, par son abstraction obligée, l’homme de la vie, si elle ne développe pas chez lui des prétentions mystiques ou des préoccupations spirituelles d’une portée divine.

Dans Les Enfants de Gogol, une image est attachée d’un bout à l’autre à la personnalité de Titus Athanazy, celle de Dionysos. Ce dieu ambigu, fascinant et inquiétant apparaît d’abord sous la forme d’un masque 96 :

‘Pour l’instant, je revois le masque dans le fond du plateau, le contraste entre la bouche rieuse qui annonce le renouvellement des prodiges et les trous vides des orbites dispensateurs de nuit et de néant. J’avais noté deux nouveaux détails : à droite et à gauche du masque, dans le bas, deux motifs à échelle réduite, également sculptés en ronde bosse : d’un côté une panoplie d’instruments de musique, flûtes, tambours, chalumeaux et cymbales, de l’autre côté un faon égorgé et dépecé à moitié. [...] Ici encore, l’artiste avait suggéré la double nature de l’essence dionysiaque, l’alternance de la félicité suprême et de la folie meurtrière, de l’extase et de l’horreur, de la fécondité créatrice et de la destruction sauvage. Gogol, p. 53.’

Exprimant peut-être le paradoxe de toute vie humaine, les instincts ou pulsions antagonistes de tout homme, la figure déchirée de Dionysos correspond de façon exemplaire à celle de Titus Athanazy, et dans le roman ce plateau revêt un rôle d’emblème et de symbole d’une façon plus générale, puisqu’il sert de point de départ à l’interrogation polyphonique sur le père, par son sens mais aussi parce qu’il recueille les cartes que Stéphane reçoit de son père. Figure aux conséquences multiples et contraires semblant signaler un danger, il est cependant avant tout la représentation esthétique du drame et de la lutte intérieure de Titus.

‘Titus vivait le paradoxe de toute création musicale avec une profondeur insoupçonnée. Pouvait-on désigner dans toute l’histoire humaine une seule période où l’art d’organiser les sons n’avait pas été une violation de l’essence dionysiaque ? Dès qu’on se mettait à écrire sur une portée, même un orage « romantique », on obtenait quoi ? Une violence endiguée, une violence instituée. En fin de compte, pour Titus, la musique, la vraie, n’était pas autre chose qu’un mythe, un cadeau divin absolument gratuit, puisque nul ne pouvait s’en servir. Gogol, p. 93.’

La souffrance de Titus qui se convainc que toute tentative de création est vaine, est aussi de se souvenir précisément du mythe de Dionysos et de rêver de pouvoir un jour, au prix même de sa vie, renouer avec lui. Mythe double et dangereux, et qui, à l’inverse de mythe orphique, ne promet plus le plaisir ou la consolation par la musique mais sanctionne toute tentative d’une nullité et d’un échec obligés. Cependant, le masque de Dionysos exprime aussi la volonté d’un équilibre, d’une égale répartition des forces de vie et de destruction, et c’est en ce point précis que tout le caractère pathétique du mythe apparaît pour Titus, dont la douleur est de devoir lutter contre des instincts contraires et qui ne font pas jeu égal : il ne peut s’empêcher de donner l’avantage à son attirance pour l’échec et à la pensée de l’inutilité de son combat.

‘ Je trouvais peut-être étonnant que lui Titus, avec ces idées, aimât plus que tout autre un Mozart, un Schubert, souvent banals, toujours modestes ? Au vrai, pleinement conséquent avec lui-même, il devrait renoncer à jouer. On ne pouvait pas commettre d’erreur plus grande que de mimer le dionysiaque.
Gogol, p. 93.’

En effet, « pleinement conséquent avec ses idées », Titus ne l’est pas, et d’une façon comparable, avec celles d’Étienne ou de Stéphane, il est défini par son inconséquence qui fait de lui un personnage fascinant, incapable de choisir pendant une bonne partie du roman entre l’abandon total et la lutte, entre la fascination du dionysiaque et la pratique de l’apollinien, continuant à travailler quoique convaincu que cela ne sert pas son rêve. Mais ce n’est là, en fait, qu’une partie de son problème quant à la musique et à la création, l’autre, lié à la question du père, étant tout aussi révélateur de l’esprit du personnage et apparaissant d’ailleurs dès la première page du roman. Étienne y livre ces réflexions paradoxales sur la déception provoquée par un concert de Titus Athanazy :

‘En effet, il manquait quelque chose à Athanazy, et la suite a donné raison, si l’on veut, aux perplexités d’une partie de la critique. Mais que lui manquait-il, sinon ce qui le grandissait démesurément à mes yeux ? Pourquoi aimait-il décevoir ? Ce n’était pas la banale modestie, certes, ni le goût de se faire rare, ni la peur d’affronter les foules, qui l’empêchaient de jouer plus souvent, de s’assurer la place qu’il méritait, la première. [...] Il me paraissait victime de quelque interdiction mystérieuse, qui l’arrêtait devant le succès : et pour moi, quoi de plus fascinant ? La contre-performance de Pleyel, si elle consterna ses admirateurs, me remplit d’une exaltation presque mystique. Gogol, p. 7.’

Personnage détenant quelque mystère, Titus éveille la curiosité d’Étienne qui ne peut, évidemment, que chercher à percer à jour la raison de cette étonnante « contre-performance ». Dès cette première page, les mots essentiels sont lâchés et n’attendent que la lucidité et la qualité d’analyse du narrateur pour recevoir leur explication : « succès », « interdiction mystérieuse », « aim[er] décevoir ». Les réponses, nous les trouverons peu à peu, tout au long du roman, à mesure que, sous forme de dialogues entre Étienne et Titus, ce dernier livre ses points de vue et avis sur la musique et plus précisément sur les créateurs, en commençant d’ailleurs par celui qu’il préfère, Schubert, à propos de l’anecdote de La Truite : « Une supercherie à rebours. Il passait au milieu des gens, enchanté d’avoir l’air philistin. » (p. 91). Titus se reconnaît en Schubert, il voit en lui une sorte de double de sa propre personnalité : cette volonté de passer pour un raté, un homme incapable de réussir, cet acharnement à travailler tout en dissimulant son talent, de façon à être et à rester seul, détenteur d’un secret insoutenable pour le reste de l’humanité. Cette attitude explique une des raisons pour lesquelles ses spectacles sont « ternes », mais une raison seulement, car l’autre explication nous est fournie cent soixante-dix pages plus loin, non pas par l’intermédiaire de Schubert mais par celle de Stockhausen cette fois.

‘Avec Stockhausen, tout a changé. Aucun son, aucun accord, aucune ébauche d’organisation ne revient deux fois de suite. La musique devient une succession d’instants présents. Sa dimension n’est plus le passé mais le présent. Stockhausen nous interdit de nous rappeler ce que nous venons d’entendre et nous enlève l’espoir que nous le ré-entendrons, car il s’arrange pour que ce que nous entendons soit toujours radicalement nouveau, sans référence, sans allusion à aucun des passages précédents. Gogol, p. 260.’

Titus oppose le plaisir musical à cette révolution opérée par Stockhausen, entreprise inhumaine qui nie le rapport de la musique avec le temps, avec la vie. Le lexique de la privation montre le désarroi de Titus face à cette nouveauté. « En vérité on n’écoutait pas, on réécoutait : tout le plaisir consistait à revenir en arrière. » (p. 260). Titus n’admet la vertu voluptueuse et rassurante de la musique que pour mieux montrer dans quelle impasse il se trouve en qualité de pianiste : musicien, il est amené à donner des concerts, à faire vivre la musique au présent et pourtant il reste attaché non seulement au passé le plus reculé de la musique (Dionysos) mais à des formes musicales passées qui s’opposent pour lui à la musique de son époque, qui, sans l’apaiser, ne lui permettent pas d’exorciser ses démons intérieurs. Or, cette définition de l’individu dans son rattachement à l’histoire a d’autres sources que des raisons purement musicales, elle puise en fait sa justification dans son histoire personnelle. On saisit donc pourquoi ses disques sont « d’une beauté si merveilleuse », tandis que ses concerts sont décevants. Il s’agit là d’une répétition de son drame personnel, car si le disque restitue toujours fidèlement une image, le concert est au contraire un moment unique, un instant qui ne se répète pas et qui lui fait revivre sa double tragédie : fils sans père et homme sans fils.

‘« Le beau-père, on ne peut le rattacher à aucune image primordiale. Il n’y a pas eu de première fois et il ne pourra jamais y en avoir. Donc, tout est inutile. Sotte engeance que celle des beaux-pères... » [...] Stockhausen, hé ! hé ! c’est de la musique de beau-père ! On ne peut pas la retrouver !
Je le regardai d’un air passablement ahuri. Il s’efforça de me rassurer.
— Je n’ai aucun grief, sachez-le, aucun sujet de me plaindre contre personne, comprenez-vous ? Moi aussi j’ai eu un beau-père. C’était un homme remarquable. Il avait joué un rôle important dans la révolution hongroise. Contraint à s’exiler, il vint en France. Il rencontra ma mère, veuve d’un premier mariage, et s’occupa de moi comme si j’étais son propre fils. Je n’ai jamais connu mon père. Il est mort avant ma naissance. Mon beau-père, qui vivait difficilement depuis qu’il avait quitté son pays, tint néanmoins à m’acheter lui-même mon premier piano. Il me fit donner des leçons, m’encouragea de toutes les manières. Pendant la guerre, les Allemands le retrouvèrent et l’envoyèrent dans un camp, où il mourut. J’étais en vacances au moment de son arrestation. J’appris la nouvelle par ma mère. Eh bien ! dans la lettre que je lui écrivis le lendemain (j’écrivais une fois par semaine), j’oubliai tout simplement de commenter l’événement. Ni alors ni plus tard [...]. Ce n’était ni insensibilité, ni ingratitude, ni difficulté de communiquer... Je ne pensais plus à lui ! Il avait disparu, comme s’il n’avait jamais existé... [...] Oui, il avait eu toutes les qualités, sauf celle d’avoir été avant d’être. Faute de pouvoir le reconnaître, je n’avais pu que l’estimer... distraitement... Il n’y avait pas eu de première fois.
Gogol, pp. 262-3.’

Titus en tant qu’homme et en tant que musicien vit donc deux fois le même drame : il doit se résigner deux fois à l’incapacité de satisfaire sa quête, de combler jamais son désir. Et la musique se fait l’écho de cette souffrance, car si Stockhausen lui est insupportable, la musique dispensatrice d’un plaisir ne lui permet pas non plus de s’exprimer, de livrer son identité. Le masque grimaçant de Dionysos réduit à sa merci tous ceux qui tentent de lui échapper, les hommes (Étienne, Stéphane et Titus) reviennent sans cesse à lui, retournent toujours vers cette énigme insoluble qui lie pour leur désespoir la question de la paternité97 à celle du besoin de vivre et de créer. Désir de père, désir d’être père et quête de la musique dionysiaque sont ici étroitement liés dans cette recherche vaine de « l’image primordiale », expression qui contraint le musicien à la passivité, l’homme à l’ironie et conduit finalement 98 Titus au suicide.

Le cas de Franz, organiste, présente quelques points communs avec celui de Titus ; toutefois, quatorze ans séparent les deux romans dans l’oeuvre de Dominique Fernandez, et le contexte historique en est très différent, puisque des années 1970 des Enfants de Gogol on passe au début du dix-neuvième siècle avec L’Amour. Mais il n’est pas incongru de rapprocher ces deux univers car les personnages sont confrontés à des forces comparables, à des questions musicales semblables. Franz, comme Titus, est détenteur d’un secret, d’un mystère, mais celui-ci semble tenir à sa présence physique, ou plutôt à son absence charnelle au monde, comme le montre son entrée dans le roman :

‘[...] il paraissait aussi frais et dispos que s’il n’avait pas, en douze jours, parcouru plus de trois cents milles. Ses mains, son visage, son cou étaient blancs et propres. Même la poussière de la route ne s’était pas attachée à la toile de ses brodequins. Il semblait avoir survolé les montagnes du Harz, les plaines de Hesse et de Westphalie, plutôt que cheminé sous le soleil de juillet.
Am., p. 62.’

À cette particularité frappante, il faut en ajouter deux autres : lors des retrouvailles à Vienne99 des deux amis, Friedrich s’étonne du « sursaut de croissance » et de l’étonnante insensibilité à la chaleur de Franz. D’emblée Franz se présente avec des signes qui le séparent et le distinguent des autres hommes : nous avons affaire à un être particulier qui ne semble pas obéir aux mêmes principes naturels que le reste de l’humanité. Cependant, cette différence première n’est pas liée à un drame de l’existence comme chez Titus, mais à une grâce qui lui permet de « survoler » le monde et qui inspire ces mots au narrateur : « Il s’avançait dans le monde, se disait Friedrich plein d’admiration, avec l’immunité que l’on prête aux anges. » (p. 93). De même, à l’orgue, Franz se métamorphose, devient méconnaissable :

‘Ses mains, lui, il les promenait au-dessus des claviers qu’elles effleuraient à peine. Ses poignets allaient et venaient pour leur compte, comme s’ils n’obéissaient plus à sa volonté, mais à une aveugle énergie vagabonde. Ses doigts inertes flottaient à la surface des touches, auxquelles ils transmettaient l’impulsion moins par un contact distinct que par quelque fluide impalpable.
Am., p. 64.’

Franz semble détenir un pouvoir magique et inquiétant, un don hors du commun que des expressions telles que « aveugle énergie vagabonde » ou « fluide impalpable » mettent en valeur ; elles laissent entendre que ce personnage évolue dans un autre ordre, que son art lui permet d’en explorer les profondeurs tout en l’écartant du monde concret et fini dans lequel se débat Friedrich. Ce dernier se rassure d’ailleurs provisoirement en pensant que, « avant d’être organiste, Franz était facteur d’orgues [...]. Sur chaque morceau de bois il aurait pu mettre le nom de l’arbre dans lequel on l’avait taillé. Contrepartie concrète et rassurante de ce cataclysme sonore » (p. 65). Mais cette pensée réconfortante est vite remise en question, car Friedrich ne tarde pas à prendre conscience des rapports mythiques que Franz entretient avec la nature. De même que le corps de Franz perd peu à peu toute qualité concrète, des liens spirituels et mystiques s’établissent entre lui et le monde végétal :

‘De bon matin, le jeune homme sortait dans le cloître et, s’asseyant sur la margelle du puits, tournait son visage alternativement vers le soleil et vers la nappe d’eau souterraine. Il allait ensuite prendre au pied d’un des orangers une poignée de terre et attendait, debout près de l’arbre, que la première brise agitât les feuilles.
Friedrich le surprit ainsi, le visage tendu et anxieux tant que le vent tarda à souffler, puis rasséréné à peine les branches eurent commencé à frémir. [...] Il fermait les yeux et remuait avec précaution les doigts comme si au lieu de serrer un peu de croûte terrestre, il pétrissait du limon préexistants à la Genèse.
Am., p. 329.

Franz cherche à entretenir un rapport sacré avec la nature, à établir avec ses différents règnes une union, une fusion qui le mette à l’unisson d’une harmonie primordiale, qui le place au coeur du paradis. Ce rite matinal qui intervient dans le roman après le symbolique et nouveau baptême des sept jeunes gens, révèle et annonce toutes les caractéristiques de la recherche spirituelle de Franz. Sa quête, en effet, n’est pas celle de l’art, de l’amour humain ni de l’identité mais celle d’une fusion totale avec l’univers et les éléments, d’une empathie transcendante avec les forces cosmiques et terrestres. Ainsi, Franz montrera enfin à Friedrich par son plongeon dans le lac Nemi le danger de la transgression des règles et de la reddition aux désirs, mais cela en allant jusqu’au bout de sa quête. Avertissement autant qu’ultime preuve d’amour, ce geste mortel lui permet de réaliser son rêve et d’atteindre le mythe jusque-là contemplé, sans se trahir ni trahir son ami.

Facteur d’orgues ou organiste, Franz reste un, alliant à l’abstraction musicale la fascination de la nature, le mystère à la contemplation, le détachement du monde des hommes à la pénétration dans celui du mythe.

Certes les mythes de Franz et de Titus ne sont pas identiques, ceux du premier ne sont pas définitivement nommés ni identifiés mais seulement liés à la Création, tandis que ceux de Titus sont de nature dionysiaque ; cependant tous deux ne partagent-ils pas les mêmes abîmes d’abstraction, et des idéaux qui les mènent pareillement à la mort, et cela avec pour point commun le fait d’être musiciens ?

Notes
96.

Voir aussi Gogol, pp. 41-2.

97.

Dans son exploration de la question du père, Dominique Fernandez, comme nous l’avons déjà montré (Chapitre IV de la Première partie), procède par touches successives. Ici, par exemple, les problèmes liés à la place du beau-père sont exposés par Titus, ce qui mène le lecteur pour reconstituer l’idée de famille selon l’auteur à tenter d’assembler une véritable mosaïque entièrement déterminée par le père absent. Le titre même du roman, Les Enfants de Gogol, témoigne de cette volonté de mettre de l’ordre dans les questions de paternité et aussi de brouiller les pistes.

98.

Gogol, p. 296.

99.

Am., pp. 88-9.