2) Insaisissable volupté... inquiétante extase

La musique semble prédisposer l’homme à se retrancher hors du monde ou peut-être, au contraire, en révèle-t-elle le désir... Toutefois, Friedrich exprime avec clarté son avis sur la musique et définit de façon exemplaire les qualités nécessaires au musicien et les principes qui fondent la musique :

‘La musique n’a pas d’être en soi. Elle n’est pas, elle n’occupe pas un lieu défini et ne dispose pas en permanence de la totalité de ses éléments.
Où est la musique ? Où la trouver ? Où la saisir ? Elle n’est jamais nulle part. Elle n’est que dans la mémoire que j’en ai ou dans mon espoir de la réentendre. Pour cette raison je n’aurais pas pu être musicien. J’ai besoin de savoir que l’objet sur lequel je travaille existe dans la plénitude de son être.
Am., p. 209.’

La crainte et l’angoisse de perdre ce qui n’est pas présent, ce qui reste insaisissable, ce que l’on ne peut pas toucher ou prendre, sont provoqués par la musique elle-même mais aussi par l’exemple de Franz qui la sert et en est le digne représentant. Friedrich prend conscience de son incapacité à s’accommoder de l’abstrait, de son propre caractère angoissé qui exige de lui la possession de ce qu’il aime, la possibilité à tout moment d’en considérer les détails. Autant, il est satisfait par la peinture parce qu’elle lui restitue une réalité qu’il peut toujours retrouver — « un objet fixe, continu, invariable, dont la subsistance est une invitation permanente à revenir vers lui pour en reprendre l’examen » (pp. 209-10) —, autant la musique le tourmente par son refus d’accorder des preuves de sa présence. Or, comme Titus, Friedrich s’interroge sur l’évolution de la musique et là encore une tentation dionysiaque est décelée, mise en valeur par le jeune homme qui redoute de se voir exclu du plaisir musical de son temps.

‘Cependant, que réserve à leur génération la musique, si différente aujourd’hui de ce qu’elle était il y a dix ans ? Avec Mozart, avec Gluck, avec Haydn, on pouvait croire définitivement abandonnée ce qu’il appelle la façon tumultueuse et abyssale d’assembler les accords. Comme ils sont transparents, ces trois compositeurs, quelle évidence dans la plus complexe de leurs oeuvres ! On dirait qu’ils peignent ou qu’ils sculptent leurs phrases, dont chacune garde son profil distinct. Le lumineux Apollon guide leur plume, non Dionysos le tourmenté. Mais voici que le nouveau siècle les récuse. On les juge démodés, superficiels, « galants » ; on veut de l’agité, du sombre, du torrentiel. Beethoven par-ci, Beethoven par-là, la jeunesse ne jure plus que par ce nom. [...]
Franz a-t-il entendu les dernières oeuvres de Beethoven ? La Symphonie en ut mineur ? L’ouverture de Coriolan ? Elles viennent de paraître chez Breitkopf et Härtel. Friedrich s’est aussitôt procuré les partitions ? Comme il aimerait se tromper ! Quelque chose lui dit que, avec cet auteur, l’idéal apollinien de la musique est mort et enterré. Ces formes si nettes, si claires, que Mozart et Haydn ont affinées avec tant d’élégance, il les dilue dans le fracas de son orchestre. La coupe si bien tranchée en trois mouvements, allegro, andante, allegro, qui satisfaisait au besoin d’ordre et d’eurythmie du jeune homme, la distinguera-t-il seulement dans ce débordement de lave bouillonnante ?
Franz se plaint plus que personne, parmi les compositeurs modernes, n’écrive pour son instrument. Y a-t-il lieu de s’en étonner ? L’effet que produisait l’orgue — cet ébranlement de tout l’être, cette dépossession de soi-même, ce sacrifice de sa propre identité — c’est l’orchestre qui s’en charge aujourd’hui, avec la multiplication des pupitres, le renforcement des cuivres, le brassage assourdissant des timbres chauffés jusqu’à l’incandescence. L’orchestre, désormais tout-puissant, fait jouer les ressorts de la peur, de l’effroi, de la terreur, de la souffrance. Friedrich, partagé entre le désir de se laisser emporter au pays du grandiose, de l’incommensurable, et la pente de son caractère à garder le contrôle de ses émotions, redoute la sombre énergie amoncelée dans cette masse en fusion.
Am., pp. 68-9.’

La métaphore filée du volcan pour désigner la puissance dévastatrice de la musique annonce aussi la fin de Franz. Or Friedrich, qui se croit romantique, commence à prendre la mesure de cette force qui prive l’individu de sa sérénité pour le plonger dans des sentiments excessifs. La musique joue ici le rôle d’un révélateur, en analysant ses goûts musicaux, Friedrich prend la mesure de ce qu’il est, de ses limites. Le rapprochement entre l’orgue et la musique romantique montre bien quelles sont les incapacités du jeune homme, qui ne saurait évoluer dans ce nouvel ordre, attaché comme il est au classicisme, à des formes fixes, à une beauté calme et rigoureuse. Sa révolution personnelle n’a pas sa place dans la panique instituée par les héritiers de Dionysos, mais dans une philosophie amoureuse héritée en droite ligne d’Orphée, la beauté apollinienne, l’amour platonicien. Bien plus qu’un rapport à l’art, c’est un rapport au monde et au temps qui est ici décrit, et une interrogation qui résume le malheur de la condition humaine.

Friedrich a besoin de sentir, de toucher, de comprendre et de définir, tandis que Franz accède à l’extase et dialogue avec le néant. La forme d’expression artistique, on le comprend, ne tient pas du hasard mais est en pleine relation avec l’esprit des personnages. En allant plus loin, on peut même se demander si la trahison naturelle que subit Friedrich et qui fait de lui un baryton n’est pas salutaire, si elle ne le tire pas d’une méprise, en lui livrant un premier indice sur sa vraie personnalité.

En effet, Franz, et, dans une autre mesure, Feliciano ou Titus sont contraints, par leur nature et par leur art qui les définissent mieux sans doute que tout discours, à la dépossession et à l’extase, à une existence flottante, « aléatoire » et sans attaches véritables avec le monde ordinaire. Le musicien côtoie et ouvre des mondes invisibles qui échappent à l’esprit humain, son rapport au monde est inquiétant et périlleux, situé entre l’oeuvre écrite sur la partition, mais qui n’existe que grâce à l’interprétation, et le monde qui menace son abstraction.

Anges flottant sur le monde (Feliciano et Franz), ou homme rêvant d’un réconciliation avec le mythe, si les événements de leur vie sont différents, leur fin est identique (une mort prématurée dont les raisons restent obscures, à mi-chemin du compréhensible, de la folie et du mythe) et leurs rapports au monde ambigus, comme détachés de la réalité vivante du commun des mortels.