3) Les compositeurs

Les questions qui se posent aux interprètes, aux musiciens, sont pathétiques puisqu’elles placent l’homme, quelle que soit son époque, dans une impasse, l’amenant à s’interroger sur son rôle et sa place dans le monde et l’histoire musicale, le contraignant à définir avec précision sa fonction, son identité et leur conformité avec la conception qu’ils se font de la mission de la musique. Or, la place du compositeur n’est guère plus confortable : si, hors de l’univers enluminé du théâtre, il semble protégé du monde, il lui faut pourtant s’avancer à visage découvert pour présenter ses créations. Vivaldi, Beethoven, Rossini, Cimarosa et Tchaïkovski sont ceux qui montrent les souffrances et les plaisirs de la création musicale. Créer n’est pas toujours une lutte contre soi et contre le monde mais parfois une manière gaie et insouciante d’aborder le monde, comme le montre le jeune Cimarosa, créateur d’opéras au temps des castrats :

‘Les castrats avaient droit à des oeufs, à du poulet, à du vin. Cimarosa me suppliait de lui mettre de côté un morceau de blanc ou un doigt de vin. J’apportais mes provisions en cachette, mais lui les étalait sur son lit, au milieu des partitions qui volaient dans les courants d’air. Il mangeait et buvait sans se gêner. Il continuait à écrire en mangeant. Un jour qu’il cherchait l’encrier, il vit qu’il fallait pour l’atteindre se pencher vers le pied du lit. Je lui avais gardé une part de flan. Il trempa sa plume dans la sauce caramel, poissa toute sa feuille mais l’air fut terminé sans qu’il ait eu décollé son dos des coussins.
Porp., p. 99.’

Nonchalant, désinvolte, avide de vivre et de goûter à tous les plaisirs, Cimarosa incarne le don et le génie musicaux sans rigueur pesante et sérieuse, la discipline angoissée. Conscient de sa « paresse », il prend la vie comme un jeu et son travail comme un exercice sans accepter de lui sacrifier une partie de son existence. Il est un représentant à part entière de l’esprit napolitain selon Dominique Fernandez, de ce refus de la torture du travail pour une gloire incertaine, du gâchis d’une qualité et d’un don par goût de la vie et d’une ironie cinglante prompte à transformer la critique en un hommage inattendu :

‘— Mimmo, tu es bien trop paresseux pour réussir à faire un seul opéra !
— J’en ferai quarante, justement parce que je suis paresseux. Et je les écrirai très vite, pour m’en débarrasser.
Porp., p. 111.’

Cette expression « se débarrasser » de son travail, c’est-à-dire accomplir le plus rapidement possible la tâche exigée, est très révélatrice du caractère de Cimarosa, de même que l’anecdote de son « intermède comique », Livietta et Tracollo 100, montre comment le laxisme trouve sa grâce dans le génie et fait oublier toutes les facilités auxquelles cède le compositeur trop doué. Une autre attitude, où se dégagent aussi la décontraction et le bonheur de vivre, la primauté donnée au plaisir, est d’ailleurs comparable à celle-ci à travers les personnages de Vivaldi ou de Puccini dans Le Voyageur enchanté. Le second, présenté comme « rentrant de chasse », offre d’emblée un vif démenti aux préjugés qui voudraient qu’un compositeur expose toujours son âme dans ses oeuvres :

‘— [...] Mais quoi, vous avez l’air surpris, mes amis ? Parce que dans mes opéras on se consume dans les tortures de l’amour, parce qu’ils sont traversés d’une longue et unique plainte qui rend un son funèbre, vous vous attendiez à trouver un compositeur mélancolique, exsangue, aux joues creuses et au regard hanté... Eh bien non ! Giaccomo Puccini, mademoiselle, messieurs, est un homme qui adore la vie.
Voyageur, p. 107.’

Aimer la vie, se déclarer heureux de vivre sans honte du ridicule ni fausse pudeur, voilà un discours susceptible d’étonner et dont on retrouve des traits dans les propos de Vivaldi. Lui non plus ne joue pas le rôle du compositeur souffrant qui subit les affres de la création comme une maladie, mais au contraire se vante de la facilité de son travail et revendique le bonheur de créer :

‘[...] Les mouettes, la lagune, le profil des clochers, tout m’inspire. Je veux rendre la transparence d’un matin d’avril ? Hop ! je supprime les violoncelles et les contrebasses. (Adagio du Printemps des Quatre Saisons.) J’ai envie de peindre le sommeil des vendangeurs après les copieuses libations ? Hop ! je place des sourdines sur les violons. (Adagio de l’automne.)
Voyageur, p. 116.’

On est bien loin ici du portrait de Beethoven, tout semble aisé, naturel, fruit du plaisir de vivre et de travailler, et non pas d’une lutte livrée contre soi, contre le monde, tendue par des complexes et des angoisses pathétiques. L’originalité révolutionnaire de Beethoven s’oppose donc à ce génie libre qui ne condamne pas ses instincts mais se laisse aller à tout moment agréable pour en saisir le sens et l’exprimer par son art. Nulle naïveté, nulle mièvrerie chez Vivaldi mais une simple honnêteté qui lui permet d’échapper à la théorie ou aux scrupules, de rester lui-même, homme et créateur, sans désunion. Vivaldi conçoit son rôle simplement : il est le compositeur de la nature, il recrée le bonheur et la gaieté naturelles dans ses oeuvres, sans avoir besoin pour cela de se déguiser en grand prêtre de la musique ni de poser à l’artiste. Cependant la répartition entre le bonheur et le tourment est-elle égale, et les compositeurs, dans l’oeuvre de Dominique Fernandez, ne semblent-ils pas avancer avec moins d’ambiguïtés que les musiciens seulement interprètes ?

À titre d’exemple, n’est-il pas intéressant de noter la disproportion entre la place laissée au bonheur mystérieux de Bach 101, et celle qui est accordée au visage tourmenté et complexe de Beethoven 102, tel que le dépeint d’ailleurs Friedrich après sa rencontre.

‘ Si Beethoven acceptait plus souvent de glorifier l’univers, au lieu de se dresser contre lui et de le défier avec l’orgueil du démiurge, il n’aurait pas à subir, dans les batailles du cabinet d’aisance, les représailles de ses intestins. Comme elle se venge la nature offensée !
Am., p. 116.’

‘« Les familles heureuses se ressemblent toutes »’ : on peut trouver cette citation d’Anna Karénine de Tolstoï dans Porfirio et Constance, en ouverture de chapitre, et de même on pourrait dire que le bonheur des Cimarosa, Vivaldi et Puccini se ressemblent tous, ont tous la même histoire, sont finalement sans histoire, tandis que les crises des créateurs qui ne sont pas doués pour la vie, de ceux qui rencontrent des difficultés et des handicaps majeurs à vivre et à travailler, constituent des cas romanesques intéressants, fournissent la matière du portrait et de l’analyse parce que leurs excès et leurs crises sont des manifestations spectaculaires qui annoncent les tortures révélées par leur art. Autrement dit il y a, pour Dominique Fernandez, d’une part les compositeurs heureux dont l’oeuvre est la seule histoire, mais dont les exemples sont réconfortants et encourageants, et les autres...

On ne s’étonne pas de trouver tant de pages consacrées à un Beethoven génialement déchiré ou à un Mozart dont la joie de vivre ressemble à une ruse et a pour rançon la soumission au père, un roman entier sur la fin de Tchaïkovski... et seulement quelques pages de temps à autre consacrées à des compositeurs italiens : le romancier fait des choix, même si l’homme qu’il est aime profondément la musique de la joie de vivre, la manière italienne.

Tchaïkovski, interrogé à l’occasion d’une conférence de presse donnée pour présenter sa sixième symphonie au public, précise sa conception de la création, les conditions indispensables, selon lui, à la composition et la matière de son oeuvre :

‘On croit d’habitude que, plus un sentiment est spontané, plus il trouve facilement son expression artistique. C’est le contraire qui est vrai. Ne nous fions jamais à l’instinct pour écrire le moindre vers ou la moindre ligne de musique. Ce qui est beau dans notre coeur a besoin de circuler à travers les alambics et de subir des transformations compliquées avant de s’exprimer sous une forme adéquate. Tout le monde, à un moment ou à un autre, est tombé amoureux. Le dieu Éros, comme dit Pouchkine, n’épargne personne. S’il suffisait, pour être poète ou musicien, de transcrire sur une feuille l’enthousiasme le désespoir, la folie qui nous soulève dès les premières atteintes de la puberté, les forêts de la planète ne fourniraient pas assez de pâte à papier. L’amour nous surprend, nous saisit, nous violente, nous dévaste. Cependant, pour être capables de rendre la dixième partie des ravages qu’il exerce dans notre coeur, nous devons nous en remettre, non à l’élan de notre sensibilité, mais aux artifices de la science, une science longue et aride. Tel est, à mon avis, un des paradoxes fondamentaux de la création artistique. [...]
Quant à moi, tous mes efforts ont tendu à acquérir assez de science pour traduire avec la force convenable cet emportement des sens de l’âme, ce ravissement atroce, cette souffrance qu’on ne voudrait contre tout l’or du monde... Trib., p. 238. ’

La facilité pour Tchaïkovski consisterait donc à choisir, comme Moussorgski, un sujet aussi éloigné que possible de sa vraie nature pour éviter le piège du sentimentalisme ou du prosaïsme. Mais le compositeur conçoit en fait son travail musical comme une lutte non pas contre la nature, comme Beethoven, mais contre la tentation humaine d’éluder les difficultés, d’éviter les obstacles, aux antipodes donc de l’expérience de Cimarosa et de la vie napolitaine : de là, son refus de suivre son frère dans un paradis qui s’oppose à sa conception même du travail. Tout le monde semble ainsi se tromper sur Tchaïkovski, les critiques croyant que « celui qui apportait dans ses bagages une importante symphonie appelée à faire date ne pouvait qu’être un homme heureux » (p. 224), et son propre frère qui, pensant proposer un salut à Piotr Illitch en l’invitant à Naples, ne fait qu’accroître ses soupçons.

‘Il ose ajouter, le malheureux, que j’écrirais plus « commodément », avec plus de « facilité », dans cette atmosphère de « vacances ». Autant de mots qui me hérissent... Ah ! s’il savait combien celui de « vacances », en particulier, m’est antipathique ! Du latin vacuus, vide. Écrire désoccupé ! Personne ne comprend donc qu’un environnement trop agréable coupe les ailes à l’imagination ! Il faut se sentir étouffé par l’angoisse pour arracher de soi quelque chose qui vaille la peine d’être dit. « Vacances » n’est un idéal que pour une tête creuse... Je bénis le sort de m’avoir fait naître dans un pays sans agrément, sous un climat hostile, où le ciel bas et gris, opprimant couvercle, concentre les idées qui se dissoudraient dans l’azur...
Car je vous ne cache pas, ajouta-t-il après un soupir, que je suis homme aussi. Cèderais-je à la faiblesse d’accepter l’offre de mon frère, l’instinct du bonheur reprendrait le dessus. Le soleil... La baie de Naples... La beauté de la nature... Une beauté toute faite, donnée... Non, quand je vois sur le timbre la belle Parthénope à tête de femme et à corps de poisson, j’hésite à décacheter l’enveloppe. Le chant de cette sirène est trop captivant, y succomber serait renoncer à mon oeuvre. Je dois me boucher les oreilles comme Ulysse, si je veux garder l’illusion que mes pauvres notes ont une chance de rivaliser avec la musique de la mer...
Trib., p. 220.’

Pour Tchaïkovski, le bonheur est un état incompatible avec le travail et la beauté, il s’arrache, s’obtient au prix d’une âpre lutte contre soi-même, dans la rigueur du travail, dans l’austérité de la retraite. L’opposition entre le bonheur et l’oeuvre est à elle seule le résumé de la formule artistique de Tchaïkovski : rien ne peut être donné impunément ni dans l’art ni dans la vie, le travail créateur du compositeur consiste bien à « arracher de soi quelque chose », mot qui montre le combat et la douleur ; il y a là, comme dans la sculpture, un rapport offensif envers soi-même, mais cette première lutte livrée, il lui faut encore mener d’autres campagnes pour parvenir à contourner la facilité de l’expression. Son identité, celle-là même qu’il doit dissimuler, « enveloppé d’une longue cape [...], coiffé d’un chapeau noir » (p. 262), apparaît comme un aiguillon supplémentaire à sa création : c’est précisément parce qu’il doit masquer la nature de son inspiration qu’un défi supplémentaire pimente son travail, qu’il ne peut envisager de faire son oeuvre au pays du bonheur et de la liberté.

Il appartient donc au clan des créateurs qui trouvent plus d’intérêt dans une lutte contre eux-mêmes, qui tâchent de remonter une pente, quitte à en mourir, plutôt que de se laisser aller à la facilité. Sa nature le pousse à ne pas se contenter d’une réalité à reproduire, comme Vivaldi, mais de transposer, de traduire dans un code, une quête amoureuse dans laquelle tout individu se retrouve pourtant.

Le plaisir du compositeur consiste en cette capacité à partager avec l’humanité tout entière des émotions quels que soient les sentiments qui les ont dictées, fruit d’un travail non de travestissement, comme le croit d’abord le narrateur, mais de recréation. Or, si nous avons d’abord opposé Tchaïkovski à Cimarosa, dans leur façon de travailler (pour résumer, le compositeur debout, tendu, et le compositeur couché, alangui), on peut aussi à présent opposer Tchaïkovski à Vivaldi, dans leur inspiration : le premier se méfie du laisser-aller, refuse l’abandon à soi et au monde, a besoin de suggérer, d’inventer, alors que le second n’écrit que par instinct, par plaisir, parce que content de ce qu’il voit autour de lui, il veut le faire partager aux autres.

Notes
100.

Porp., pp. 310-2.

101.

Am., pp. 61-2.

102.

Ibid., pp. 108-19.